7 février 2011 1 07 /02 /février /2011 07:00

Evropa-recens-deferipta.jpg

 

 

Bleu sur bleu dans l'atelier.

 

Le sympathique journaliste de la radio belge est littéralement émerveillé par la profusion de cartes anciennes que je viens de dérouler sur la grande table.

 

- Celle-ci n'est en rien un mutus liber. Les contours géographiques de l'Europe sont nettement dessinés, l'organisation des états récemment constitués saute aux yeux, mais ce qui m'intéresse, ce sont précisément les zones non cartographiées qui attirent mon regard. Il s'en trouve une grande quantité à la fin du XVIIème siècle, qui sont, pour moi, comme autant de blancs psychiques. Regardez à l'Est, regardez à l'Ouest, c'est frappant. La carte n'existe pas encore, elle ne va pas tarder à venir. Les territoires dans leur réalité subtile, c'est une autre affaire. Le cartographe anonyme de cette œuvre, car c'en est une, a-t-il rêvé d'une quelconque harmonie humaine, si j'ose ce vocable, en exécutant cette projection de notre vieux continent que vous avez sous les yeux ? Trois siècles plus tard, on peut se poser la question. Pour ce qui est de l'harmonie, cette aspiration que je qualifierais d'idéaliste, l'Europe, d'un point de vue transculturel, s'en est passablement éloignée. La véritable culture est aujourd'hui complètement négligée, voire empêchée. Le constat psychologique, sociologique, et même psycho-social !, a été fait cent, mille, dix mille fois.

 

- Au cours de votre existence, vous avez beaucoup voyagé. Mais, à vous lire, c'est vers l'Europe que vous revenez souvent. Vous insistez sur notre appartenance à un héritage culturel européen diversifié et très riche.

 

- Oui, mais, vu le contexte global et les contextes qui sentent le renfermé, j'essaie de mettre en valeur certains aspects de cet héritage avec le sens des nuances et pas mal de discernement ! Je viens, en effet, d'ici, pour aller vite. Et parlant de l'Europe, ses avenues comme ses marges, je décris aussi mon propre parcours existentiel. Une sorte de psychocosmogramme qui, plongeant dans les archives continentales, éclaire a posteriori le sens de tout mon travail, de tout ce qui m'attire depuis l'enfance, depuis, en fait, que je sais marcher et lire, et qu'il m'arrive de partager en affinités électives, par exemple oralement, avec un certain public. Ce qui m'intéresse, c'est le passage. Le matin, je peux me trouver en Norvège et le soir en Italie. Dans la réalité de l'extrême concentration spatiale et temporelle, je note une foultitude de détails géographiques, culturels, des épiphanies, des bribes de conversations, des expressions parfois symptomatiques d'un état de choses particulier, autant d'éléments apparemment disparates mais qui obéissent à une logique souterraine et à une cohérence intime que rend ensuite visibles, pour partie, l'écriture. Tout ceci, le grand réel européen, retient mon attention, une attention flottante, comme dit Freud, ce qui pourrait passer pour un paradoxe parlant d'intensité de vie, mais une attention, c'est-à-dire une sensibilité constante -et, pour mon bonheur, jamais défaillante.

 

- D'où, par exemple, pour capter ce qui se manifeste, la quantité impressionnante de carnets à proximité du stylo et des feuilles ?

 

- Oui, bien sûr, je puise en permanence dans cette armada pacifique des éléments, au sens chimique, voire alchimique, très divers en vue d'essais, de notes, de poèmes, de conférences, de blogs ultérieurs, composés, dans ce lieu ou ailleurs, sans composition trop évidente !

 

(...)

 

- En écrivant et en parcourant le continent européen comme vous le faites, vous continuez sans relâche à élargir votre horizon...

 

- Bon, vous savez bien que l'on écrit d'abord, et peut-être dans certains cas exclusivement, pour soi. La publication est une deuxième et décisive étape, sans parler de la réception. Nous avons déjà évoqué cette dimension complexe du travail intellectuel à notre époque. Je veux parler du travail qui a une véritable valeur. J'élargis, et c'est le sens, la direction des travaux en cours, autant que je le peux, mon champ des possibles avec beaucoup d'aller et retours. Je reviens de plus en plus vers le continent européen, en retrouvailles migratoires pour ainsi dire. Je ne l'ai jamais quitté, car je n'ai pas fini d'en faire le tour. En élargissant le propos, j'ai un besoin vital et très ancien de savoir que j'ai des espaces inconnus en moi.

 

(...)

 

- Ce que je vous dis là ce matin est très certainement lié dans mon esprit à une visée, disons, euro-encyclopédique. Encyclopédie, voici un mot cardinal pour le fil de notre entretien, ne trouvez-vous pas ?

6 février 2011 7 06 /02 /février /2011 07:00

Liège, Bastogne, Liège.  

 

Le train fait un détour dans la campagne et c'est parfait. Lecture à voix haute, seul, dans le compartiment.

         

 

À une raison
 

     Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
     Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
     Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne: le nouvel amour !
     "Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps", te chantent ces enfants. "Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux", on t'en prie.
     Arrivée de toujours, tu t'en iras partout.

 

(Arthur Rimbaud, Illuminations, 1873)

 

 

Dépôt du temps, percée de l'azur, nouveau départ.  

 

 

2 février 2011 3 02 /02 /février /2011 07:00

Hugues_de_Saint-Victor_redige_le_Didascalicon_-_Parchemin-png

 

 

Nusquam ne igitur sapientia est ? Immo vero inter ipsos fuit : sed nemo vidit.


 

Blanc-bleu à l'approche de Bruxelles.

 

Le train qui m'entraîne une fois nouvelle en Belgica est bondé. Des hommes, des femmes, des affaires pour les deux sexes, mais chacun de son côté, homologie passablement ubuesque de la situation politique locale. Et quand ces humains ne sont pas à leurs affaires (journaux du matin, laptops dernier cri, cours de la bourse, phynance, phynance !), ils, voglio dire, elles surtout, sont plongés dans des romans anglo-saxons de l'épaisseur d'un double millefeuille. Anesthésiques sans ordonnance. Toujours les mêmes histoires périmées dans la précipitation plumitive mercantile. Que peut-il donc bien se passer à l'intérieur de ces cerveaux tassés les uns contre les autres ?

 

Un coin tranquille près de la fenêtre. Je donne une conférence dans quelques minutes. On a les plaisirs qu'on peut. Je vais évoquer la vie intellectuelle au Moyen Âge européen. Insister sur la lectio spiritualis, l'art de lire, et, sans doute aussi, lier Hugues, le maître parisien de l'abbaye de Saint Victor, à Ezra Pound que je manquerai pas de faire revivre devant l'auditoire, maintenant que j'y pense.

 

Si j'avais su, philosophia practica, devant tant de misère humaine, j'aurais, pour les distribuer comme des pains de saveur, rempli mon sac de marin avec le maximum d'exemplaires de l'ABC of Reading (1934), oui, par charité bien ordonnée.

 

Décidément, il me faut tout faire. 

30 janvier 2011 7 30 /01 /janvier /2011 07:00

celine_3-photos-culture-livres-celine-louis-ferdinand-louis.jpg

 

«J'ai une réputation solidement établie d'ordure, il faut qu'elle me serve.»


 

Brume dans les têtes. Vitesse bloquée de l'intelligence.

 

Que Louis Ferdinand Auguste Destouches, autrement dit Louis-Ferdinand Céline, ait, entre autres textes stratégiquement polémiques (qui invitent au débat), écrit Bagatelles pour un massacre dans le temps de la dévastation en route (1937), est indéniable. Si, par exemple, l'on est Juif ou enfant de parents déportés ou humaniste ou les trois à la fois, ce pamphlet, coup de gueule en stridences, rend, ad vitam aeternam, un son abject. Le procès de l'homme qui, souvent, a entraîné, sous l'empire des petits juges bien intentionnés, l'inquisition de l'œuvre, a été fait en long, en large et en travers depuis 1945.

 

Que les prises de position politique, la misanthropie (apparente - il faut désormais un regard critique) et l'antisémitisme de l'auteur du Voyage au bout de la nuit servent ces jours-ci de prétexte pour écarter l'œuvre de Céline d'une quelconque reconnaissance institutionnelle fait frémir. Tout est mis sur le même plan, guère étonnant dans le brouillage globalisé actuel, tout ça très français-centré, très mesquin, très provincial...

 

Moralité : une nouvelle chape de plomb tombe, les textes sont, derechef, in fine, mis à l'index, et, à ce train-là, plus personne ne saura, ne voudra les lire.

 

Une fois de plus, la messe est spectaculairement dite pour toutes les bonnes (mauvaises) raisons du monde.

 

Céline en était conscient (l'œuvre entière - et il y a de quoi faire -, reste à lire par une écoute tant avisée que cultivée) : son antisémitisme est une somptueuse connerie (au sens premier), il le savait, il y est allé franco, des passages entiers sont immondes, mais...Mais, pour qui sait lire, c'est l'état général d'une certaine forme de civilisation que vise Céline. Voici qui, pour les bonnes âmes, demeure  impardonnable. En expert du diagnostic hautement démystificateur, la romance de Céline, géniale radioscopie au scalpel, dit avec crudité, humour et courage l'envers du décor humain : c'est évident pour les textes avant 1939 (le Voyage, Mort à crédit, Mea Culpa), encore plus explicite pour les textes après 1945 (Casse-pipe, D'un château l'autre, Nord, Rigodon).

 

Censure de Céline ? Vous voulez rigoler. Rarement, au XXe siècle, un auteur (celui qui accroît votre sensation de la vie) a cette force d'acuité percussive. Céline la partage avec Marcel Proust et James Joyce. Et aussi avec Franz Kafka et Antonin Artaud. C'est dire...

 

Quand le jour s'obscurcit, il m'arrive de relire les Entretiens avec le Professeur Y. Je pense ne pas être le seul à rire ouvertement en tournant les pages : quelques lignes et, hop !, à nouveau en selle.

 

Je ne peux oublier que Céline était médecin des pauvres. Je le vois encore, Meudon dernière station, au milieu de ses animaux, mille vies en une seule dans ses yeux.

26 janvier 2011 3 26 /01 /janvier /2011 07:00

382px-Balise_cardinale.jpg

 

Trois heures du matin. Lune bleutée à l'aplomb du studio.

 

J'allume un cigare de Saint-Domingue. Douceur, rondeur, élégance des feuilles brunes en fourreau nocturne pour mon palais.

 

Dans la pièce principale, partout le long des murs des lucioles électroniques en vert, jaune et rouge aident le navire tanguant que je suis à ne pas s'échouer sur un banc de livres ou un îlot de statues indonésiennes.

 

J'aime ces heures du jour en renaissance quand tout alentour est encore en creux. Bilan des heures d'avant, curiosité pour les heures d'après. Traces de parfum dans l'air, signe vérifiable d'une présence féminine, des feuillets, là, dans l'angle de la table, ma géométrie qui se déploie, une pochette de disque près de la cheminée, Bach, les Variations Goldberg dans l'interprétation de Glenn Gould, nous avons vécu ça, la baie vitrée aux rideaux maintenant ouverts, le cristal rouge du Valpolicella pour tous les deux, minuit n'avait pas encore sonné et, dans le lointain, un autre fanal qui monte de l'obscurité -notre double de l'autre côté de la grande ville ?

 

Une émission radiophonique diffuse un instantané d'autrefois. La gouaille joyeuse des deux personnages me fait rire et ajoute de la chaleur à la mienne. C'est vraiment trop drôle et tellement vrai.

 

 

- Alors, Messieurs les livreurs, ce dont on vous accuse surtout, c'est d'être très égoïstes, de ne pas vous occuper des voitures qui sont derrière vous.

 

- Non ! On fait ce qu'on peut dans la possibilité de nos moyens.

 

- Combien ça dure à peu près une livraison, en moyenne ?

 

- Une dizaine de minutes.

 

- En dix minutes, on peut boucher un bon quartier de Paris...

 

- Ah, ça, forcément, si on reste dans le milieu du chemin, ça, y a pas d'histoire...

 

- Oui, mais la plupart du temps, vous restez dans le milieu du chemin...

 

- Non ! On se dégage, on essaye de se dégager, si on peut, c'est toujours pareil, ça râle derrière, bien entendu, ah, mais on est habitué.

 

- Ça râle, c'est-à-dire, qu'est-ce qui se passe ?

 

- Eh ben, ce qui s'passe, c'est du klaxon, les chauffeurs, et patati et patata, ça n'en finit plus...

 

- Quelles sont selon vous les principales raisons des embouteillages dans Paris ?

 

- Vous avez des  gens qui laissent leur voiture jour et nuit le long du trottoir. Eh ben, c'est à ceux-là qu'on devrait interdire de faire ça. Des parkings, y en a...

 

- Il n'y en a pas beaucoup des parkings dans Paris, Monsieur...

 

- Eh ben, i zont qu'à en faire...

 

- Qui n'a qu'à en faire ?

 

- Ah, pas moi...

 

- Vous avez certaines personnes qui ne peuvent pas, euh, aller faire leur marché sans leur voiture, ça se voit journellement ça...

 

- Oui, d'accord, mais vous ne pouvez pas empêcher quelqu'un de prendre de sa voiture s'il a envie de se servir de sa voiture, vous ne pouvez pas empêcher...

 

- Non, certainement bien puisqu'ils payent pour, mais quand même certaines gens devraient comprendre quand même, nous faut qu'on le fasse, y a pas de doute même qu'on encombre une rue...

 

(Interview de deux chauffeurs-livreurs, Paris, décembre 1961, documentaire de William Klein et Philippe Labro)

 

 

Le jour se lève. Titre magnifique pour un roman...

23 janvier 2011 7 23 /01 /janvier /2011 07:00

 

  Andre_Breton_1938.jpg

 

Bleu de la base et du sommet à l'infini. Vendredi matin, Paris sarabande vers la sortie de l'année. 

 

Ce n'est un secret pour personne : j'ai une vive admiration pour André Breton. Toujours.

 

Je le dis d'emblée à la journaliste genevoise venue de son lac gelé en miroir pour s'entretenir avec moi de la destinée humaine vue de 2010. Rien que ça...Je vais m'employer à la réchauffer de mon mieux et lui montrer que l'amour fou, c'est, théorie et pratique liées, autre chose qu'un feu follet d'occasion. Et que la destinée humaine mérite que l'on se penche sur elle sérieusement. Elle éclate de rire. Une femme qui rit est déjà une autre.

 

(...)

 

J : L'endroit où vous travaillez est étonnamment calme. Sur le boulevard, il y a le bruit de la circulation, les gens qui courent, les livreurs, les sirènes des véhicules de la police ou des pompiers, mais chez vous, une tranquillité...

 

A : Oui, observation juste, écoute juste que sont les vôtres. Voici l'un de mes domiciles discrets, hors du monde et de l'alerte globale high tech , si vous voulez, dans un autre temps, et en même temps, paradoxe pour paradoxe, pleinement de ce monde-ci. Le jardinet, par exemple, que vous venez de traverser avant de gravir les étages, tout, le lierre, l'orme, la fontaine, rend la sensation de s'y recueillir comme dans un...monastère ! Je plaisante ! Vous dîtes travail. À première vue, cela pourrait y ressembler, mais, pour moi, il s'agit de vie d'abord, de littérature, d'art et d'écriture ensuite. Au fond, c'est la même chose, non ? Mais dans cet ordre. Alors que bien souvent, sauf erreur de ma part, c'est l'optique inverse qui est privilégiée, voire préconisée, par arrangement social. Le statut qui n'en est pas un de l'écrivain, comme on dit, dans son enfermement. Imagerie d'Épinal délibérée. Or, je n'ai rien à faire de ce genre d'arrangement, je veux bien, élargissant le propos, un compromis de temps à autre, disons, un quart de mon existence puisque c'est un peu et même beaucoup l'objet de l'interview si je place notre échange en perspective, le reste m'appartient dans la plus parfaite discrétion. Vous connaissez sûrement le texte assez définitif de La Boétie sur le sujet, pour ainsi dire, De la servitude volontaire. Non ? Rien de perdu, je vous en donne les références, allez-y voir.

 

J : Mais avec tout ce que l'on doit faire tous les jours dans nos sociétés, toutes ces choses, les rendez-vous, le stress, comment faites-vous ?

 

A : C'est bien ce que je dis, le bonheur, pour aller vite, est un point d'organisation. Mon agenda est celui d'un ministre, temps décuplé, temps concentré, temps dilué, trois vies pour moi en une seule, les vingt-quatre heures d'une journée, comme on dit là encore, on, la Société, si l'on se fie ou, pour la majorité, se plie à l'horloge carcérale.Cela fait belle lurette que, vis à vis des impositions sociales,et il y en a de plus en plus quand je considère la vie dans les années 60 et une partie des années 70, et de plus en plus futiles, j'adopte une stratégie qui me donne du temps dans le temps contraint. Des tracas, de réels soucis, oui, je peux en connaître, mais, une chose entraînant une autre, une grande liberté. La liberté de la parole et du corps ? Ce que précisément la Société, aujourd'hui comme hier, à l'exception de quelques brillantes parenthèses historiques, le XVIIIème siècle français ou les années 1920, rejette ou traque sans vergogne, non ? André Breton dont j'évoquais à l'instant la présence a tout ça en tête quand il publie ses textes décisifs -et il écrivait dans l'autre millénaire. Désormais, le mouvement général s'accélère vertigineusement dans la plus grande confusion existentielle planétaire.

 

(...)

 

J :  Pas d'ordinateur sur votre bureau. Une machine à écrire, du papier et beaucoup de stylos.

 

A : L'ordinateur se trouve ailleurs. Je n'ai rien contre l'ordinateur, c'est simplement un outil dont je pense ne pas être dupe. Je le laisse à sa place quand j'ai fini de l'utiliser. Oui, c'est très artisanal, et ça marche bien entre le son feutré du stylo japonais sur les pages des carnets de tous formats, comme vous pouvez le voir, et la musique produite en tempo régulier par le jet final des textes sur cette machine de marque américaine. Métaphoriquement, j'aime cette heureuse conjonction mentale, et très musicale, de l'Est et de l'Ouest ! Et bien entendu, des livres essentiels vers lesquels je reviens sans arrêt. Les Grecs anciens, des éditions archi-usées du Tao Tö King, de Tchouang-tseu, Montaigne, Voltaire, Nietzsche, Hölderlin, Rimbaud, regardez, j'en ai neuf différentes, Thoreau, Whitman, Hemingway...Et André Breton !

 

(...)

 

J : Il n'y a pas d'écran devant vous, en effet, mais des photos en nombre sur cette table.

 

A : Ces photos qui sont au même endroit depuis des années jouent en quelque sorte le rôle d'attracteurs étranges, pour prendre une expression utilisée par les physiciens, mais rapportés au monde qui est le  mien. En les visualisant très fort, j'entre à chaque fois dans une autre dimension, dans une dilatation qui me renseigne aussi sur mon propre fonctionnement psychique. Ce sont autant d'icônes stupéfiantes sans danger ! Nous parlions du surréalisme, tenez, ce beau portrait d'André Breton pris chez lui rue Fontaine. Il a beau être né en 1896 et mort en 1966, il faut faire confiance aux dictionnaires sur ce point, je ne peux pas parler d'André Breton au passé car il est singulièrement vivant, bien plus que tous les vivants-morts, écrivains compris, que je croise chaque jour.

 

(...)

 

J : Côte à côte, les Manifestes du surréalisme et L'Amour fou. Est-ce que ce sont pour vous des talismans ?

 

A : Oui, j'aime ce mot talisman -toujours cette idée de figures au fort pouvoir d'attraction. Surréalisme ? Sans verser dans un certain fétichisme, encore que, ces deux livres sont deux oeuvres radicales que je relis souvent. Regardez les dates : 1924, le premier manifeste, 1930, le second, 1937, ce texte chercheur, la rencontre incandescente - décente ?, indécente ?, tout un art de vivre, n'est-ce pas ? -, entre les corps et les esprits. Du point de vue de l'Histoire humaine, que se passe-t-il dans ces décades-là ? C'est très important. Il faudrait se lever de bonne heure pour trouver au moment où je vous parle non seulement des œuvres, mais un mouvement d'une ampleur et d'une profondeur de vue équivalentes.

 

(...) 

 

 

L'existence humaine, expansion de ses potentialités qui procède d'une alchimie secrète, tout le contraire d'une expression publicitaire, vitrinaire, de soi, c'est bon pour les sots en mal d'égo, trouve sa raison d'être, sa Raison, et je pense bien sûr à Rimbaud, dans ce champ magnétique à trois pôles : la poésie (faire de sa vie une oeuvre d'art), l'amour (passion !, passion !, passion !) et la liberté (aristocratie anarchiste de l'esprit).

 

All the rest is a sheer medley of nonentity. 

19 janvier 2011 3 19 /01 /janvier /2011 07:00

780px-Nova_et_Accuratissima_Terrarum_Orbis_Tabula_-J.Blaeu-.jpg

 

 

Bleu roi sur la mer d'Iroise. De la fenêtre à meneaux, odeur de terre mouillée qui monte du parc. Tilleul magnifique. Vue dégagée sur les bosquets de pins maritimes, à l'Ouest, en direction de la plage. Oui, oui, tout à l'heure, sur le sable, se serrer l'un contre l'autre, dire bonjour aux canards sauvages, refaire le monde, once more.

 

Ce qu'il y a de bien avec la noria des manoirs réfractaires sur la ligne des Côtes-d'Armor, entre Trégor, Léon et marches de Cornouaille, c'est qu'ils sont habilement cachés, affaire entendue, mais que l'on y jouit d'une paix incroyable dans le bruit imposé, le brouillage à tous les étages et l'affaissement neurologique revendiqué.

 

Les jours de cette heureuse quinzaine ne se comptent plus, temps indien propice à la méditation que nous offrent mes amis hors d'âge. La femme qui m'accompagne aujourd'hui est italienne et pianiste. Ou devrais-je d'abord dire pianiste ? Dilemme -ses  mains sont expertes dans toutes les expressions de l'art de vivre au suprême.  Je ne connais qu'une seule pianiste française capable de telles prouesses, mais elle est si peu française. Ou alors, si, dans la respiration d'autrefois. Comprenne qui pourra.

 

Feu immense dans la cheminée et bibliothèque de rêve. Sur les étagères de celle-ci, aimable désordre de coquillages -chaque coquillage incrusté dans la grotte où nous nous aimâmes a sa particularité-, d'objets de marine et de photos, quelques-unes en couleurs, mais foultitude en noir et blanc.

 

Tenez, là, des portraits actifs d'Olivier de Kersauson, croisé deux ou trois fois, il a ma sympathie, des voiliers dans des anses brésiliennes, années 1930, une photo de Claude Lévi-Strauss sur l'Orénoque, une autre de Busoni - Ferruccio Busoni- longue cape noire, avec, à ses pieds, un gros toutou des montagnes, une autre de Camille Claudel, du plâtre sur le visage, une autre d'un danseur du Kerala en costume très coloré, puis des groupes d'enfants et Deux ans de vacances, cette belle aventure écrite par Jules Verne, et à côté Corto Maltese en fusain original de la main d'Hugo Pratt, et là, ah !, oui, Blaise Cendrars, le port de Villefranche en arrière-plan - il faudra qu'un jour je dise tout le bien que je pense de mon cher ami Cendrars -, plus loin des hommes en hauts-de-forme et des femmes à voilettes, ducs, duchesses, champs de course, champagne, Marcel Proust revisited.

 

Soudain, mon oeil est arrêté net par la photo de Kropotkine (Пётр Алексеевич Кропоткин), grand aristocrate russe et prince des anarchistes, géographe subtil à l'instar des frères Reclus, Élisée et Onésime, Élisée surtout dont la Géographie universelle (près d'une vingtaine de volumes chez l'éditeur Hachette à partir de 1876) me tend ses cartes en floraison, là, sur la gauche des rayonnages. Je ne pouvais pas mieux trouver de bon matin, adéquation psychique parfaite.

 

J'aime les cartes géographiques comme les cartes marines, les simples et les complexes. Les heures éveillées au British Museum à les contempler ou à Amsterdam chez des collectionneurs avertis (par exemple, ces portulans des maîtres cartographes de Dieppe, 1550 - quel savoir-faire !). Chacune d'entre elles est pour moi tel un mandala dont je n'ai jamais fini d'explorer les arcanes même si ces cartes me renseignent sur beaucoup de choses (j'aime apprendre...) dans un énorme souci de précision scientifique et de bienveillante clarté pédagogique.

 

Mes préférées ne sont pas celles de territoires dits imaginaires -le vocable imagination, en contrepoint romantico-dépressif, si je puis dire, étant mis à toutes les sauces depuis le XIXe siècle. Non, les cartes que j'aime par-dessus tout ont la force esthétique des limites en pointillé lorsque l'eau et la terre se mettent à jouer une nouvelle partie...

16 janvier 2011 7 16 /01 /janvier /2011 07:00

800px-FontaineQuatrePartiesDuMonde02.jpg

 

L'une de mes configurations géographiques préférées à Paris.

 

Soleil, pluie, vent, neige, la fontaine de Carpeaux, édifiée en 1874 et que l'on trouve dans le prolongement du  jardin du Luxembourg, exerce encore et toujours sur moi sa polarisation magnétique. Que je remonte le boulevard Saint-Michel, que je vienne de Montparnasse ou de Port-Royal, ses dauphins-dragons en vert-de-gris, ses  huit chevaux odysséens dans un élancement redoublé et le diamant liquide qui jaillit de la gueule de ses tortues volantes me font signe : c'est aussitôt l'enfance retrouvée à volonté.

 

Il y a bien les touristes, mais l'endroit est calme la plupart du temps. Europe, Asie, Amérique et Afrique, vos quatre incarnations métalliques (regardez la Chinoise et l'Indienne) offrent au flâneur de toutes les rives un voyage global très mobile dans l'immobilité.

 

La nuit, l'été, enchantement immédiat. Jeux de lumières jaunes et blanches, buissons, pelouses, feuillages, mystères, baisers irisés.

 

La plus belle vue est au Sud l'après-midi, dans les heures glissées vers l'autre versant du jour. Le matin, marchant au Nord vers la Seine (la scène humaine ?), c'est un axe orbital différent sur la fontaine, laquelle se dérobe presque au regard, lorsqu'il m'arrive de traverser les allées des grands explorateurs, d'abord le jardin Marco Polo (bonjour soieries, épices, textes sacrés !), puis le square Cavelier de La Salle (René Robert Cavelier de La Salle, 1643-1687, découvreur de la Nouvelle-France à la Louisiane ).   

 

Me reposant à l'occasion de ne rien faire, je viens tôt le matin et mon œil de grand enfant écoute intensément les murmures planétaires.

14 janvier 2011 5 14 /01 /janvier /2011 07:00

UnderwoodKeyboard.jpg

 

 

Ciel charbon à Cape Wrath, Am Parbh. Cap de la Colère. Lettres venteuses du bout du monde. Lettres en finisterre.

 

Tu voulais la paix, une solitude intelligente, une géologie abrupte ? Tu es servi ! Mais c'est parfait.

 

Le cottage : porte ogivale, parquets en pin, murs d'un bleu lavande clair, collection de compas en cuivre, portulans colorés, odeur de mousse, son de braise.

 

Du bow-window, bonheur, j'ai une vue imprenable sur le large.

 

Voici des mouettes tapageuses en bandes compactes, des fous de Bassan (Morus bassanus), qui percent sans relâche les vagues, cascade de poignards blancs fondant des cimes et là, droit devant, de gentils canards bicolores venus au spectacle. Sur ma gauche, le signal intermittent du phare rouge et blanc construit, me dit le prospectus, en 1828 par Robert Stevenson, le grand-père de Robert Louis. Cet ingénieur royal aura, souligne l'article, conçu les plans d'une bonne partie des phares en cette région écossaise.

 

Le facteur vient d'apporter les journaux du jour. Je relève le courrier pour les amis qui me font la joie de me prêter cet isolement temporaire au charme, pour moi, féérique. « Vous montez la garde ! », me décoche ce sympathique fonctionnaire à vélo. Eh, oui, je l'avoue, il y a chez moi un côté hallebardier pour autrui, reliquat de préjugé aristocratique, c'est terrible, je pourrais lui expliquer entre deux lettres à distribuer et une mesure de whisky à savourer que l'aristocratie n'a rien à voir avec l'appartenance à une classe du temps naufragé, au sens pesamment sociologique du terme, et tout à voir avec la noblesse puissance N de l'esprit -le signe de reconnaissance des happy few. « Bye bye, see you tomorrow ! » J'aurais pu, tout aussi bien, de mémoire, lui citer Shakespeare, « We few, we happy few, we band of brothers... » Trop long, pas d'école, nous sommes frères le temps d'un regard, well, it is not too bad. It is, isn't it ?

 

Travail dégagé au feutre sur le grand carnet. Intérieur du langage. Intérieur de mon langage. Travail artisanal, pour ainsi dire, avant l'imprimatur définitif que permet plus tard la machine dite à écrire. Ma machine ? J'ai une tendresse infinie pour elle et chaque fois, c'est-à-dire tous les jours, que j'entends la musique qu'à deux nous produisons, les mains d'Ernest H., de William F., de Frantz K., d'Ossip M., de Jack K. et de tant d'autres s'animent par magie sous mes yeux.

 

Comme je ne suis pas tout à fait idiot, rara avis in terris, sic (encore que...Non, je plaisante), je sais aussi me servir d'un ordinateur (ce n'est quand même pas lui qui irait à se servir de moi !), laissant les contraptions, les objets, where they belong, à leur place. Mais il y a cette affaire d'écran. Or, je ne veux le moins d'écran possible entre le monde et moi.

 

La mienne - je vois d'ici les futurs thésards en quête d'anecdotes pittoresques, je vais les aider, aime ton prochain -, est une Smith-Corona Skyriter, gris-bleu, 1957, Syracuse, New York. La glisser dans une poche est enfantin.


« Et vous trouvez encore des rubans ? »

« Mais oui, des rubans standard. Prudent, j'ai un jour effectué une razzia mémorable chez un papetier à Londres. Tout est à présent dans un compartiment du frigidaire, sorry, du réfrigérateur. »

 

Skyriter. Ciel en écriture. Dévoilement lacté. Constellations. Axe zodiacal. Redistribution des cartes. Astronomie majeure. La première fois que j'ai atterri à Londres, c'était à bord d'un Lockheed Constellation à l'effigie de l'hippocampe dans le temps d'avant. Regarde les étoiles. Regarde les galaxies. Tu as ces conjonctions astrales en firmament quand tu traverses Grand Central Station, bénédiction, le jour ne ressemblera à aucun autre. Et tu as cette voûte céleste, flamboiement de juillet, une fois égale toujours, au-dessus de ta tête, en Arizona.   

 

De la matière sèche, crée la puissance liquide.

12 janvier 2011 3 12 /01 /janvier /2011 07:00

The_Lady_and_the_unicorn_Smell._det3.jpg

 

Lichtenberg dit justement : il y a très peu de choses que nous pouvons goûter avec les cinq sens à la fois.

 

Matin de fournaise azurée. Sept heures et déjà trente degrés sur le patio qui surplombe l'anse aux eucalyptus. Des pétales de roses se courbent sur les dalles chaudes - petits bateaux blancs sur la terre sèche. Liao, dont le nom chinois signifie doux refuge, dort d'un sommeil d'ange sur le vaste lit en bois de cade.

 

Temps gratuit. Personne ne peut jeter le grappin sur nous. Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d'aller là-bas vivre ensemble !  De vivre, intensément, ici ! Jours tranquilles le temps de la dérobade. Nocturnes de satin pour une aubade.

 

À l'Ouest, vue sur la crique de la pièce aux murs de chaux blanche. Table polie par les ans et bibliothèque portative essentielle : Homère (Greek-English version), Hésiode, un Plutarque d'une époque intermédiaire, des poèmes de Georges Séféris et des essais de Nikos Kazantzákis dont la très belle Lettre au Greco (1961). Sur la page de garde de ses souvenirs - senteur de thym qui monte des feuilles -, tracée d'une élégante écriture au crayon par la main du maître des lieux, cette épitaphe « Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre. »

 

De H à K. Kálos graphein de ces deux lettres. HK : Home Keys. Les clés du logis. Les clés du registre. On peut désormais jouer la partition.

 

Espadrilles, pantalon et chemise de lin clair. Je quitte notre pavillon des parfums réunis pour quelques heures. Flâné dans le marché de Symi au pied de la Kali Strata, sons, formes, senteurs uniques, puis sur le port, ses chantiers perpétuels en plein air, bavardé avec les épandeurs de goudron, les gamins aux cheveux hirsutes, les pêcheurs indolents, et retour à l'ombre des trompettes de Jéricho qui, formant de leurs touffes buissonnantes un velum naturel, épargnent aux fidèles du café central la brûlure du soleil. Kaliméra...Né...Efkaristo poli...

 

Cette île de la mer Égée a tout pour me plaire. On raconte qu'Euphrosyne, Aglaé et Thalie y ont vu le jour. Le charme, la beauté, l'intelligence créatrice. Mais aussi l'esprit de la danse, de la farandole, des bacchanales. Le plaisir. La joie. Décidément, pour qui sait vivre, la mythologie a du bon.

 

Vingt-cinq ans entre Liao et moi -on s'en fout. Entente cordiale. Ulysse l'habile marin voyage ce temps-ci en compagnie de Clarté lumineuse. Sofa oriental-occidental pour un brigand et une diva. Je, elle, nous deux, deux nous. Cela fait du monde, mais on s'en sort. On s'en sort toujours.

 

Dans Harold et Maud, le film d'Hal Ashby (1971, encore une belle année...), j'aime cette idée des boîtes à odeurs, les odeurs de tous les jours, celles qui risquent de disparaître, celles que l'on a oubliées, celles qui ne sont plus.

 

 

(...) II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.


 

Vous vous souvenez, Baudelaire ? Correspondance des sensibilités et des sensations. Mais que sait-on au juste de Jeanne Duval ?

 

Amour en acte, tout est là : les cinq sens plus un. Cinq et la peau.