21 septembre 2011 3 21 /09 /septembre /2011 06:00

lossy-page1-800px-Big_Sur_Coast.tif.jpg

 

 

Sirocco britonnique.

 

Lueur du jour. Le train qui vient de traverser l'élégante cité d'Oxford fonce maintenant vers la côte. La locomotive a la volonté manifeste de rivaliser avec la vitesse du vent qui balaie tout sur son passage. J'aurais pu descendre à cet arrêt, car j'aime bien la ville-université où l'on peut encore croiser Duns Scot ou Thomas Stearns Eliot dans les jardins de Merton College. J'y ai de bons souvenirs. Par exemple, du côté de la Bodleian Library. Ou du côté de la Turf Tavern, Bath Place. Ce sera pour une autre fois. J'ai l'intention de séjourner un ou deux jours, trois au plus, dans la petite station balnéaire de Weymouth située dans le Dorset. Pour mener ce projet à bien, il m'a fallu des préparatifs et des changements d'itinéraires. Ce n'est pourtant pas éloigné de mon point de départ, mais ce n'est pas rien et, au fond, cela m'amuse.

 

La gare, terminus de la South Western Line qui relie Bristol à Londres, a été, me dit la plaque commémorative, entièrement reconstruite dans les années 1980. L'ancien édifice, ne pouvant plus accueillir le flot continu des touristes, méritait sans doute un lifting digne des temps modernes. Je savais que Weymouth avait, depuis belle lurette, un authentique pouvoir d'attraction : John Constable qui est loin d'être un mauvais peintre a souvent arpenté le coin. Ses exquises esquisses, ses croquis sur le vif et ses toiles nous donnent à voir des paysages côtiers plutôt tourmentés en gris et bistres grotesques, au sens premier, qui contrastent avec l'apparente tranquillité du rivage très aménagé d'aujourd'hui.

 

Mais ce n'est pas tant à Constable que je pense ce matin tandis que je me dirige au gré des rafales vers un café à la devanture bleue pour prendre mes marques. Non, j'ai devant les yeux, mentalement parlant, les premières pages de Weymouth Sands :

 

The sea lost nothing of the swallowing identity of its great outer mass of waters in the emphatic, individual character of each particular wave...

 

(La mer ne laissait pas entamer son individualité : de toute l'énorme masse visible de ses eaux, elle restait la mer, entité triomphale, gouffre insatiable en dépit de la fougue que les vagues mettaient à imposer leur caractère individuel...)

 

Ce roman hyperbolique, mon cher John Cowper Powys l'a écrit à des milliers de kilomètres d'ici, dans l'agitation new-yorkaise. Nous sommes en 1934 et John commence à en avoir assez de son existence outre-Atlantique au point de vouloir revenir, en deux temps trois mouvements, au pays - haut en couleur ! - de Galles. À cause de John, j'avais le désir de voir d'assez près à quoi ressemble Weymouth et ses environs.

 

Après le café qui avait un goût de thé, l'air redevenu doux aidant, j'ai marché jusqu'au bout de l'Esplanade -The Esplanade, s'il vous plaît. Je suis resté là un moment à regarder la manœuvre de l'unique ferry qui se portait au mouillage. À quelques encablures, plus au Sud, la presqu'île de Portland dans un nuage d'oiseaux. Activités des uns, activités des autres. Rebroussant chemin - je ne pouvais aller plus loin au risque de tomber directement dans l'eau -, je suis passé devant un gîte géorgien de luxe, a guest house, qui porte le titre exact du roman de Powys. J'entre et me fait donner certains renseignements par une dame qui portait non pas une jupe, mais carrément une robe à motifs écossais. L'endroit ne manquait pas de charme, mais je préfère l'hôtel légèrement en retrait où j'ai réservé une chambre. En effet, parcourant un prospectus à la gare avant d'entrer en ville, comme quoi il faut toujours avoir l'oeil actif, j'avais remarqué toutes sortes de festivités qui, d'après le calendrier, devaient se produire au cours de la semaine dans les parages de la guest house, notamment au Game Zone-Laser Zone. Je craignais déjà le pire. Mon choix était donc le bon.

 

Soir de brume dans ma chambre à l'hôtel.

 

Je fume un cigare Hamlet. Finalement, ,j'aurais déambulé dans la ville toute la journée et vu tout ce que je voulais y voir, empruntant le dédale de ses rues pittoresques derrière le port : Maiden Street, Market Street, Saint Nicholas et Saint thomas Streets, une East Street mais pas de West Street, une Franchise Street et une belle Helen Street. Chez un libraire-antiquaire - la boutique, matières sur matières, était la convergence en un point focal de tout ce qui a été manufacturé en Angleterre depuis au moins un siècle -, je n'ai pas trouvé le moindre bouquin digne d'intérêt. Ce n'était que de la fiction en tombereaux d'éditions bon marché. Mais, au milieu de ce fatras, j'ai déniché un petit lion de bronze de bon poids que je me suis offert et que je placerai au retour sur les feuillets épars dans l'atelier.

 

J'avais faim et suis reparti, guidé par le hasard. Dans un restaurant propret tenu par un ancien de la Royal Navy, une assiette de fruits de mer et un honnête vin blanc portugais ont composé mon repas. Après le dîner et un whisky offert par le patron en souvenir du Débarquement, j'étais heureux de mon sort. Malgré le vent qui n'avait pas cessé de souffler depuis l'aube et les bancs de brouillard de plus en plus compacts, je ne voulais pas rentrer tout de suite. Sur le pavé, canettes de bière à la main, des groupes de jeunes tapageurs se dirigeaient vers la zone de jeux. J'oblique vers une rue plongée dans une étrange lumière jaune et verte. Une bonne surprise m'attendait : un cinéma. À l'affiche, The Ghost and Mrs Muir, un de mes films préférés et la séance allait débuter. Good ! Je ne pouvais trouver mieux ! Pendant une heure et demie, le vent dehors, le vent sur l'écran, j'étais tantôt Captain Gregg (magistral Rex Harrison), tantôt Lucy Muir (touchante Gene Tierney). Et je n'oublie pas la jeune Nathalie Wood et le délicat George Sanders. Sait-on qu'ils étaient, l'un et l'autre, d'origine russe ? Le Gull Cottage de Mrs Muir me plaît beaucoup dans son retirement à la fois simple et raffiné. Vu les conditions atmosphériques, les scènes de bourrasques, quant à elles, auraient pu être filmées ici, à Weymouth. Sauf que, si ma mémoire est bonne, elles le furent sur la côte de l'océan Pacifique, au Nord de Carmel, en Californie.

 

Le lendemain, préparant mon paquetage, la tête encore pleine de gentils fantômes, je me dis, jetant par la fenêtre un dernier coup d'œil à la ligne d'horizon, que je ferai bien de monter en bus vers le Nord, vers le pays de Galles, vers un ailleurs à revisiter...           

 

 

(Joseph Leo Mankiewicz, The Ghost and Mrs Muir, 1947 / John Cowper Powys, Weymouth Sands, The Overlook Press, 1934, Les Sables de la mer, traduction de Marie Canavaggia, préface de Jean Wahl, Plon, 1959)

18 septembre 2011 7 18 /09 /septembre /2011 06:00

    Alicebeggar-copie-1.png

 

What do you think it was?


 

Je laisse Liverpool, son tumulte, ses nuages noirâtres qui flottent au-dessus de la Mersey, sa langue qui cogne en bits électriques et monte à bord de l'autocar bleu et blanc en direction de Chester.

 

Je suis invité à apprécier - apprécier, pas approuver aveuglément -, les résultats temporaires d'une équipe scientifique de l'université locale en matière d'agriculture biologique high-tech. J'ai toujours pensé que l'association de ces deux mots, agriculture et biologie, donnait un composé redondant, mais c'est peut-être que je n'ai pas l'esprit assez scientifique.

 

Sors de la gare routière et marche vers le centre-ville sous une pluie tiède qui sent le goudron de marine. Elles se ressemblent toutes, les bus stations en Angleterre, mais ce n'est jamais la même à chaque fois, étrangeté familière. Tombe sur une tea-room avenante dans le prolongement de l'Eastgate et son dandy de clocheton au beau milieu du passage. Rien ne semble avoir bougé depuis des siècles. Les demeures à lourds colombages protègent comme jamais le thé délicat dans votre tasse. La cloche frappe l'heure juste, hier comme aujourd'hui, et chacun alentour s'y conforme. Épatant ? Non, platement humain, c'est tout.

 

J'entre pour un peu de chaleur. Sur le canapé du salon, une ribambelle de brochures sur papier offset. Je me dis qu'il y a toujours quelque chose à apprendre si je mets à les feuilleter avant l'arrivée de la théière. Mais non : elles sont toutes plus ineptes les unes que les autres. L'une s'intitule Been there, Done That, catalogue d'activités occupationnelles pour tous les goûts. Pour tous les goûts, c'est certain, faute de goût. Qu'avons-nous ? Sur la même page, entre les publicités pour restaurants inévitablement exotiques -tu fais le tour du monde pour pas cher- et le numéro - unique ! - de la station de taxis, je trouve des randonnées en VTT, des séances d'aquabike (deux pour le prix de quatre !), du tir à l'arc, du tir aux pigeons, un club fléchettes (hum, agressivité refoulée), la visite d'une ferme aux crocodiles, le souvenir inoubliable d'un aller-retour sur la banquette de l'antique train à vapeur municipal (20£ quand même !), la découverte d'un musée de draperies, classé au patrimoine, puis celle d'un atelier de fleurs séchées tenu par deux sœurs et aussi l'incontournable comptoir aux alcools sur la grand'rue, débauche de breuvages garantis discount (pour la fin du rallye ?).

 

Bref, vous voyez le topo ? Je suis venu, j'ai vu, je suis repu.

 

Le thé ayant fait son effet feutré, j'emprunte un bus qui me porte dans les faubourgs devant un patch de verdure assez grand pour contenir le royaume terrestre des salades. À peine les présentations faites avec mes homologues - ils me considèrent, après tout, comme un des leurs, bon, si ma condition les contente -, que je suis revêtu d'une longue blouse blanche en polyester et chaussé de larges bottes : je vais marcher dans la gadoue, c'est sûr. La pluie a cessé et je sens l'air frais qui vient de l'estuaire.

 

Voici des chercheurs, jeunes pour la plupart, hommes et femmes, une fois n'est pas coutume, en parité, qui ont le souci de bien agir et le tour du propriétaire s'avère intéressant. Ces laitues bien vertes, ces batavias, ces frisées, ces romaines, je les croquerais sans a priori !

 

J'ai droit à toutes les nuances du pH constituant ce sol-ci et celui-là, et les moyens naturels à la mesure des pays en développement, comme on dit, pour contourner les problèmes éventuels d'acidité trop élevée sur leurs parcelles situées à des milliers de miles. Sans parler des insectes utiles et ceux qui ne le sont pas. Les insectes se demandent-ils si l'homme leur est utile ? Au bout d'une heure, je suis entraîné dans un abri de jardin en robustes rondins à l'intérieur duquel, parmi une flottille d'ordinateurs, sont rendus dans leur lisibilité mathématique imparable des diagrammes, des courbes et autres statistiques.

 

Diana, l'une des biologistes, au prénom champêtre prédestiné, s'emploie, devant mon air songeur - qui sait si je ne fais pas de la récalcitrance technologique ? -, à me préciser les tenants et aboutissants de toute la démarche, promise à un bel avenir, souligne-t-elle, et soutenue par les autorités. Je n'en doute pas, je ne dis pratiquement rien, j'écoute. Nous ressortons dans un soleil d'automne. Dans le ciel, une bande de canards file plein Sud.

 

- Nous avons un petit cadeau pour vous, me dit Diana au moment de prendre congé. Une belle laitue que vous mangerez ce soir.

- C'est très aimable, mais je voyage léger et loin en ce moment...

- Ça ne fait rien, elle se conservera une semaine dans ce panier spécialement fabriqué en fibres végétales.

 

Enfin débarrassé de mon costume spatial, je les salue de la main avant de remonter dans mon bus, ma salade sous le bras.Tout cela est bel et bon. Mais j'en reviens toujours  à l'essentiel : nous sommes de plus en plus nombreux sur cette planète...

 

De retour en ville, au moment de gagner mon hôtel et de consigner ces heures sur mon carnet de bord, un gros matou roux, au pied de l'imposante balustrade de l'escalier, me regarde intensément. Il me revient soudain en mémoire le chat de Chester et son sourire énigmatique. C'est lui, pas de doute.

 

- Alors, tu as traversé le miroir ?, me lance-t-il.

 

Je suis un peu décontenancé, mais il m'en faut plus pour que je jette l'éponge. Et puis, il m'arrive de parler aux animaux. Souvent.

 

- Malicieux matou, je te répondrais que je poursuis la traversée de moi-même sans relâche ! 

 

Dans la chambre, je contemple ma belle salade sur la table devant la fenêtre. Le jour se fane, mais la salade, elle, n'est pas prête de s'étioler. À l'instant, j'imagine Alice Pleasance Liddell bondissant hors d'une brassée de scaroles à larges feuilles...

 

 

(Lewis Carroll, Alice's Adventures In Wonderland, Macmillan Publishers, 1865 / Through The Looking-Glass & What Alice Found There, Macmillan Publishers, 1871)

14 septembre 2011 3 14 /09 /septembre /2011 06:00

page1-418px-Freud_1930_Unbehagen_in_der_Kultur.djvu.jpg

 

 

Quelle époque !

 

Capitale de la douleur...

 

À la terrasse d'un bistrot, les frimas pour un ordre de bataille incertain, les hommes et les femmes devant mes yeux en claudication heurtée. 

 

Décidément, je n'aurais entendu, vu, perçu un tel amoncellement de bêtise en aussi peu de temps depuis ce printemps charmant.

 

Tilleul, charmille, merle moqueur...

 

Je suis calme, je reste calme, j'essaie de maintenir le calme.

 

- Bonjour docteur !

 

- Comment allez-vous ?

 

- On fait aller.

 

- Courage !

 

Dans le caniveau passe au gré du courant un catalogue de jouets pour enfants.

 

On ne peut se défendre de l’impression que les hommes se trompent généralement dans leurs évaluations. Tandis qu’ils s’efforcent d’acquérir à leur profit la jouissance, le succès ou la richesse, ou qu’ils les admirent chez autrui, ils sous-estiment en revanche les vraies valeurs de la vie. Mais sitôt qu’on porte un jugement d’un ordre aussi général, on s’expose au danger d’oublier la grande diversité que présentent les êtres et les âmes. Une époque peut ne pas se refuser à honorer de grands hommes, bien que leur célébrité soit due à des qualités et des œuvres totalement étrangères aux objectifs et aux idéals de la masse. On admettra volontiers, toutefois, que seule une minorité sait les reconnaître, alors que la grande majorité les ignore. Mais, étant donné que les pensées des hommes ne s’accordent pas avec leurs actes, en raison au surplus de la multiplicité de leurs désirs instinctifs, les choses ne sauraient être aussi simples.

 

(...)

 

La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? À ce point de vue, l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’autre des deux « puissances célestes », l’Eros éternel, tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel.

 

 

C'est parce qu'ils savent préserver farouchement leur enfance que baleines et ours blancs parviennent à s'entendre...

 

 

(Quotation again : Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur, 1929 / Le Malaise dans la civilisation, traduction Charles Odier) 

11 septembre 2011 7 11 /09 /septembre /2011 06:00

800px-Stellenbosch vineyards

 

Rives qui croulez en parure afin d’emplir tout le miroir...


 

Dans le pays de l'Isle-sur-la-Sorgue en bonne compagnie.

 

Vins fins, fruits exquis, noix succulentes, fromages d'antan, pain séculier, conversations portées en art.

 

Que demander de plus ?

 

 

 

Aujourd’hui l’espace est splendide !
Sans mors, sans éperons, sans bride,
Partons à cheval sur le vin
Pour un ciel féerique et divin !

Comme deux anges que torture
Une implacable calenture,
Dans le bleu cristal du matin
Suivons le mirage lointain !  

Mollement balancés sur l’aile
Du tourbillon intelligent,
Dans un délire parallèle,

Ma sœur, côte à côte nageant,
Nous fuirons sans repos ni trêves
Vers le paradis de mes rêves !


 

 

(Charles Baudelaire, Le Vin des amants in Les Fleurs du mal, 1857)

7 septembre 2011 3 07 /09 /septembre /2011 06:00

483px-Thirteen-year-old_Beethoven.jpg

 

 

Bête au vin !

 

Mea maxima culpa.

 

Je ne peux résister à ce jeu de mots d'un goût...douteux. Ludwig m'en voudra-t-il par-delà les siècles ?

 

Langsame Heimkher - lent retour vers Berlin-feuilles-au-vent où je vais m'entretenir de Richard Brautigan avec un groupe d'étudiants. La pêche à la truite : roman d'apprentissage. Du cours d'eau local au fleuve souvent incertain de l'histoire américaine. L'Amérique avant les États-Unis, pour ainsi dire. Grand écart humoristique.

 

Le train va à son rythme, les voitures sur l'Autobahn au leur : deux conceptions du monde en raccourci.

 

De toutes les symphonies de Beethoven, la 6ème, dite Pastorale, est ma favorite. Le passage où l'orage se déchaîne, surtout. Il peut, il va se passer quelque chose.

 

Dieu sait que cette symphonie a été enregistrée de toutes les façons !

 

Plus tard à l'université, dans la vaste galerie, tous ces bustes de marbre au temps immémorial.

 

Qu'est-ce que je cherche ? Une symphonie ? Une harmonie ?

 

Trouve tantôt l'une, tantôt l'autre.

 

Je travaille pour que le champ soit le plus hautement magnétique. Je le sais.

 

Allons nous occuper de cette pastorale américaine.

 

 

(Beethoven, symphonie n° 6, Pastorale, dans l'interprétation d'Arturo Toscanini, NBC Symphony Orchestra, 1939 / Richard Brautigan, Trout Fishing In America, Four Seasons Foundation, 1967)

4 septembre 2011 7 04 /09 /septembre /2011 06:00

Spinoza.jpg

 

Ea res libera dicitur, quae ex solâ suae naturae necessitate exisit, & à se sola ad agendum determinatur.

 

 

Salut au soleil de l'aube.

 

Ce beau volume (Emmanuel Pierrat, 100 livres censurés, éditions du Chêne, 2010) arrivé par le service de presse, je l'avais feuilleté dans la saison froide. Joie de le retrouver, ce qui tombe à pic au moment où sifflent à nouveau dans les oreilles les mots : censure, interdiction, représailles et j'en passe...

 

Parmi les cent œuvres retenues par le compilateur, nous allons croiser celles qui subirent de frénétiques poursuites et connurent de retentissants procès. Exemples : Les Fleurs du mal, Madame Bovary, Notre-Dame des Fleurs, Lolita, De l'esprit, Justine ou les Malheurs de la vertu, Les Voyages de Gulliver (eh oui !), Tartuffe et Dom Juan, Napoléon le Petit, Eden, Eden, Eden, L'Origine des espèces ou Les Raisins de la colère. On pourrait allonger la liste, car on n'en a jamais fini avec l'humaine bêtise. Il est à l'évidence utile de rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, tout était loin d'être rose en matière de liberté d'opinion écrite. Simone de Beauvoir, Henry Miller ou Georges Bataille, là, à quelques dizaines d'années de nous, savent exactement de quoi je parle.

 

Mais, aujourd'hui, j'ai une pensée particulière pour mon ami Baruch (béni en hébreu) Spinoza. On se souvient de l'exclamation de Nietzsche en 1881 à son endroit :

 

Je suis très étonné, ravi ! J’ai un précurseur et quel précurseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza. Que je me sois senti attiré en ce moment par lui relève d’un acte "instinctif". Ce n’est pas seulement que sa tendance globale soit la même que la mienne : faire de la connaissance l’affect le plus puissant - en cinq points capitaux je me retrouve dans sa doctrine; sur ces choses ce penseur, le plus anormal et le plus solitaire qui soit, m’est vraiment très proche : il nie l’existence de la liberté de la volonté, des fins, de l’ordre moral du monde, du non-égoïsme, du Mal. Si, bien sûr, nos divergences sont également immenses, du moins reposent-elles plus sur les conditions différentes de l’époque, de la culture, des savoirs. In summa : ma solitude qui, comme du haut des montagnes, souvent, souvent, me laisse sans souffle et fait jaillir mon sang, est au moins une dualitude. - Magnifique !

 

Le sait-on ? Une grande partie de l'œuvre spinoziste fut carrément interdite dans sa bonne terre batave - esprit fort, tu vas voir ! Et Baruch en aura vu de toutes les couleurs : sa propre communauté finit par le mettre définitivement au ban.

 

Voici le portrait que brosse l'un des premiers biographes importants de Spinoza, Jean Maximilien Lucas : 

 

Baruch de Spinoza était d'Amsterdam, la plus belle ville de l'Europe, et d'une naissance fort médiocre. Son père, qui était juif de religion et Portugais de nation, n'ayant pas le moyen de le pousser dans le commerce, résolut de lui faire apprendre les lettres hébraïques. Cette sorte d'étude, qui est toute la science des juifs, n'était pas capable de remplir un esprit brillant comme le sien. Il n'avait pas quinze ans qu'il formait des difficultés que les plus doctes d'entre les juifs avaient de la peine à résoudre; et quoiqu'une jeunesse si grande ne soit guère l'âge du discernement, il en avait néanmoins assez pour s'apercevoir que ses doutes embarrassaient son maître. De peur de l'irriter, il feignait d'être fort satisfait de ses réponses, se contentant de les écrire, pour s'en servir en temps et lieu.

 

Pour s'en servir en temps et lieu : stratégie du contournement...Tout est (presque) dit, non ?

 

À retenir cent fois : Est dite libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par elle-même à agir.


 

(Spinoza,  Éthique, texte latin et traduction de Charles Appuhn, Vrin, ah !, les éditions Vrin.., 1977 et, aux éditions du Seuil, 1988, dans la traduction de Bernard Pautrat / Jean Maximilien Lucas, Vie de Spinoza, 1735 )

31 août 2011 3 31 /08 /août /2011 06:00

Avillion_Pool.JPG

 

 

Rentrée ? Sortie !

 

 

(...)

 

1

Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.


2

Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui-même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.


3

Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. En tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience ; et l’unification qu’il accomplit n’est rien d’autre qu’un langage officiel de la séparation généralisée.


4

Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.


5

Le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée.

 

(...)

 

(Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet/Chastel, 1967)

28 août 2011 7 28 /08 /août /2011 06:00

433px-Autoportrait_de_Rimbaud_a_Harar_en_1883.jpg

 

 

(...)

 

— Voici de la prose sur l’avenir de la poésie -Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque; Vie harmonieuse.


— De la Grèce au mouvement romantique, — moyen-âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !


Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.

On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?

Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.


Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !


En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !


La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.


Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

 

(Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny dite Lettre du Voyant, 15 mai 1871)

21 août 2011 7 21 /08 /août /2011 06:00

Stay_view_from_terrace_west_big.jpg

 

 

Promontoire en bleu profond...

 

 

 

 

                                                                                          Î


î, 4e lettre de l’alphabet, répondant à l’i long.
î. êmi 2. Cette racine confond ses formes et ses significations avec celles de i ; elle n'est guère employée que dans le Vd., où elle a surtout le sens de : aller à, s'adresser à, prier, adorer.
î indéc. interjection pour appeler du secours.

îx. ixê 1 ; p. ixdhcakrê; f2. ixi-

syê; al. éxisi; pp. ixita. Voir; regarder; || considérer, ac. || Veiller aux intérêts de qqn., d. || Gr. oWoptat. Cf. axi, axa.

îxana n. vue, aspect. || œil; regard.

ixanikd f. diseuse de bonne aventure.

ixayâmi c. ; pqp. êcixarh, faire voir, faire que qqn. voie, 2 ac.

ixê 3p. sg. vd. de îç.

oul^'. îMdmi 1, et îykdmi;

p. îyMncakdra. Aller, se mouvoir ; || passer, traverser.

lyTîayâmi c. et 10, faire aller, pousser. || Traverser, franchir les montagnes, Vd.

icixisê dés. de ix, désirer voir.

îj et ifij. êjdmi 1 et înjdmi; p.

ijâncakdra: pp. tjita. aller. || Invectiver, blâmer; || repousser.

ijdna ppf. moy. de yoj.  fj-lr - 92 -

ijilum inf. de yoj. ijima Ip. pi. p. deyaj. ijê ip. sg. p. de yaj.

ijihisé dés. de ih. : vouloir faire, effort, etc.
itté 3p. sp. pr. de id.
id îddé 2, 2p. »V/ùV, 3p. itté: p.

idâhcakrê; f’2. idisyê: al. rrfù’/; pp. /f//7«. Louer, célébrer; || rendre un culte de louan- tes : aynim à Aiïni ; || honorer avec le beurre du sacrifice. Ce verbe a ordinairt. un sens religieux. — Cf. //, il et il.

idaydmi 10, louer, célébrer, etc.

idd f. louange. Cf. idd, ild, ild.

îdidisê dés. désirer louer : indrani, je veux chanter Indra.

Idya pf. de id : digne de louanges.

iti f. (i) voyage en pays étranger. Il Calamité qui survient, temps malheureux, fléau de la saison, tel que sécheresse, pluie, bêtes nuisibles, etc.
idrk ou idrç a. [m. n. idfça ; f. idfçî] (sfx. dfç] cf. drç voir) tel. Cf. gr.

ix dans tîXîxoç, tvîXîxoç, etc.; et lis, dans le lat. talis, qualis, etc. jj Mg il3.

idê autre forme de indê (ind).
int. itâmi 1; cf. anl, and.
ipsâmi 1, dés. de âp , désirer atteindre. — Pp. ipsila désiré. M§ 115.

ipsâ f. désir d’atteindre, de réussir (âp).

ipsu a. désireux d’atteindre; désireux (âp).

 

 

 

Longues études : attention, concentration, libération...

 

 

(Émile-Louis Burnouf, Dictionnaire classique sanscrit-français, Maisonneuve, Paris, 1866)

17 août 2011 3 17 /08 /août /2011 06:00

Gauguin_Femme_Caraibe.jpg

 

 

Ti dife boule sou istoua Ayiti...

 

 

Matinée en correspondance.


 

Cher Dany,

 

Je viens de commencer la lecture de ton dernier récit Tout bouge autour de moi : avec pudeur et tendresse, tu dis bien ce qui s'est passé là-bas le 12 janvier 2010.

 

Intelligence, élégance, humour distancié.

 

Parmi les vignettes dont le nombre correspond à la durée du drame qui s'est joué au soleil, celle-ci, page 128, Un écrivain au travail :

 

Quand je suis arrivé, mon neveu était en train d'écrire sur un vieil ordinateur qu'il a bricolé lui-même. Je m'assois dans un coin pour le regarder. Il garde un cahier près de lui où il gribouille de temps en temps. Exactement comme je fais. Je ne lui ai pourtant rien dit de ma manière de travailler. Peut-être qu'il l'a lu quelque part. Ou que nous avons les mêmes méthodes. Les écrivains en train d'écrire ont tous le même aspect. Il se retourne brusquement vers moi. 


- Tu écris ?

- Je ne sais pas...

- Mais je t'ai vu... 


Je n'écrivais pas.


On se regarde un moment.


- Pourquoi refuses-tu d'accepter que tu étais en train d'écrire ? C'est ce que font les écrivains.

- Je ne suis pas un écrivain, fait-il sur un ton ferme.

- Pourquoi ?

- Je n'ai pas écrit de livre.

- Un écrivain c'est simplement quelqu'un qui écrit.


Il me jette ce regard de boxeur sonné. C'est le métier qui entre. Un long chemin l'attend. Il devrait le prendre seul.

 

 

Autour d'un verre de rhum pour continuer un de ces quatre dans les mots.

 

Bien à toi par delà les mers !

 

P.-S.  D'accord avec toi : quand tout s'effondre, reste la culture. Dense, inspirante et juteuse.

 

 

(Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi, Grasset, 2011)