8 juin 2011 3 08 /06 /juin /2011 06:00

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Juin est le temps des examens en général et celui des examens de conscience en particulier.

 

Avec attention, comme toujours, je me plonge dans les synthèses des étudiants les plus avancés qui ont lu, assidûment depuis l'automne, U.S.A., la vaste fresque publiée en 1938 par John Dos Passos.

 

Et je repense à ces années 1930, ici et là, entre désarroi et idéaux en projection. À tous les Industrial Workers of the World aussi, les Wobblies, qui se sont battus dans cette décade-là et après la guerre pour améliorer le sort, comme on dit, de la condition ouvrière. Quand on regarde l'histoire dans le détail, on remarquera une jonction, au tournant des années 1960, avec le mouvement international situationniste, l'IS et les Situs. Vous vous souvenez ? : Ne travaillez jamais ! Potentiel prolongement intellectuel qui n'a rien d'étonnant : l'analyse radicale d'un état de société est toujours à refaire.  

 

Mais, ce matin, au-delà de la théorie et de la praxis bien ordonnées, c'est la voix en chant de travail de Woody Guthrie que j'entends :

 

 

 

As I went walking, I saw a sign there,

And on the sign there, It said "no trespassing." 

But on the other side, it didn't say nothing!

That side was made for you and me.

In the squares of the city, In the shadow of a steeple;

By the relief office, I'd seen my people.

As they stood there hungry, I stood there asking,

Is this land made for you and me ?

 


 

Sur sa guitare, cette déclaration-flèche de guerre à l'envers :

 

This Machine Kills Fascists...

 

5 juin 2011 7 05 /06 /juin /2011 06:00

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Bleu frais.

 

Trois jours chez des amis à Houlgate. Pins dans le jardin, chambre claire et vue dégagée sur la côte normande.

 

Fin d'après-midi à refaire le monde. Et il est bien défait ces jours-ci. Arrive l'autre temps, celui du questionnaire de Marcel Proust, jeu de société venu, le sait-on ?, d'Angleterre. Je m'y prête une fois de plus comme un enfant, ce sont les mêmes réponses, ce ne sont jamais les mêmes réponses.

 

Toutefois, à la question le fait militaire que j'admire le plus, je réponds sans hésiter D-Day, le débarquement du mardi 6 juin 1944. Avec une pointe de malice, j'ajoute rituellement qu'une partie de ma famille était à Londres avant de Gaulle pour lutter diversement contre le national-socialisme, ce qui n'enlève rien, bien entendu, à l'action du grand Charles à l'époque.

 

Chaque année, je pense à tous ces petits gars qui sont morts sur ces plages de Normandie, aux noms de codes éclatants de simplicité, Utah, Omaha, Gold, Juno, Sword, et comme chaque année, nous boirons un flacon de Graves à leur mémoire.

 

Dans le nom Houlgate, je ne peux m'empêcher d'entendre Howl Gate : la porte des hurlements, la porte de l'Enfer.

 

Remember...

1 juin 2011 3 01 /06 /juin /2011 06:00

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If I cannot smoke in Heaven, then I shall not go.

 

 

Bien d'accord avec mon ami Mark Twain : au Paradis, j'emporte mes bottes de cigares. Ou alors, punto e basta ! 

 

Je fume le cigare depuis l'âge de 14 ans. Pratique antique en Russie impériale et en Grande-Bretagne (pour les plus chanceux, OK).

 

Quoi ? J'entends les harpies des ligues de vertu se lever. De vertu ? Tu parles !

 

C'est l'un de mes grands-pères qui m'a offert mon premier cigare, un cigare comme on en fait plus, un Cogétama d'une douceur tropicale infinie. Cogétama ? La grande manufacture de tabacs belges d'autrefois -le port d'Anvers, épices, cacao, alcools, feuilles de tabac séchées prêtes à l'emploi, échanges de bons procédés avec le royaume de Batavie, je veux dire les Pays-Bas, Surinam, De Nederlandse Antillen, les Antilles hollandaises, voyages, périples, cartes de géographie, récits d'aventures extraordinaires, longs après-midis sur cette pelouse et sur cette autre, science avec conscience, seul ou à deux, volutes, volumes, vol du temps...

 

Un rêve bien réel :


 

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À Amsterdam, près du Dam, je connais une somptueuse boutique...

 

Sans forfanterie, je pense avoir fumé, goûté, dégusté - et même vomi -, toutes les variétés de cigares que la Terre a jamais produites. Vous l'aurez compris : je suis un amateur de sensations fortes. Sensation is the keyword. Et mes miens auteurs en complicité à travers les siècles fument le ligada, colorado claro, colorado, colorado maduro et oscuro.

 

Au hasard de mes déambulations nomades, il m'arrive de débusquer des marques artisanales disparues. L'autre jour, en Italie, je ne veux pas trop préciser, voici qu'une boîte de Gispert Coronas Grandes, faits main, m'est offerte. À cet instant, je suis sur un petit nuage.

 

Où sont, aujourd'hui, les Reina Cubana, flor fina, qu'affectionnait Freud ?

 

Je peux les aimer larges, longs, courts et fins aussi, mes cigares. Sveltes, oui, comme ceux trouvés à Sumatra, captivants, mystérieux, enivrants, rimbaldiens au suprême.

 

Il est interdit d'interdire, c'est dit, c'est enregistré dans la chronique du temps. Donc, je vais livrer ici mes préférés :


le Petit Bouquet de Partagas, le Sancho Panza, les Romeo y Julieta (les favoris de Winston Churchill - c'est comme ça qu'une certaine victoire fut acquise), certains Cohiba, les Vegas Robaina, les Por Larranaga, les Hoyo de Monterrey, parfois la Gloria Cubana, les Macanudo de Saint-Domingue et La Flor de la Isabela des Philippines.

 

Comme je suis un démocrate respectueux des lois en vigueur, je ne fume que dans mon château - my home is a castle, dit mon cousin londonien.

 

Ai-je dit que j'avais - aussi - fumé (passé définitif) la pipe ? Une tendre amie anglaise, soprano de surcroît, ne pouvait m'imaginer, dans le temps jadis, sans ma blague d'Amsterdamer et ma pipe en écume de mer.  Des années durant, elle m'envoyait, toutes les occasions étaient les bonnes, ce personnage de Cézanne :

 

 

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Oui, c'est bien moi, je me tiens la tête.

 

Toutes ces existences bleues-lucidité en une...

29 mai 2011 7 29 /05 /mai /2011 06:00

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Un ami attentif venait de m'envoyer La vie dans les bois de Charles Lane.

 

Si l'auteur de ce court mais dense texte (78 pages), anglais d'origine, éducateur à ses heures, transcendantaliste chevronné, co-fondateur, vers 1843, avec son ami Bronson Alcott, de la communauté politico-mystico-agricole baptisée Fruitlands (là aussi, tout un programme arcadien de nature fouriériste qui a tourné court pour des questions humaines, trop humaines...) située à Harvard dans le Massachusetts, est un peu tombé dans l'oubli, le titre de son opuscule, toutefois, n'est pas sans rappeler Walden or Life In The Woods de mon cher Thoreau. C'est que La vie dans les bois, paru initialement dans la prestigieuse revue The Dial en avril 1844, a exercé une certaine influence sur Henry David pour la rédaction de son Walden publié en 1854. Thoreau adressera d'ailleurs un clin d'oeil chaleureux à Lane (au nom prédestiné) via le titre complet de son expérience bien connue au bord du fameux étang.

 

Intéressante à plus d'un titre, La vie dans les bois est une chose. Les premières phrases, comme le reste du pamphlet, entre défense intransigeante de la Nature (majuscule oblige) et respect rigoriste envers les traditions indiennes d'Amérique, ne sont pas rédigées avec le dos de la cuillère. Exemple haut en couleur : That must be a very pleasant life indeed, wherein no enemy shall appear who cannot be easily subdued by a strong arm and an axe / Combien la vie serait belle, si tous nos ennemis pouvaient être tout simplement éliminés par un bras robuste armé d'une hâche...

 

Avec le sens de la nuance et une bonne dose d'humour, Walden qui s'engage vers d'autres horizons intellectuels, en est, à l'évidence, une autre, d'une ampleur, d'une vastitude et d'une profondeur de vue incomparables.

 

J'avais emporté, pour le lire, ce libretto d'utopie dans la forêt. Au bout d'un moment, le chemin s'est élargi pour donner sur une clairière. Ce chemin ne menait pas tout à fait nulle part...

 

 

(Charles Lane, La vie dans les bois, essai traduit et présenté par Thierry Gillyboeuf, éditions Finitude, 2010 / Martin Heidegger, Holzwege-Chemins qui ne mènent nulle part, collection Tel, Gallimard, 2006)

25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 06:00

 

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Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l'on demandait quel était le caractère général qu'il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c'était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu'il eût pu répondre avec plus de justesse : ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu'il n'est sur la terre qu'une seule fois, en un exemplaire unique, et qu'aucun hasard, si singulier qu'il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d'aussi multiple et d'aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s'en cache, comme s'il avait mauvaise conscience. Pourquoi ? Par crainte du voisin, qui exige la convention et s'en enveloppe lui-même.

 

 

Classer, c'est ranger ensemble et, parfois, côte à côte (orthographe alternative envisageable), des choses qui se ressemblent. J'ai beau me répéter cette phrase dans l'atelier, ça ne marche pas. Les choses qui se ressemblent ne vont pas forcément ensemble. Question philosophique, question pédagogique.

 

Je me suis attelé à remettre d'aplomb la section éducation de ma librairie. Aidioukecheûn, aurait dit Pierre Dac. Oui, entendu, nous sommes d'accord (le sommes-nous vraiment ?), c'est (très) sérieux, l'éducation, il y a même des ministères d'état pour cela ! Mais, bon, de quelle éducation, de quels éducateurs parle-t-on ?

 

Jamais trois...sans quatre. Musarderie parmi les livres et, inévitablement, l'envie de feuilleter certains à nouveau. Ces quatre-là au soleil du jardin en revue de détail :

 

L'éducation de l'enfant. Ah, Steiner, le Rudolf Valentino de l'éducation, disait de lui un ami. OK, la mise en scène verticale des idées...C'est ironique et un peu vrai - tiens, ce portrait, une belle tête d'acteur années 20. Où l'avais-je trouvé ? Oui, cette petite rue qui débouche sur le boulevard Montparnasse. À cette époque ? Déjà ?

 

Si l'on fait la part des choses, ici comme ailleurs et comme toujours, il y a des éléments à garder chez Steiner. Par exemple : Un être qui peut se dire : je, est un monde pour soi. J'ajouterais : un monde en expansion. Ou encore : Ce qui doit importer au temps présent, c'est d'ancrer complètement l'école dans une vie libre de l'esprit. L'enseignement et l'éducation qui doivent être dispensés doivent être tirés uniquement de la connaissance de l'être humain en devenir et de ses dispositions individuelles. J'aime ce doublement du verbe devoir. Ou encore -nous sommes en 1919 : Une relation saine (savoureux) entre l'école et l'organisation sociale n'existe que si cette dernière est constamment nourrie des nouvelles (utopie, quand tu nous tiens...) capacités de l'humanité, présentes dans les individus dont la formation aura été poursuivie au cours d'un développement sans entraves.

 

À un moment, Steiner cite Jean Paul (Johann Paul Friedrich Richter qui, de sa brumeuse Germanie, louait, en passant, la plume virevoltante de Laurence Sterne. Vous n'avez jamais lu Sterne ? Dommage...) : Ne craignez pas de n'être pas compris; votre air, votre ton et l'irrésistible besoin de comprendre éclaircissent la moitié d'une phrase difficile, et avec le temps aide à faire comprendre l'autre. Le ton est pour les enfants, comme pour les Chinois et les gens du monde, la moitié du langage. Très bien !

 

Maître-livre : Education And The Significance Of Life. Lu et relu. Le voyageur qui fait le tour de la Terre constate à quel point extraordinaire (en effet...) la nature humaine est identique à elle-même aux Indes, en Amérique, en Europe, en Australie, partout. Et cela est surtout vrai dans les collèges et les universités. Nous sommes en train de produire, comme au moyen d'un moule, un type d'être humain dont l'intérêt principal est de trouver une sécurité, ou de devenir quelqu'un d'important, ou de passer agréablement son temps, en pensant le moins possible.

 

Oui, mon cher Krishnamurti, en pensant le moins possible. Ou encore : La vraie éducation commence par celle de l'éducateur (voir Bachelard). Ou encore : Lorsqu'on a vraiment envie d'écrire un poème, on l'écrit; et si l'on possède une technique, tant mieux; mais pourquoi donner tant d'importance aux moyens d'expression lorsque l'on a rien à dire ? (On peut nuancer la première partie. La deuxième rappelle Thoreau...). Ou encore : La plus haute fonction de l'éducation est précisément de créer des individus intégrés, capables de considérer la vie dans son ensemble (je ne veux pas être intégré, mais je comprends bien ce qu'il veut dire et d'accord pour individu et sens de la perspective).

 

Les deux derniers livres, je les garde avec le verre d'Entre-deux-Mers, car onze heures sonnent à la cloche de l'église, et c'est bien le printemps. Nietzsche éducateur, De l'homme au surhomme, le premier, acheté à Paris, sur le quai de Montebello, en juillet...1974 ! Un jour viendra où l'on n'aura plus qu'une pensée : l'éducation. Oui, et une culture authentique et vivante. Si seulement cela pouvait être vrai. Essai intelligent, bien documenté, ouvreur d'horizons. Ainsi : le nomadisme de l'esprit, bien entendu, est réservé à une élite, à une classe d'hommes qui ne se soucient ni d'argent, ni de carrière et d'honneurs, ni d'utilité publique; qui vivent pour eux-mêmes, seule façon noble de vivre (je laisse tomber élite et classe, et prends le reste).

 

Le meilleur, si je peux dire, pour la fin. Mais il n'y a pas de fin, n'est-ce pas ?

 

C'est parce qu'il admirait l'auteur du Monde comme volonté et comme représentation qu'en 1874 Nietzsche a publié son Schopenhauer éducateur, Schopenhauer als Erzieher. Nous sommes par-delà un simple exercice de louanges convenues : avec l'engagement en philosophie, c'est aussi grâce à Schopenhauer que l'existence de Nietzsche a trouvé une direction solide et durable.

 

Très beau texte. Exemple : Que la jeune âme jette un coup d'œil sur sa vie pas­sée et qu'elle se pose cette question : Qui as-tu véritable­ment aimé jusqu'à présent ? Qu'est-ce qui t'a attiré et, tout à la fois, dominé et rendu heureux ? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as vénérés.  Peut-être leur essence et leur succession te révéleront-elles une loi, la loi fondamentale, de ton être véritable. Compare ces objets, rends-toi compte qu'ils se complè­tent, s'élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu'ils forment une échelle dont tu t'es servi jusqu'à présent pour grimper jusqu'à toi. Car ton essence véritable n'est pas profondément cachée au fond de toi-même ; elle est placée au-dessus de toi à une hau­teur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu considères généralement comme ton moi. Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, quel­que chose qui ne peut s'obtenir ni par éducation ni par discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d'un accès difficile, dissimulé et paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs. C'est le secret de toute culture.

 

Je porte le vin frais à mes lèvres. Le regard infiniment nostalgique de Jiddu Krishnamurti. Rêve des temps bénis ? Le furent-ils jamais ?

 

Refrain pour la meilleure façon de marcher : éducation, tout est là (bis).

 

 

(Rudolf Steiner, L'éducation de l'enfant, Un choix de conférences et d'écrits, Triades, 1999 / Krishnamurti, Education And The Significance Of Life, K & R Foundation, 1953 - De l'éducation, traduction française Carlos Suarès, Delachaux et Niestlé, 1980 / Christophe Baroni, Nietzsche éducateur, De l'homme au surhomme, Buchet-Chastel, 1961 / Friedrich Nietzsche, Schopenhauer éducateur in Considérations inactuelles, traduction Henri Albert, Mercure de France, 1922) 

22 mai 2011 7 22 /05 /mai /2011 06:00

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Trouver le bon chemin...

 

 

Ὧς ὁ μὲν ἔνθ᾽ ἠρᾶτο πολύτλας δῖος Ὀδυσσεύς,

κούρην δὲ προτὶ ἄστυ φέρεν μένος ἡμιόνοιιν.

Ἡ δ᾽ ὅτε δὴ οὗ πατρὸς ἀγακλυτὰ δώμαθ᾽ ἵκανε,

στῆσεν ἄρ᾽ ἐν προθύροισι, κασίγνητοι δέ μιν ἀμφὶς

ἵσταντ᾽ ἀθανάτοις ἐναλίγκιοι, οἵ ῥ᾽ ὑπ᾽ ἀπήνης

ἡμιόνους ἔλυον ἐσθῆτά τε ἔσφερον εἴσω.

Αὐτὴ δ᾽ ἐς θάλαμον ἑὸν ἤιε· δαῖε δέ οἱ πῦρ

γρῆυς Ἀπειραίη, θαλαμηπόλος Εὐρυμέδουσα,

τήν ποτ᾽ Ἀπείρηθεν νέες ἤγαγον ἀμφιέλισσαι·

Ἀλκινόῳ δ᾽ αὐτὴν γέρας ἔξελον, οὕνεκα πᾶσιν

Φαιήκεσσιν ἄνασσε, θεοῦ δ᾽ ὣς δῆμος ἄκουεν·

ἣ τρέφε Ναυσικάαν λευκώλενον ἐν μεγάροισιν.

Ἥ οἱ πῦρ ἀνέκαιε καὶ εἴσω δόρπον ἐκόσμει.

Καὶ τότ᾽ Ὀδυσσεὺς ὦρτο πόλινδ᾽ ἴμεν· ἀμφὶ δ᾽ Ἀθήνη

πολλὴν ἠέρα χεῦε φίλα φρονέουσ᾽ Ὀδυσῆι,

μή τις Φαιήκων μεγαθύμων ἀντιβολήσας

κερτομέοι τ᾽ ἐπέεσσι καὶ ἐξερέοιθ᾽ ὅτις εἴη.

Ἀλλ᾽ ὅτε δὴ ἄρ᾽ ἔμελλε πόλιν δύσεσθαι ἐραννήν,

ἔνθα οἱ ἀντεβόλησε θεά, γλαυκῶπις Ἀθήνη,

παρθενικῇ ἐικυῖα νεήνιδι, κάλπιν ἐχούσῃ.

 

Στῆ δὲ πρόσθ᾽ αὐτοῦ, ὁ δ᾽ ἀνείρετο δῖος Ὀδυσσεύς·

 

« Ὦ τέκος, οὐκ ἄν μοι δόμον ἀνέρος ἡγήσαιο

Ἀλκινόου, ὃς τοῖσδε μετ᾽ ἀνθρώποισι ἀνάσσει;

καὶ γὰρ ἐγὼ ξεῖνος ταλαπείριος ἐνθάδ᾽ ἱκάνω

τηλόθεν ἐξ ἀπίης γαίης· τῷ οὔ τινα οἶδα

ἀνθρώπων, οἳ τήνδε πόλιν καὶ γαῖαν ἔχουσιν. »

 

Τὸν δ᾽ αὖτε προσέειπε θεά, γλαυκῶπις Ἀθήνη·

 

« Τοιγὰρ ἐγώ τοι, ξεῖνε πάτερ, δόμον, ὅν με κελεύεις,

δείξω, ἐπεί μοι πατρὸς ἀμύμονος ἐγγύθι ναίει.

Ἀλλ᾽ ἴθι σιγῇ τοῖον, ἐγὼ δ᾽ ὁδὸν ἡγεμονεύσω,

μηδέ τιν᾽ ἀνθρώπων προτιόσσεο μηδ᾽ ἐρέεινε.

Οὐ γὰρ ξείνους οἵδε μάλ᾽ ἀνθρώπους ἀνέχονται,

οὐδ᾽ ἀγαπαζόμενοι φιλέουσ᾽ ὅς κ᾽ ἄλλοθεν ἔλθῃ.

Νηυσὶ θοῇσιν τοί γε πεποιθότες ὠκείῃσι

λαῖτμα μέγ᾽ ἐκπερόωσιν, ἐπεί σφισι δῶκ᾽ ἐνοσίχθων·

τῶν νέες ὠκεῖαι ὡς εἰ πτερὸν ἠὲ νόημα. »

 

 

(Le divin et intrépide Ulysse suppliait ainsi la déesse Minerve. Nausica arrive à la ville sur le chariot traîné par de fortes mules. Lorsque cette jeune fille est devant la superbe demeure de son père, elle s'arrête sous les portiques. Les frères de Nausica, semblables aux dieux, s'empressent autour d'elle; les uns détellent les mules du chariot, les autres portent les riches vêtements dans l'intérieur du palais, et Nausica se dirige vers ses appartements. Une vieille femme d'Épire, la suivante Euryméduse, que naguère dix vaisseaux ballottés par les flots amenèrent en cette île, enflamme le bois dans le foyer : les Phéaciens choisirent Euryméduse pour l'offrir en présent au roi Alcinoüs que le peuple écoute comme un dieu; ce fut elle qui jadis éleva dans le palais la belle Nausica. Maintenant Euryméduse dispose le feu et prépare le repas.

 

Alors Ulysse se lève pour aller à la ville. Minerve-Pallas chérit ce héros, le couvre d'un épais nuage afin que sur sa route les magnanimes Phéaciens ne puissent ni le railler ni l'interroger. Quand Ulysse est près d'entrer dans cette agréable cité, Minerve, la déesse aux yeux d'azur, marche à sa rencontre sous les traits d'une jeune fille portant une urne.

 

Elle s'arrête devant lui, et Ulysse lui parle en ces termes :

 

« Ô ma fille, pourrais-tu me conduire dans la demeure du héros Alcinoüs, roi des Phéaciens ? Je suis un malheureux voyageur et je viens d'un pays éloigné. Je ne connais, moi, aucun des hommes qui habitent cette ville et cultivent ces champs. »

 

La déesse Minerve lui répond :

 

« Oui sans doute, vénérable étranger, je t'indiquerai la demeure que tu me demandes; car le palais de mon irréprochable père touche à celui d'Alcinoüs. Mais marche toujours en silence, et je te montrerai le chemin : surtout ne regarde ni n'interroge personne. Les Phéaciens ne sont point favorables aux voyageurs, et ils accueillent sans bienveillance ceux qui viennent des pays lointains. Ces peuples, protégés par Neptune, se fient à leurs navires légers et rapides, et ils sillonnent sans cesse l'immense surface de la mer; car leurs vaisseaux sont légers comme l'aile et rapides comme la pensée.»)

 

(Homère, Odyssée, traduction Eugène Bareste, 1842)

18 mai 2011 3 18 /05 /mai /2011 06:00

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Recording studio.

 

Les journalistes, du matériel, ils en déplacent...

 

Pour un entretien d'une heure à peine, des kilomètres de câbles, des batteries portatives, des éclairagistes, des preneurs de son, un script et des liasses de documents.

 

 

À questions simples, réponses directes.

 

- Qu'est-ce que la littérature ?

 

- La littérature essaie d'ouvrir de nouveaux espaces de pensée.

 

- Qu'est-ce qu'un écrivain ?

 

- Un écrivain, mieux, un auteur est celui qui augmente durablement votre sensation de vie.

 

- Dans quelle langue vous exprimez-vous ?

 

- Multiples origines. J'écris en langue française. Et suis, résolument, tourné vers l'Europe.

 

- Quel est votre état d'esprit présent ?

 

- Je n'attends rien, je n'espère rien, je m'attends à tout, j'agis, je travaille.

 

 

On remballe le matos, j'offre le champagne à l'équipe et je m'éclipse.

 

 

La première question terriblement sartrienne en diable. Tu te souviens ? Les années 1960, avec ton père, J-P S., en torpeur illuminée, sa remarque dans l'ère de la technique en marche : un stylo, ni vu ni connu...

 

La réponse à la deuxième question comme un affront, quoi ?, une provocation à l'endroit de la production livresque démesurée dans un monde sans culture...

 

La troisième réponse va de soi.


 

Une mésange vient de se poser sur le rosier fleuri.

 

Ah ! Mañana es otro dia...

15 mai 2011 7 15 /05 /mai /2011 06:00

 

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Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire tranquille...


 

Vent debout en bleu pastel.

 

Bureau 324 à l'université. Silence de velours. Boiseries, figures illustres en sculptures, odeur de cuir fané. 

 

C'est un bel après-midi idéal pour lire, relire et se souvenir. Par cœur et avec le cœur.

 

Par exemple, le début de La Recherche, vous vous souvenez ?

 

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

 

J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C'est l'instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur ! c'est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C'est minuit ; on vient d'éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.

 

Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le jour – date pour moi d'une ère nouvelle – où on les avait coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.

 

Recollections of things past...

 

Lectio divina. Meditatio. Oratio aussi.

 

Si quelqu'un entrait soudain dans cette pièce, peut-être me prendrait-il pour un fou, moi qui suis plongé depuis des heures dans la revisitation de Combray. Les caractères de ces mots, là, sur la page, autrefois mystérieux, aujourd'hui limpides.

 

Lecture, flânerie, relecture, la tête à droite vers la bibliothèque, la tête à gauche vers le parc, je ferme le livre, je l'ouvre encore à n'importe quelle page, transport immédiat.

 

Ailleurs, la solitude silencieuse a quasiment disparu. Le silence est un luxe. Je suis mon propre silence. Je mémorise chaque lettre, chaque phrase  dans le temps retrouvé. C'est ainsi que l'on pratiquait. Qui a encore ce goût, cette disposition ?

 

Oui, on me prendrait sûrement pour un doux illuminé hors du temps - mecum tantum et cum libellis loquor...

 

(...) À chaque heure il me semblait que c’étaient quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné ; la plus récente venait s’inscrire tout près de l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence.

 

Tout va bien.  

 

 

(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard)

11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 06:00

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Guigemar

 
ki de bone mateire traite,
mult li peise si bien n'est faite.
oëz, seignurs, ke dit Marie,
ki en sun tens pas ne s'oblie.
celui deivent la gent loër
ki en bien fait de sei parler.
mais quant il ad en un païs
hummë u femme de grant pris,
cil ki de sun bien unt envie
sovent en dïent vileinie;
sun pris li volent abeisser:
pur ceo comencent le mestier
del malveis chien coart felun,
ki mort la gent par traïsun.
nel voil mie pur ceo leissier,
si gangleür u losengier
le me volent a mal turner;
ceo est lur dreit de mesparler.
les contes ke jo sai verrais,
dunt li Bretun unt fait les lais,
vos conterai assez briefment.
el chief de cest comencement,
sulunc la lettre e l'escriture,
vos mosterai un'aventure
ki en Bretaigne la menur
avint al tens ancïenur.
en cel tens tint Hoilas la tere,
sovent en peis, sovent en guere.
li reis aveit un sun barun
ki esteit sire de Lïun;
Oridials esteit apelez,
de sun seignur fu mult privez.
chivaliers ert pruz e vaillanz;
de sa moillier out deus enfanz,
un fiz e une fille bele.
Noguent ot nun la damaisele;
Guigeimar noment le dancel,
el rëaulme nen out plus bel;
a merveille l'amot sa mere
e mult esteit bien de sun pere;
quant il le pout partir de sei,
si l'enveat servir un rei.


 

 

(Marie de France, Lais, Livre de Poche, collection Lettres Gothiques, 1990)

8 mai 2011 7 08 /05 /mai /2011 06:00

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New York, altitude : blanc sur or liquide.

 

Ce n'est pas encore le temps de la récolte, mais la moisson picturale est fabuleuse ce matin au Metropolitan Museum of Art.

 

Pieter Bruegel, dit l'Ancien, est un régal comme aux plus beaux jours.

 

The Harvest, la moisson, 1565, pour moi seul loin du tumulte de la rue.

 

Été profond, travail accompli, paix des pâtis, langueur ombrée.

 

Je revois aussitôt cette autre toile à Vienne en renversement paradoxal, Heimkehr der Jäger, le retour des chasseurs, et pense à W.C.W. :

 

The over-all picture is winter
icy mountains
in the background the return

from the hunt it is toward evening
from the left
sturdy hunters lead in

their pack the inn-sign
hanging from a
broken hinge is a stag a crucifix

between his antlers the cold
inn yard is
deserted but for a huge bonfire

that flares wind-driven tended by
women who cluster
about it to the right beyond

the hill is a pattern of skaters
Brueghel the painter
concerned with it all has chosen

a winter-struck bush for his
foreground to
complete the picture


 

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Espiègle, espiègle, ce Pieter...

 

 

(Robert-Johns Philip, Pierre Bruegel l'ancien, Flammarion, 1998 / William Carlos Williams, Pictures from Brueghel and Other Poems, New Directions Books, 1967)