14 août 2011 7 14 /08 /août /2011 06:00

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Ah, mon cher Ralph, quand tu t'y mets !

 

Un certain degré de progrès depuis l'état le plus grossier où l'on trouve l'homme -l'état de celui qui habite dans les cavernes ou sur les arbres, comme le singe; l'état du cannibale, du mangeur de limaçons écrasés de vers et de détritus- un certain degré de progrès au-dessus de ce point extrême s'appelle la Civilisation. C'est un mot vague, complexe, comprenant bien des degrés. Personne n'a essayé de le définir. M. Guizot, écrivant un livre sur la question, ne le fait pas. La civilisation implique le développement d'un homme hautement constitué, amené à une délicatesse supérieure de sentiments, ainsi qu'à la puissance pratique, à la religion, à la liberté, au sens de l'honneur, et au goût. Dans notre embarras à définir en quoi elle consiste, nous le suggérons d'ordinaire par des négations. Un peuple qui ignore les vêtements, le fer, l'alphabet, le mariage, les arts de la paix, la pensée abstraite, nous l'appelons barbare. Et quand il a trouvé ou importé nombre d'inventions, comme l'ont fait les Turcs et les Mores, il y a souvent quelque complaisance à l'appeler civilisé.

 

Chaque nation se développe d'après son génie, et a une civilisation qui lui est propre. Les Chinois et les Japonais, bien qu'achevés chacun en leur genre, diffèrent de l'homme de Madrid ou de l'homme de New-York. Le terme implique un progrès mystérieux. Il n'en est point, chez les brutes ; et dans l'humanité moderne, les tribus sauvages s'éteignent graduellement plutôt qu'elles ne se civilisent. Les Indiens de ce pays n'ont pas appris les travaux de la race blanche, et en Afrique le nègre d'aujourd'hui est le nègre du temps d'Hérodote. Chez d'autres races, la croissance ne s'arrête pas; mais le progrès que fait un jeune garçon « quand ses canines commencent à percer », comme nous disons -quand les illusions de l'enfance s'évanouissent journellement, et qu'il voit les choses d'une manière réelle et compréhensive - les tribus le font aussi. Il consiste à apprendre le secret de la force qui s'accumule, le secret de se dépasser soi-même. C'est chose qui implique la facilité d'association, le pouvoir de comparer, le renoncement aux idées fixes. Pressé de se départir de ses habitudes et traditions, l'Indien se sent mélancolique, et comme perdu. Il est subjugé par le regard de l'homme blanc, et ses yeux fuient. La cause de l'un de ces élans de croissance est toujours quelque nouveauté qui étonne l'esprit, et le pousse à oser changer. Ainsi à l'origine de tout perfectionnement, il y a un Cadmus, un Pytheus, un Manco Capac - quelque étranger supérieur qui introduit de nouvelles inventions merveilleuses, et les enseigne. Naturellement, il ne doit pas savoir trop de choses, mais doit avoir les sentiments, le langage et les dieux de ceux qu'il veut instruire. Mais c'est surtout le rivage de la mer qui a été le point de départ du savoir, comme du commerce. Les peuples les plus avancés sont toujours ceux qui naviguent le plus. La force que la mer exige du marin en fait rapidement un homme, et le changement de pays et de peuple affranchit son esprit de bien des sottises de clocher.

 

Où commencer et finir la liste de ces hauts faits de la liberté et de l'esprit, dont chacun marque une époque de l'histoire ?

 

(Ralph Waldo Emerson, La Civilisation, traduction Marie Dugard, 1911)

12 août 2011 5 12 /08 /août /2011 06:00

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Je suis chez...ça !

 

Thèse : quand une mère dit à son fils (surtout si c'est son unique fils) : Vas-y !, c'est qu'il a (déjà)  gagné.

 

Il fait beau. Luxe, calme et volupté alentour.

 

Debout à six heures, toilette, thé, contemplation du monde tel qu'il va.

 

Matinée dans les mots.

 

Dictionnaires, encyclopédies, galop du rythme sur les pages du carnet.

 

Je suis un œil multiplié par deux, une oreille par quatre.

 

Un merle sur la terrasse.

 

Je ne me suis jamais senti aussi bien : aujourd'hui vaut toujours (magie de l'enfance à jamais renouvelée).

 

Bonjour gentil merle.

 

Miidi, soleil en fusion.

 

L'oiseau me tient compagnie.

 

L'encre bleue.

 

Jusqu'à 19 heures, plages dans le temps intime.

 

Whisky - on en trouve ici et même du très bon.

 

Dîner léger.

 

Les Tiger Prawns, quel régal !

 

Nuit profonde.

 

Lecture des feuillets dans l'abscisse chronologique inversée.

 

Ready for tomorrow.

 

Et ça recommence.

 

Je suis bien chez moi.

10 août 2011 3 10 /08 /août /2011 06:00

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Phir Milenge...

 

Là où l'esprit est sans crainte et où la tête est haut portée,
Là où la connaissance est libre,
Là où le monde n'a pas été morcelé entre d'étroites parois mitoyennes,
Là où les mots émanent des profondeurs de la sincérité,
Là où l'effort infatigué tend les bras vers la perfection;
Là où le clair courant de la raison ne s'est pas mortellement égaré dans l'aride et morne désert de la coutume,
Là où l'esprit guidé par toi s'avance dans l'élargissement continu de la pensée et de l'action -
Dans ce paradis de liberté,
Mon père, permets que ma patrie s'éveille.

 

(Rabîndranâth Tagore, Gitanjali / L'Offrande lyrique,  1910)

7 août 2011 7 07 /08 /août /2011 06:00

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Conjonction des ouvertures...

 

 

One cannot choose but wonder. Will he ever return? It may be that he swept back into the past, and fell among the blood-drinking, hairy savages of the Age of Unpolished Stone; into the abysses of the Cretaceous Sea; or among the grotesque saurians, the huge reptilian brutes of the Jurassic times. He may even now—if I may use the phrase—be wandering on some plesiosaurus-haunted Oolitic coral reef, or beside the lonely saline lakes of the Triassic Age. Or did he go forward, into one of the nearer ages, in which men are still men, but with the riddles of our own time answered and its wearisome problems solved? Into the manhood of the race: for I, for my own part, cannot think that these latter days of weak experiment, fragmentary theory, and mutual discord are indeed man's culminating time! I say, for my own part. He, I know—for the question had been discussed among us long before the Time Machine was made—thought but cheerlessly of the Advancement of Mankind, and saw in the growing pile of civilization only a foolish heaping that must inevitably fall back upon and destroy its makers in the end. If that is so, it remains for us to live as though it were not so. But to me the future is still black and blank—is a vast ignorance, lit at a few casual places by the memory of his story. And I have by me, for my comfort, two strange white flowers—shrivelled now, and brown and flat and brittle—to witness that even when mind and strength had gone, gratitude and a mutual tenderness still lived on in the heart of man.


 

  ∞ ∞ ∞


On ne peut s’empêcher de faire des conjectures. Reviendra-t-il jamais ? Il se peut qu’il se soit aventuré dans le passé et soit tombé parmi les sauvages chevelus et buveurs de sang de l’âge de pierre ; dans les abîmes de la mer crétacée ; ou parmi les sauriens gigantesques, les immenses reptiles de l’époque jurassique. Il est peut-être maintenant – si je puis employer cette phrase – en train d’errer sur quelque écueil oolithique peuplé de plésiosaures, ou aux bords désolés des mers salines de l’âge triasique. Ou bien, alla-t-il vers l’avenir, vers des âges prochains, dans lesquels les hommes sont encore des hommes, mais où les énigmes de notre époque et ses problèmes pénibles sont résolus ? Dans la maturité de la race : car, pour ma propre part, je ne puis croire que ces récentes périodes de timides expérimentations, de théories fragmentaires et de discorde mutuelle soient le point culminant où doive atteindre l’homme. Je dis : pour ma propre part. Lui, je le sais – car la question avait été débattue entre nous longtemps avant qu’il inventât sa Machine –, avait des idées décourageantes sur le Progrès de l’Humanité, et il ne voyait dans les successives transformations de la civilisation qu’un entassement absurde destiné, à la fin, à retomber et à détruire ceux qui l’avaient construite. S’il en est ainsi, il nous reste de vivre comme s’il en était autrement. Mais pour moi, l’avenir est encore obscur et vide ; il est une vaste ignorance, éclairée, à quelques endroits accidentels, par le souvenir de son récit. Et j’ai conservé, pour mon réconfort, deux étranges fleurs blanches – recroquevillées maintenant, brunies, sèches et fragiles –, pour témoigner que lorsque l’intelligence et la force eurent disparu, la gratitude et une tendresse mutuelle survécurent encore dans le cœur de l’homme et de la femme.

 

 

(Herbert George Wells, The Time Machine, William Heinemann Publisher, 1895 / La Machine à remonter le temps, traduction française d'Henry-David Davray, Mercure de France, 1899)

3 août 2011 3 03 /08 /août /2011 06:00

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Le 18 mars 1867, j’arrivais à Liverpool. Le Great-Eastern devait partir quelques jours après pour New-York, et je venais prendre passage à son bord. Voyage d’amateur, rien de plus. Une traversée de l’Atlantique sur ce gigantesque bateau me tentait. Par occasion, je comptais visiter le North-Amérique, mais accessoirement. Le Great-Eastern d’abord. Le pays célébré par Cooper ensuite. En effet, ce steam-ship est un chef-d’œuvre de construction navale. C’est plus qu’un vaisseau, c’est  une ville flottante, un morceau de comté, détaché du sol anglais, qui, après avoir traversé la mer, va se souder au continent américain. Je me figurais cette masse énorme emportée sur les flots, sa lutte contre les vents qu’elle défie, son audace devant la mer impuissante, son indifférence à la lame, sa stabilité au milieu de cet élément qui secoue comme des chaloupes les Warriors et les Solférinos. Mais mon imagination s’était arrêtée en deçà. Toutes ces choses, je les vis pendant cette traversée, et bien d’autres encore qui ne sont plus du Domaine maritime. Si le Great-Eastern n’est pas seulement une machine nautique, si c’est un microcosme et s’il emporte un monde avec lui, un observateur ne s’étonnera pas d’y rencontrer, comme sur un plus grand théâtre, tous les instincts, tous les ridicules, toutes les passions des hommes.

En quittant la gare, je me rendis à l’hôtel Adelphi. Le départ du Great-Eastern était annoncé pour le 20 mars. Désirant suivre les derniers préparatifs, je fis demander au capitaine Anderson, commandant du steam-ship, la permission de m’installer immédiatement à bord. Il m’y autorisa fort obligeamment.

Le lendemain, je descendis vers les bassins qui forment une double lisière de docks sur les rives de la Mersey. Les ponts tournants me permirent d’atteindre le quai de New-Prince, sorte de radeau mobile qui suit les mouvements de la marée. C’est une place d’embarquement pour les nombreux boats qui font le service de Birkenhead, annexe de Liverpool, située sur la rive gauche de la Mersey.

 

(Jules Verne, Une ville flottante, 1871)

31 juillet 2011 7 31 /07 /juillet /2011 06:00

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Quel mortel, quel être doué de la faculté de sentir, ne préfère pas au jour fatigant la douce lumière de la nuit avec ses couleurs, ses rayons, ses vagues flottantes qui se répandent partout. Oh ! comme alors l’âme, avec ce qu’elle a de plus intime, respire cette lumière du monde gigantesque des astres ! La pierre aussi la respire, la pierre qui étincelle, et puis la plante qui ouvre ses pores, et puis l’animal sauvage; mais avant tout l’étranger avec ses regards ardens, sa démarche incertaine et ses lèvres tremblantes ! Car c’est elle qui, semblable à un roi de la nature terrestre, opère d’innombrables métamorphoses, noue et dénoue mainte alliance, et entoure de son image céleste les choses d’ici-bas, et c’est  sa présence qui nous révèle les merveilles de l’empire du monde.

 

(...)

 

Mais d’où vient donc que tout à coup je sente s’apaiser ma souffrance ? Te plais-tu aussi avec nous, nuit obscure ? Et que portes-tu sous ton manteau qui agisse si puissamment sur mon âme ? Un baume précieux découle de tes mains et de tes bouquets de pavots. Tu élèves les ailes de la pensée, et nous nous sentons vaguement émus. J’aperçois une figure grave qui se penche vers moi pleine de douceur et de recueillement, et qui, au milieu des baisers d’une mère, me montre ma belle jeunesse. Que la lumière du jour me semble pauvre maintenant, et comme j’en salue avec bonheur le départ ! Ainsi, mon Dieu, tu as jeté dans l’espace ces globes étincelants pour annoncer ta toute-puissance. Mais les pensées que la nuit éveille en nous, peuvent nous paraître d’une nature plus céleste encore que ces étoiles brillantes. Car elles s’élèvent au-delà des astres les plus élevés, et pénètrent, sans le secours de la lumière, jusqu’à l’être qui occupe un des lointains espaces de ces sphères. L’amour t’envoie à moi, oh, ma douce bien-aimée ! comme le soleil de la nuit, maintenant je veille, car je suis toi et moi. Tu as voulu que je vécusse dans la nuit, tu m’as rendu homme. Viens donc, esprit de feu, détruire mon corps, afin que je m’élance dans les airs auprès de toi, pour célébrer à jamais notre mot de fiançailles.  

 

 

(Novalis, Hymnes à la nuit, traduction Xavier Marmier, 1833)

27 juillet 2011 3 27 /07 /juillet /2011 06:00

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C'est un coin de verdure liquide à l'abri des sombres maléfices...

 

 

 

Dans la feuillée, écrin vert taché d’or,

Dans la feuillée incertaine et fleurie,

D'énormes fleurs où l’âcre baiser dort

Vif et devant l’exquise broderie,

 

Le Faune affolé montre ses grands yeux

Et mord la fleur rouge avec ses dents blanches

Brunie et sanglante ainsi qu’un vin vieux,

Sa lèvre éclate en rires par les branches ;

 

Et quand il a fui, tel un écureuil,

Son rire perle encore à chaque feuille

Et l’on croit épeuré par un bouvreuil

Le baiser d’or du bois qui se recueille.

 

 

(Arthur Rimbaud, Tête de faune in Poésies, 1871)

24 juillet 2011 7 24 /07 /juillet /2011 06:00

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Le monde n'est que varieté et dissemblance. Les vices sont tous pareils en ce qu'ils sont tous vices : et de cette façon l'entendent à l'adventure les Stoiciens : mais encore qu'ils soyent également vices, ils ne sont pas égaux vices : Et que celuy qui a franchi de cent pas les limites,

Quos ultra citráque nequit consistere rectum,

ne soit de pire condition, que celuy qui n'en est qu'à dix pas, il n'est pas croyable : et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin d'un chou de nostre jardin :

Nec vincet ratio, tantumdem ut peccet, idemque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus divum sacra legerit.

Il y a autant en cela de diversité qu'en aucune autre chose.

La confusion de l'ordre et mesure des pechez, est dangereuse : Les meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest : ce n'est pas raison que leur conscience se soulage, sur ce que tel autre ou est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la devotion : Chacun poise sur le peché de son compagnon, et esleve le sien. Les instructeurs mesmes les rangent souvent mal à mon gré.

Comme Socrates disoit, que le principal office de la sagesse estoit, distinguer les biens et les maux. Nous autres, à qui le meilleur est tousjours en vice, devons dire de mesme de la science de distinguer les vices : sans laquelle, bien exacte, le vertueux et le meschant demeurent meslez et incognus.

Or l'yvrongnerie entre les autres, me semble un vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs : et il y a des vices, qui ont je ne sçay quoy de genereux, s'il le faut ainsi dire. Il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la prudence, l'addresse et la finesse : cestuy-cy est tout corporel et terrestre. Aussi la plus grossiere nation de celles qui sont aujourd'huy, c'est celle là seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent l'entendement, cestuy-cy le renverse, et estonne le corps.

cum vini vis penetravit,
Consequitur gravitas membrorum, præpediuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens,

 

Nant oculi, clamor, singultus, jurgia gliscunt :

Le pire estat de l'homme, c'est où il pert la connoissance et gouvernement de soy.

Et en dit on entre autres choses, que comme le moust bouillant dans un vaisseau, pousse à mont tout ce qu'il y a dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets, à ceux qui en ont pris outre mesure.

tu sapientium
Curas, et arcanum jocoso
Consilium retegis Lyæo.

Josephe recite qu'il tira le ver du nez à un certain ambassadeur que les ennemis luy avoient envoyé, l'ayant fait boire d'autant. Toutesfois Auguste s'estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des plus privez affaires qu'il eust, ne s'en trouva jamais mesconté : ny Tyberius de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous ses conseils : quoy que nous les sçachions avoir esté si fort subjects au vin, qu'il en a fallu rapporter souvent du Senat, et l'un et l'autre yvre,

Externo inflatum venas de more Lyæo.

Et commit on aussi fidelement qu'à Cassius beuveur d'eauë, à Cimber le dessein de tuer Cesar : quoy qu'il s'enyvrast souvent : D'où il respondit plaisamment, Que je portasse un tyran, moy, qui ne puis porter le vin !

 

 

(Montaigne, Essais, Livre II, chapitre 2, De l'yvrongnerie, 1595)

20 juillet 2011 3 20 /07 /juillet /2011 06:00

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Excelle, et tu vivras. (Joubert)

 

 

Candide en retournant dans sa métairie fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes; car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baasa; le roi Éla, par Zambri; Ochosias, par Jéhu; Athalie, par Joïada; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV ? Vous savez... Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. Vous avez raison, dit Pangloss; car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât; ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. Travaillons sans raisonner, dit Martin, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable.

 

Toute la petite société entra dans ce louable dessein; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était, à la vérité, bien laide; mais elle devint une excellente pâtissière; Paquette broda; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme: et Pangloss disait quelquefois à Candide: Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles; car enfin si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.

 

(Voltaire, Candide ou l'Optimisme, 1759)

17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 06:00

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Es giebt so viele Morgenröthen, die
noch nicht geleuchtet haben.

 

(Friedrich Nietzsche, Morgenröthe, Gedanken über die moralischen Vorurtheile, 1887)

 

 

 

À l’Aurore, par Coutsa

(Mètre : Trichtoubh)

 

1. La plus douce des lumières se lève ; elle vient de ses rayons colorer partout la nature. Fille du Jour , la Nuit a préparé le sein de l’Aurore, qui doit être le berceau du Soleil.

 

2. Belle de l’éclat de son nourrisson, la blanche Aurore s’avance ; la noire déesse a disposé son trône. Toutes deux alliées au Soleil, (l’une comme sa fille, l’autre comme sa mère), toutes deux immortelles, se suivant l’une l’autre, elles parcourent le ciel, l’une à l’autre s’effaçant tour à tour leurs couleurs.

 

3. Ce sont deux sœurs qui poursuivent sans fin la même route ; elles y apparaissent tour à tour, dirigées par le divin (Soleil). Sans se heurter jamais, sans s’arrêter, couvertes d’une douce rosée, la Nuit et l’Aurore sont unies de pensée et divisées de couleurs.

 

4. Ramenant la parole et la prière , l’Aurore répand ses teintes brillantes ; elle ouvre pour nous les portes (du jour). Elle illumine le monde, et nous découvre les richesses (de la nature) ; elle visite tous les êtres.

 

5. Le monde était courbé par le sommeil ; tu annonces que le temps est venu de marcher, de jouir de la vie, de songer aux sacrifices, d’augmenter sa fortune. L’obscurité régnait. L’Aurore éclaire au loin l’horizon, et visite tous les êtres.

 

6. Richesse, abondance, honneur, sacrifices, voilà des biens vers lesquels tout ce qui respire va marcher à la lumière de tes rayons ; l’Aurore va visiter tous les êtres.

 

7. Fille du ciel, tu apparais, jeune, couverte d’un voile brillant, reine de tous les trésors terrestres ; Aurore, brille aujourd’hui fortunée pour nous.

 

8. Suivant les pas des Aurores passées, tu es l’aînée des Aurores futures, des Aurores éternelles. Viens ranimer tout ce qui est vivant, Aurore ! viens vivifier ce qui est mort !

 

9. Aurore, c’est toi qui allumes le feu du sacrifice, toi qui révèles (au monde) la lumière du soleil, toi qui éveilles les hommes pour l’œuvre sainte. Telle est la noble fonction que tu exerces parmi les dieux.

 

10. Depuis combien de temps l’Aurore vient-elle nous visiter ? Celle qui arrive aujourd’hui imite les anciennes qui nous ont lui déjà, comme elle sera imitée de celles qui nous luiront encore ; elle vient, à la suite des autres, briller pour notre bonheur.

 

11. Ils sont morts, les humains qui voyaient l’éclat de l’antique Aurore ; nous aurons leur sort, nous qui voyons celle d’aujourd’hui ; ils mourront aussi, ceux qui verront les Aurores futures.

 

12. Toi qui repousses nos ennemis, qui favorises les sacrifices, née au moment même du sacrifice; loi qui inspires l’hymne et encourages la prière ; toi qui amènes les heureux augures et les rites agréables aux dieux, bonne Aurore, sois-nous aujourd’hui favorable.

 

13. Dans les temps passés l’Aurore a brillé avec éclat ; de même aujourd’hui elle éclaire richement le monde ; de même dans l’avenir elle resplendira. Elle ne connaît pas la vieillesse, elle est immortelle ; elle s’avance, ornée sans cesse de nouvelles beautés.

 

14. De ses clartés elle remplit les régions célestes ; déesse lumineuse, elle repousse la noire déesse. Sur son char magnifique traîné par des coursiers rougeâtres, l’Aurore vient, éveillant (la nature).   15. Elle apporte les biens nécessaires à la vie de l’homme, elle déploie un étendard brillant ; elle nous appelle, pareille aux Aurores qui l’ont toujours précédée, pareille aux Aurores qui la suivront toujours.

 

16. Levez-vous ; l’esprit vital est venu pour nous. L’obscurité s’éloigne, la lumière s’avance ; elle prépare au soleil la voie qu’il doit parcourir. Nous allons reprendre les travaux qui soutiennent la vie.

 

17. Le ministre du sacrifice élève la voix pour célébrer en vers les lumières de l’Aurore. Loin des yeux de celui qui te loue, repousse l’obscurité ; Aurore, bénis, en les éclairant de tes rayons, le père de famille et ses enfants.

 

18. Le mortel qui t’honore voit briller pour lui des Aurores qui multiplient ses vaches et lui donnent des enfants vigoureux. Puisse celui qui t’offre ces libations accompagnées de la prière (qui résonne) comme un vent (favorable), puisse-t-il obtenir des Aurores fécondes en beaux coursiers !

 

19. Mère des dieux, œil de la terre, messagère du sacrifice, noble Aurore, brille pour nous ; approuve nos vœux, et répands sur nous ta lumière. Toi qui fais la joie de tous, rends-nous fameux parmi les nôtres.

 

20. Les biens divers qu’apportent les Aurores sont le partage de celui qui les honore et qui les chante. Qu’ils nous protègent également, Mitra, Varouna, Aditi, la Mer, la Terre et le Ciel.

 

 

(Rig Véda, traduction Alexandre Langlois, 1872)