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Les chevaux ont naturellement des sabots capables de fouler la neige, et un poil impénétrable à la bise. Ils broutent l’herbe, boivent de l’eau, courent et sautent. Voilà leur véritable nature. Ils n’ont que faire de palais et de dortoirs...Quand Pai-lao, le premier écuyer, eut déclaré que lui seul s’entendait à traiter les chevaux ; quand il eut appris aux hommes à marquer au fer, à tondre, à ferrer, à brider, à entraver, à parquer ces pauvres bêtes, alors deux ou trois chevaux sur dix moururent prématurément, par suite de ces violences faites à leur nature. Quand, l’art du dressage progressant toujours, on leur fit souffrir la faim et la soif pour les endurcir; quand on les contraignit à galoper par escadrons, en ordre et en mesure, pour les aguerrir ; quand le mors tourmenta leur bouche, quand la cravache cingla leur croupe ; alors, sur dix chevaux, cinq moururent prématurément, par suite de ces violences contre nature. — Quand le premier potier eut annoncé qu’il s’entendait à traiter l’argile, on fit de cette matière des vases ronds sur la roue et des briques rectangulaires au moule. — Quand le premier charpentier eut déclaré qu’il s’entendait à traiter le bois, on donna à cette matière des formes courbes ou droites, au moyen du pistolet et du cordeau. — Est ce là vraiment traiter les chevaux, l’argile et le bois, d’après leur nature ? Certes non ! Et cependant, d’âge en âge, les hommes ont loué le premier écuyer, le premier potier et le premier charpentier, pour leur génie et leurs inventions.
On loue de même, pour leur génie et leurs inventions, ceux qui imaginèrent la forme de gouvernement moderne. C’est là une erreur, à mon sens. La condition des hommes fut tout autre, sous les bons souverains de l’antiquité. Leur peuple suivait sa nature, et rien que sa nature. Tous les hommes, uniformément, se procuraient leurs vêtements par le tissage et leurs aliments par le labourage. Ils formaient un tout sans divisions, régi par la seule loi naturelle. En ces temps de naturalisme parfait, les hommes marchaient comme il leur plaisait et laissaient errer leurs yeux en toute liberté, aucun rituel ne réglementant la démarche et les regards. Dans les montagnes, il n’y avait ni sentiers ni tranchées; sur les eaux, il n’y avait ni bateaux ni barrages. Tous les êtres naissaient et habitaient en commun. Volatiles et quadrupèdes vivaient de l’herbe qui croissait spontanément. L’homme ne leur faisant pas de mal, les animaux se laissaient conduire par lui sans défiance, les oiseaux ne s’inquiétaient pas qu’on regardât dans leur nid. Oui, en ces temps de naturalisme parfait, l’homme vivait en frère avec les animaux, sur le pied d’égalité avec tous les êtres. On ignorait alors heureusement la distinction rendue si fameuse par Confucius, entre le Sage et le vulgaire. Egalement dépourvus de science, les hommes agissaient tous selon leur nature. Egalement sans ambition, tous agissaient simplement. En tout la nature s’épanouissait librement.
(Tchouang-tseu, traduction Léon Wieger, 1913)