14 juillet 2011 4 14 /07 /juillet /2011 06:00

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(...)

 

Les chevaux ont naturellement des sabots capables de fouler la neige, et un poil impénétrable à la bise. Ils broutent l’herbe, boivent de l’eau, courent et sautent. Voilà leur véritable nature. Ils n’ont que faire de palais et de dortoirs...Quand Pai-lao, le premier écuyer, eut déclaré que lui seul s’entendait à traiter les chevaux ; quand il eut appris aux hommes à marquer au fer, à tondre, à ferrer, à brider, à entraver, à parquer ces pauvres bêtes, alors deux ou trois chevaux sur dix moururent prématurément, par suite de ces violences faites à leur nature. Quand, l’art du dressage progressant toujours, on leur fit souffrir la faim et la soif pour les endurcir; quand on les contraignit à galoper par escadrons, en ordre et en mesure, pour les aguerrir ; quand le mors tourmenta leur bouche, quand la cravache cingla leur croupe ; alors, sur dix chevaux, cinq moururent prématurément, par suite de ces violences contre nature. — Quand le premier potier eut annoncé qu’il s’entendait à traiter l’argile, on fit de cette matière des vases ronds sur la roue et des briques rectangulaires au moule. — Quand le premier charpentier eut déclaré qu’il s’entendait à traiter le bois, on donna à cette matière des formes courbes ou droites, au moyen du pistolet et du cordeau. — Est ce là vraiment traiter les chevaux, l’argile et le bois, d’après leur nature ? Certes non ! Et cependant, d’âge en âge, les hommes ont loué le premier écuyer, le premier potier et le premier charpentier, pour leur génie et leurs inventions.

 

 

On loue de même, pour leur génie et leurs inventions, ceux qui imaginèrent la forme de gouvernement moderne. C’est là une erreur, à mon sens. La condition des hommes fut tout autre, sous les bons souverains de l’antiquité. Leur peuple suivait sa nature, et rien que sa nature. Tous les hommes, uniformément, se procuraient leurs vêtements par le tissage et leurs aliments par le labourage. Ils formaient un tout sans divisions, régi par la seule loi naturelle. En ces temps de naturalisme parfait, les hommes marchaient comme il leur plaisait et laissaient errer leurs yeux en toute liberté, aucun rituel ne réglementant la démarche et les regards. Dans les montagnes, il n’y avait ni sentiers ni tranchées; sur les eaux, il n’y avait ni bateaux ni barrages. Tous les êtres naissaient et habitaient en commun. Volatiles et quadrupèdes vivaient de l’herbe qui croissait spontanément. L’homme ne leur faisant pas de mal, les animaux se laissaient conduire par lui sans défiance, les oiseaux ne s’inquiétaient pas qu’on regardât dans leur nid. Oui, en ces temps de naturalisme parfait, l’homme vivait en frère avec les animaux, sur le pied d’égalité avec tous les êtres. On ignorait alors heureusement la distinction rendue si fameuse par Confucius, entre le Sage et le vulgaire. Egalement dépourvus de science, les hommes agissaient tous selon leur nature. Egalement sans ambition, tous agissaient simplement. En tout la nature s’épanouissait librement.

 

(Tchouang-tseu, traduction Léon Wieger, 1913)

10 juillet 2011 7 10 /07 /juillet /2011 06:00

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Plume en Provence.

 

Invité dans l'avant-pays de Grignan, j'apprécie le calme d'un train Corail qui m'offre aussitôt la joie renouvelée d'ouvrir les lettres en prose électrique de Marie de Rabutin-Chantal, femme de tête comme jamais, autrement dit Madame de Sévigné.

 

Échappant à l'inexorable cohue estivale qui rend toutes les gares d'Europe infréquentables, j'ai emporté, le temps d'un horaire idéal, cet exemplaire en longue fréquentation de la correspondance choisie de l'exquise marquise.

 

La France en général est très belle, je m'étonne qu'on l'oublie, et la France ce matin de la route nationale 7 en particulier montre la diversité de ses profils géographiques dont je m'imprègne en tableaux de complétude par la fenêtre du compartiment. Je peux très bien entendre que Philippe Jaccottet, grand traducteur d'Homère et de Hölderlin devant l'Éternel, ait, avec raison, choisi résidence dans ce paysage singulièrement contrasté de la Drôme provençale.

 

Avant l'arrivée en gare de Montélimar, je tombe sur cette missive que je pense bien connue par ailleurs, en date du vendredi troisième de juillet 1671, adressée à sa fille, Madame de Grignan. Un pur régal :

 

Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus singulière, la plus incroyable, la plus extraordinaire, une chose qui fait crier miséricorde à tous, qui soulage bien du monde.

Je ne puis me résoudre à vous la dire; devinez-la : Jetez-vous votre langue aux chiens ? Hé bien ! il me faut donc vous la dire : Mademoiselle de la Barre est innocente.

C’est Monsieur Charles Aulmais qui le révéla hier. Il avait remarqué une griffe sur la bordure du pont où est passée la pauvre Maria de Gison. Il sonda le lac et dans un moment trouva le pistolet fatal, que la malheureuse avait assuré après une pierre avec son écharpe. Ainsi, s’étant donnée la mort, l’arme disparue, tout désignait la jeune de la Barre, lui faisant mille soucis. 

J’avoue que je suis entêtée de ce Monsieur Aulmais. Il a fait là un chemin admirable. Il a pris occasion de ces marques sur le pont pour tirer des pensées qu’aucun autre n’eut faites. Tout cela fut traité avec une justesse, une droiture, une vérité que les plus critiques n’auraient pas eu le mot à dire.

 

Et cette autre, un an plus tard, de mars 1672 :

 

(...) Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants. Mais je suis encore plus dégoûtée de la mort; je me trouve si malheureuse d'avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse; je suis embarquée dans la vie sans mon consentement. Il faut que j'en sorte; cela m'assomme. Et comment en sortirai-je ? Par où ? Par quelle porte ? Quand sera-ce ? En quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? Aurai-je un transport au cerveau ? Mourrai-je d'un accident ? Comment serai-je avec Dieu ? Qu'aurai-je à lui présenter ? La crainte, la nécessité, feront-elles mon retour vers lui ? N’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? Que puis-je espérer ? Suis-je digne du paradis ? Suis-je digne de l'enfer ? Quelle alternative ! Quel embarras ! Rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incertitude, mais rien n'est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines qui s'y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout, mais si on m'avait demandé mon avis, j’aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément. Mais parlons d'autre chose. (...)

 

Vu le contexte, ce Mais parlons d'autre chose est savoureux.

 

Dans le brouhaha de la gare, le verbe génial de la marquise est le seul évènement qui vaille à ma guise.

 

 

(Madame de Sévigné, Lettres choisies, édition Roger Duchêne, Folio classique, 1988 // Philippe Jaccottet, Poésie : 1946-1967, Gallimard, 1971 / De la poésie : Entretien avec Reynald André Chalard, Arléa, 2007) 

6 juillet 2011 3 06 /07 /juillet /2011 06:00

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I saw a muskrat come out of a hole in the ice. He is a man wilder than Ray or Melvin. While I am looking at him, I am thinking what he is thinking of me. He is a different sort of a man, that is all

 

(Henry David Thoreau, Journal, November 24th, 1850)

 

 

Tout régime mérite un diagnostic approfondi. Au cours d'une existence humaine, le régime alimentaire en singularité est un point essentiel d'organisation. Après avoir beaucoup entendu, échangé et lu sur ce chapitre, je peux aujourd'hui dire que chaque individu voit en définitive midi à sa porte et qu'aucune règle, fût-elle libérale ou intégriste, hormis des conseils de simple prudence vitale, ne saurait s'imposer à chacun et à tous.

 

J'ai droit à une médaille en chocolat car, une fois n'est pas coutume, je viens à l'instant de résister à l'un de mes plats d'élection. C'était justement l'heure du déjeuner et j'avais une faim de loup. Quelle superbe expression ! Le loup est métaphorique, qui a disparu de nos forêts ou quasi. Sur un bord de la Seine, feuilles au vent, franc soleil, arrive, d'une table de restaurant en plein air, l'odeur, irrésistible pour moi, de côtelettes d'agneau grillées au feu de bois, thym et origan, qui me prend de la tête aux pieds. Que faire ? Demi-tour et prendre part à la Cène méridienne ou poursuivre mon chemin ? Disputation sérieuse dans mon cerveau entre mon ange gardien en diététique et l'ironique diablotin de service.

 

J'ai fait comme si de rien n'était et me suis contenté d'une eau minérale au troquet du coin. Mes amis, s'ils m'avaient croisé, auraient eu la berlue. Il est vrai que, quand je m'y mets, j'ai plutôt, comme dit l'autre, la dalle en pente.

 

Non, je n'ai pas attendu la vague, le courant, voire la mode, écologique pour moins manger de chair animale. Quand j'y pense, j'aurais pu commencer il y a des années. Les animaux, petits et grands, sont mes amis d'enfant.

 

Bon, bon...

 

Je suis un pécheur qui essaie de s'amender. Et un piètre pêcheur. L'unique fois où j'ai accroché un hameçon à une ligne, j'ai remonté, quoi ?, un morceau de pneu des profondeurs. J'avais sept ans, la leçon a été apprise, la raison m'était à jamais venue.

 

Le renoncement - progressif - n'est pas encore gagné, mais je me fais la promesse sincère de garder près de moi cette injonction de Gandhi pour soi-même : Jamais je ne consentirais à sacrifier au corps humain la vie d’un agneau. J’estime que, moins une créature peut se défendre, plus elle a droit à la protection de l’homme contre la cruauté humaine / To my mind, the life of a lamb is no less precious than that of a human being. I should be unwilling to take the life of a lamb for the sake of the human body.

 

Oui, mon cher Henry, le rat musqué est notre semblable.

 

 

(Mohandas Karamchand Gandhi, An Autobiography : Or The Story Of My Experiments With Truth, 1927 / Autobiographie ou mes expériences de vérité, Presses Universitaires de France, 2003)

3 juillet 2011 7 03 /07 /juillet /2011 06:00

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Ce voyage, imaginaire d'abord, est devenu un fait, avec son départ et l'hypothèse mouvante.


(Victor Segalen, Équipée: voyage au pays du réel, Gallimard, 1983)


 

 

Les Chinois n’emploient pas et n’ont jamais employé le nom que les Occidentaux donnent à la Chine, et la dynastie des Tsin, à laquelle l’appellation hindoue de Tchina a été probablement empruntée, a cessé, depuis plus de quatorze siècles et demi, de régner sur les plaines du Hoang ho et du Yangtze kiang comme dans les vallées des Tsing ling et des Nan ling.


Les Chinois ont en effet ou avaient l’habitude de nommer leur patrie d’après la famille régnante, comme si la France, par exemple, s’était successivement appelée la Mérovingie, la Carolingie, la Capétie, la Bourbonie et, il y a trente ou quarante ans, la Napoléonie.


Cette dynastie des Tsin avait d’ailleurs quelques droits à donner son nom au pays, car c’est elle qui en réalisa l’unité un quart de millénaire environ avant notre ère, à peu près quand Rome et Carthage entrèrent en lutte. La Chine était divisée auparavant en un certain nombre de principautés et royaumes féodaux : l’un d’eux finit par prévaloir, comme chez nous l’Ile-de-France sur Normandie, Bourgogne, Aquitaine et Languedoc. Ce royaume conquérant et centralisateur fut justement celui que gouvernait la famille des Tsin, sur le moyen Hoang ho, là où s’étend aujourd’hui le Kansou; il empiéta d’abord sur ce qui est aujourd’hui le Chensi, et peu à peu il devint la Chine.


Pas plus que le nom de Chine, les Chinois ne connaissent l’épithète de « Céleste » que nous attribuons bénévolement à leur empire : les mots de Tien hia ou « Sous le ciel », dont se sont servis leurs poètes, s’appliquent au monde « sublunaire » en général, aussi bien qu’à la Chine en particulier.


Dans la langue courante, les Chinois appellent leur patrie Tchoung kouo, c’est-à-dire le « Royaume du Milieu » ou « l’Empire Central », dénomination qui provient peut-être de la prépondérance que prirent peu à peu les plaines centrales sur les États environnants, sinon de l’ère, contemporaine du siège de Troie, où la dynastie des Tchéou avait le siège de sa puissance dans le Honan, pays en effet central dont la masse est au midi du Fleuve Jaune. Mais peut-être aussi ce nom vient-il de cette idée, commune à tous les peuples du monde, que leur pays est vraiment le milieu des terres habitables. Les Chinois ne se bornent pas, comme les nations de l’Occident, à compter les quatre points cardinaux de l’horizon : ils y ajoutent un cinquième, le milieu, et ce milieu, c’est la Chine.

 

(Élisée et Onésime Reclus, L'Empire du Milieu, le climat, le sol, les races,les richesses de la Chine, Librairie Hachette, 1902)

29 juin 2011 3 29 /06 /juin /2011 06:00

 

 

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Français, encore un effort si vous voulez être républicains...

 

 

Après avoir démontré que le théisme ne convient nullement à un gouvernement républicain, il me paraît nécessaire de prouver que les mœurs françaises ne lui conviennent pas davantage. Cet article est d'autant plus essentiel que ce sont les mœurs qui vont servir de motifs aux lois qu'on va promulguer. Français, vous êtes trop éclairés pour ne pas sentir qu'un nouveau gouvernement va nécessiter de nouvelles mœurs ; il est impossible que le citoyen d'un État libre se conduise comme l'esclave d'un roi despote ; ces différences de leurs intérêts, de leurs devoirs, de leurs relations entre eux, déterminant essentiellement une manière tout autre de se comporter dans le monde ; une foule de petites erreurs, de petits délits sociaux, considérés comme très essentiels sous le gouvernement des rois, qui devaient exiger d'autant plus qu'ils avaient plus besoin d'imposer des freins pour se rendre respectables ou inabordables à leurs sujets, vont devenir nuls ici ; d'autres forfaits, connus sous les noms de régicide ou de sacrilège, sous un gouvernement qui ne connaît plus ni rois ni religion, doivent s'anéantir de même dans un État républicain. En accordant la liberté de conscience et celle de la presse, songez, citoyens, qu'à bien peu de chose près, on doit accorder celle d'agir, et qu'excepté ce qui choque directement les bases du gouvernement, il vous reste on ne saurait moins de crimes à punir, parce que, dans le fait, il est fort peu d'actions criminelles dans une société dont la liberté et l'égalité font les bases, et qu'à bien peser et bien examiner les choses, il n'y a vraiment de criminel que ce que réprouve la loi; car la nature, nous dictant également des vices et des vertus, en raison de notre organisation, ou plus philosophiquement encore, en raison du besoin qu'elle a de l'un ou de l'autre, ce qu'elle nous inspire deviendrait une mesure très incertaine pour régler avec précision ce qui est bien ou ce qui est mal.

 

(Donatien Alphonse François de Sade, La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux, Dialogues destinés à l'éducation des jeunes demoiselles, 1795)

26 juin 2011 7 26 /06 /juin /2011 06:00

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Adresse : Hôtel Victoria, Chexbres-Vevey, Vaud, Suisse, Europe, Vieux monde, Terre, Univers... 


 

Uppsala, l'éternelle étudiante. Une géographie de la blancheur à proximité du lac Mälar pour huit jours de travail en paix. Le fantôme de Carl von Linné rôde dans les parages et veille sur cette page.

 

Dans la maison du lac, j'ai mon lot de bons réveils. Je bois du thé, parfois du whisky et ne mange pas de viande de renne. Je préfère voir gambader le bel animal farouche près de la futaie. J'ai apporté deux ou trois choses, dont la Correspondance d'August Strindberg, document très intéressant qui couvre près de quarante ans du polymathe suédois (écrivain en rouge infernal, dramaturge grinçant et peintre du bleu-gris abyssal).

 

La préfacière sensible écrit : En lisant la correspondance de Strindberg, on a l'impression d'assister en direct à une aventure intellectuelle et affective d'une intensité hors pair. Écrire - y compris des lettres - est pour lui synonyme de réfléchir. Ce mouvement de la pensée se reflète dans chaque mot, dans chaque signe de ponctuation. Scribo ergo sum pourrait être sa devise.

 

Oui, Strindberg qui a souvent dit que l'éducation fait de chacun de nous une pièce de machine et non pas un individu secoue les lettres en tous sens pour trouver la gestuelle précise de son...être.

 

En 1873, Strindberg travaille comme apprenti télégraphiste, et, l'année d'après, se met à apprendre la langue chinoise tout en s'occupant du fonds extrême-oriental de la Bibliothèque royale suédoise, la magnifique Kungliga Biblioteket. Sans trop tirer ces éléments biographiques par les cheveux, j'y lis, au pays des frimas qui rendent mélancoliques, la rencontre, pour Strindberg, des signes extérieurs de l'altérité (d'une part, nouvelle technique de communication entre les hommes, tam-tam électrique des temps modernes, et, d'autre part, remontant les siècles, idéogrammes, connaissance des tons, statuaire déroutante, raffinement des soieries, cartes, portulans, et dragons drolatiques). Cette sortie de soi à la découverte de sa propre ponctuation intérieure.


 

Parmi les lettres, de la même flamme à la brûlure toute nietzschéenne, celle, emblématique, du 28 juin 1875 :

 

 (...)

Vous disiez que, n’ayant pas vraiment vécu, vous
n’avez rien à raconter. Premièrement, ne prenez pas
mes considérations décousues pour des articles de foi.
Deuxièmement, avoir vécu ne signifie pas nécessairement
avoir été actrice, instituteur, émigré, prêtre,
médecin, etc.! Les individus qui ont eu une pareille
existence mouvementée – et qui n’ont pas réussi à y
découvrir une idée générale, ni à trouver un fil conducteur,
ni à comprendre le sens profond de ce qu’ils ont
vu –, ces individus deviennent des mémorialistes ou
bien s’adonnent à la littérature de rail et de vapeur (cf.
Claude Gérard). Toutefois, cela ne signifie pas que
celui qui a des choses importantes à dire ne tirera pas
profit d’une vie agitée : elle lui fournira pour ainsi dire
une garde-robe, des tenues permettant de déguiser ses
pensées – mais rien au-delà !


Vivre : c’est avoir les yeux ouverts – observer avec
attention – réfléchir sur les événements – mais aussi
sentir intensément – être capable de souffrir ! Ce
dernier mot a besoin d’être expliqué. Souffrir ce n’est
pas (uniquement) : avoir à supporter une belle-mère,
ne pas pouvoir se laver quand on aime la propreté, être
accusé de mensonge quand on vénère la vérité, ne pas
manger à sa faim, etc. Certes, tout cela, ce sont des
souffrances, mais – premièrement – des souffrances
avilissantes qui rendent l’individu pire qu’il ne l’est
(même celui qui est suffisamment fort pour les tourner
à son avantage), de ce fait, elles ne peuvent pas constituer
un vrai capital pour un écrivain (la pauvreté a
cessé d’être intéressante avec l’avènement du Second
Empire). Deuxièmement, ces souffrances-là sont relativement
faciles à supporter, et leur impact n’est pas
considérable, car elles ne concernent que la sphère
privée – or, malheureusement, l’être humain n’est pas
aussi égoïste qu’il en a l’air, croyez-moi ! Il existe des
souffrances plus grandes. Par exemple : pourquoi
l’oppression en général nous fait-elle tellement
souffrir ? Je crois que le processus émotionnel se
déroule comme ceci : tout d’abord, c’est moi qui subis
un préjudice – ah, c’est affreux ! Il me suffit de jeter
un regard à droite ou à gauche pour voir aussitôt qu’un
autre est pris dans le même tourment. Alors je souffre
avec lui. La douleur devient deux fois plus forte !
Ensuite, j’en aperçois plusieurs autres, le sang me
monte à la tête. Dans cet état d’excitation, j’ai l’impression
que le monde entier souffre d’oppression. Ma
douleur devient mille fois plus forte – je prends sur
moi les souffrances de tous – je deviens une sorte de
Christ – je deviens le représentant de l’humanité – ce
n’est plus de la rancune que j’éprouve – c’est du
courroux, comme celui de Moïse à une occasion que je
ne me rappelle plus !

(...)

 

 

Humour féroce de l'éducateur-né.

 

Chez celui qui, toute son existence, du local vers le global, a recherché la chimie idéale des éléments théâtralement contradictoires dans l'humain, l'humain qui s'agite, se déplie, s'avance et se replie, ce regard de sauvagerie illuminée jusqu'au bout.


 

 

(August Strindberg, Correspondance, tomes 1 et 2, 1858-1894, choix, traduction et présentation d'Elena Balzamo, Prix Sévigné 2010-11 de littérature étrangère, éditions Zulma, 2009)

22 juin 2011 3 22 /06 /juin /2011 06:00

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Jonquilles dans les jardins.

 

Entrée de semaine sous le paisible passage couvert de Saint Nicholas Market. Les devantures se réveillent. Elles se répondent maintenant en douceur dans l'air, ces odeurs conjuguées de scones, de muffins, de croissants, de fleurs fraîchement coupées, de fruits de mer, de produits italiens, et...de mouton korma !

 

Du carreau d'un café sans manière, mais pile au centre de cette agrégation d'activités hétéroclites, un endroit pour débardeurs, en somme, pour les matelots et les flâneurs des deux rives aussi, j'observe le monde comme il va. Les oeufs au plat et le lard fumé sont tout simplement délicieux.

 

Bristol est une grande ville portuaire encore remplie, malgré les incessants bombardements de la dernière guerre, de rues secrètes. J'y reviens de temps à autre, choses à faire, choses à régler, invitations, orientations. Avant la carte de visite, on présentait son bristol blanc...Rappelez-vous : on ne corne pas de bristol à toutes ces royautés, comme disent les Anglais.

 

3£, trois livres sterling, mon breakfast avec deux mugs de thé, c'est offert quand on sait la cherté quotidienne des prix et des services en Angleterre, et la situation ne s'est pas arrangée au fil du temps.

 

Je sors pour me perdre dans le dédale des échoppes. Sur ma gauche, une chanson aux voix d'enfants monte de l'étal d'un bouquiniste :

 

Hør et ekko,

Sjove lyde,

Ali buh bah,

Kaki suh sah,

Dimpe dampe dumpe dim,

Vil du med mig,

 Ud på landet,

Lati duh la,

Mani muh la,

Sikke noget tosseri...

 

 

Je reste interdit un instant et tout me revient : cela faisait des années et des années que je n'avais pas entendu cette ritournelle (presque) sans queue ni tête. Oui, c'est bien ça, confirmation du  libraire d'occasion (caverne où s'empile des tonnes de magazines, des écussons militaires, de la porcelaine aux effigies royales toutes époques confondues, des livres en séries populaires, des disques de vinyle, sans parler de la bimbeloterie en cartons dépenaillés dans tous les coins - le summum du knickknack, du bric-a-brac, du whatnot en échouage magistral) : j'entends à nouveau Ekkoleg, la musique qui accompagne le film inquiétant de Fernando Arrabal, Viva la muerte, tourné en 1971. 

 

J'aime la clarté. Mais il y a des jours comme celui-ci où je souris au global gibberish enfantin, au galimatias du monde, au baragouin de ses margoulins, au charabia de ses convulsionnaires, aux amphigouris de ses prophètes patentés, au sabir de ses salonnards enturbannés.

 

J'entends l'écho d'un monde disparu. Persistance de la mémoire.

19 juin 2011 7 19 /06 /juin /2011 06:00

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Je préfère peindre des yeux humains plutôt que des cathédrales.

L’âme d’un être humain - même les yeux d’un pitoyable gueux ou d’une fille du trottoir-, sont plus intéressants à mes yeux.

 

 

Pendant le colloque, j'ai dit ce que j'avais à dire, et maintenant j'avance dans le frais soleil. Avenue d'Edimbourg, je m'offre un bon café, vérifie les horaires des trains et me dis que j'ai bien le temps, cette fois, d'aller visiter le musée des beaux-arts, puis de flâner sur les quais : Quai de la Londe, Quai de Vendeuvre, Quai Caffarelli. Ce dernier, raconte le guide de la Normandie que j'ai emporté, en l'honneur de Charles Ambroise de Caffarelli du Falga, 1758-1826, ancien préfet de l'Ardèche, du Calvados et de l'Aube sous le Premier Empire. Tour de France administratif, tour de la France gastronomique...J'espère qu'il en a eu de la joie.

 

Ce musée de Caen (en 1945, la ville jaillissant des ruines) est une réussite en termes d'œuvres présentées et de politique de large ouverture au public des usagers. Quand c'est bien, il convient de le faire savoir -un travers bien français étant, on le constate pour un oui pour un non, le dénigrement systématique et concerté. Après un tour, je reviens vers Le Pérugin (Saint Jérôme dans le désert), Paul Véronèse (La Tentation de saint Antoine), Nicolas Poussin (Vénus pleurant Adonis), Philippe de Champaigne ( La Samaritaine), Willem Drost (L’Écaillère) et Gustave Courbet (La Mer, 1872).

 

Bord de mer, sans doute à Etretat, toile de commande (docteur Jacquette, médecin à Caen) me dit la notice. L'irruption de la Commune a eu lieu. Courbet a, lui, payé chèrement son goût pour la République (détention, amende, mise à l'index). Que reste-t-il de la grève, I mean, sur la grève ? Un ponton délabré, une barque ensablée, un immense ciel pommelé qui surplombe toute la scène. C'est peu ? C'est beaucoup ! Les éléments ont effacé l'Homme (majuscule) ou plutôt il s'est effacé de lui-même. On peut passer à autre chose. Le XXe siècle est en marche. Deux pas en avant, trois en arrière...

 

Plus tard sur les quais, le carillon de cent clochers au soleil comme aux plus beaux jours de la Libération.

15 juin 2011 3 15 /06 /juin /2011 06:00

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Il nous faut des héros...

 

 

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt, et de plus un garçon de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité.

 

Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer. Mais, de tous ces livres, nul ne lui paraissait aussi parfait que ceux composés par le fameux Feliciano de Silva. En effet, l’extrême clarté de sa prose le ravissait, et ses propos si bien entortillés lui semblaient d’or ; surtout quand il venait à lire ces lettres de galanterie et de défi, où il trouvait écrit en plus d’un endroit : « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison, qu’avec raison je me plains de votre beauté ; » et de même quand il lisait : « Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite votre grandeur. »

 

Avec ces propos et d’autres semblables, le pauvre gentilhomme perdait le jugement. Il passait les nuits et se donnait la torture pour les comprendre, pour les approfondir, pour leur tirer le sens des entrailles, ce qu’Aristote lui-même n’aurait pu faire, s’il fût ressuscité tout exprès pour cela. Il ne s’accommodait pas autant des blessures que don Bélianis donnait ou recevait, se figurant que, par quelques excellents docteurs qu’il fût pansé, il ne pouvait manquer d’avoir le corps couvert de cicatrices, et le visage de balafres. Mais, néanmoins, il louait dans l’auteur cette façon galante de terminer son livre par la promesse de cette interminable aventure ; souvent même il lui vint envie de prendre la plume, et de le finir au pied de la lettre, comme il y est annoncé. Sans doute il l’aurait fait, et s’en serait même tiré à son honneur, si d’autres pensées, plus continuelles et plus grandes, ne l’en eussent détourné. Maintes fois il avait discuté avec le curé du pays, homme docte et gradué à Sigüenza, sur la question de savoir lequel avait été meilleur chevalier, de Palmérin d’Angleterre ou d’Amadis de Gaule. Pour maître Nicolas, barbier du même village, il assurait que nul n’approchait du chevalier de Phébus, et que si quelqu’un pouvait lui être comparé, c’était le seul don Galaor, frère d’Amadis de Gaule; car celui-là était propre à tout, sans minauderie, sans grimaces, non point un pleurnicheur comme son frère, et pour le courage, ne lui cédant pas d’un pouce.


Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde.

 

(Miguel de Cervantes, El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha, L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, 1605, traduction Louis Viardot, 1837)

12 juin 2011 7 12 /06 /juin /2011 06:00

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Deep down, I'm pretty superficial...

 

 

Je voulais voir le musée Dali et pousser plus au Sud vers Palamós et Tossa.

 

Quittant Figueres (sur la fin, El Salvador, avide en lévitation livide...), la route de la côte rend la sensation de faire des doubles 8 sur elle-même. Oui, des panneaux publicitaires, en veux-tu en voilà, de longues barres d'immeubles informes, d'immenses giratoires au milieu de nulle part, mais, dans l'ensemble, sur cette Costa Brava, cette côte sauvage, cactus, pirates, palmiers, contrebande, je trouve mon content de localités charmantes et assez de criques secrètes pour m'y prélasser.

 

21 heures. Les premiers feux du phare-fort s'allument en corbeille de points jaunes vifs sur le front de mer à Tossa de Mar. 

L'heure espagnole ou, plus justement, catalane, peut débuter. La Catalogne est une Espagne à part et les natifs ne se privent pas de vous le faire remarquer.

 

Une ruelle légèrement en retrait. Silence. Je peux entendre mes pas sur le sol chaud. Auberge blanche et verte dans l'angle. Un menu long comme un chapelet. Va pour l'hostal blanco y verde.

 

- ¿ Que quiere usted comer ?

- Querría beber primero.

- ¿ Vino tinto, Señor ?

- Si, una buena botella de Ribera del Duero, por favor.

 

J'allume un cigarillo. Quelques minutes plus tard, se glissant tel un agile poisson à travers le rideau bayadère, le serveur revient avec le vin et un assortiment de tapas première classe qui ravirait un damné.

 

- Muchas gracias.

- De nada.

 

Le vin castillan est sublime, l'arroz negre, le conill amb cargols et le suquet de peix, un régal.

 

La nuit avance comme j'aime. Je me laisse filtrer par les éléments.

 

- ¿ Quiera usted otra cosa ? 

 

La plupart du temps, je ne prends pas de dessert : trop de sucre pour l'intime de mon équation équatoriale. Je préfère la nudité du fruit. Mais ce soir, est-ce le roulis ambiant ?, les épices qui flottent dans l'air saturé de soleil ?,  mon désir de polarités réunies ?, je ne dis pas non.

 

- Me gustaría un postre. Una crema catalana.

 

Mon poisson-pilote réapparaît en un tournemain, la mine ravie. Pas de doute : dès la première cuillère, cette crème est faite au bon lait de femme !

 

- Querría un licor después de este bono cenar.

 

J'ai envie d'un cordial et, unique client, propose de le partager avec mon digne serveur.

 

- Muy bien, perfeccionado este Licor 43. ¿ Puédase decirme donde puedo encontrar la señora Ava Gardner ?

 

Sourire sur le visage du serveur qui vient d'avoir soixante-cinq ans.

 

- Señor, Usted encontrará la estatua de la Dama en la vila vella, la vieja ciudad, justo en frente, sobre la izquierda. Cuando era niño, vi a los actores, el rodaje de la película. Me acuerdo de eso...

 

- Hasta la vista. Llévese bien !

 

Je souhaitais voir les lieux du tournage de Pandora qu'Albert Lewin avait réalisé en 1951. Avec The Barefoot Contessa, La Comtesse aux pieds nus, du magistral Mankiewicz, Pandora, Pandora and the Flying Dutchman, Pandora et le Hollandais volant, est le film où Ava Gardner, le plus bel animal du monde, a-t-on dit, est magnifiée.

 

La statue domine les toits de tuiles de la vieille ville. M'approchant d'elle, sous le ciel étoilé, je ressens soudain la puissance magnétique de son corps qui s'échappe du métal.

 

Superficielle, Ava ? Elle l'est, définitivement, par profondeur.