3 octobre 2012 3 03 /10 /octobre /2012 06:00

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Y'en a qui tiennent le haut du pavé, moi je tiens le bas du fossé...

 

 

L'observation - focale - d'une image sainte peut vous amener à la sérénité parfaite.

 

Je vais vous faire un aveu : rien ne me plonge autant en une douce léthargie que le spectacle sans heurt d'un balayeur qui passe et repasse son instrument magique dans l'espoir de bien récurer le sol poussiéreux d'une voie.

 

Quand je suis fatigué - c'est le cas ces jours-ci, puisque tout le monde parle et que plus personne n'écoute -, je connais tel passage à Venise, telle avenue de New York, Moscou ou Buenos-Aires, telle rue de Delhi où je peux m'hypnotiser à loisir. Car il s'agit de cela, un changement d'état mental que je m'administre de façon naturelle, c'est stupéfiant de facilité, qui s'apparente, quant au résultat, à certaines formes de jouissance fétichiste. Il faudra que je pose la question à un ami analyste et à un autre ami neurobiologiste. Je tiens que ma petite manie remonte à l'enfance : place nette, un ordre s'installe, une nouvelle couche de poussière arrive, et le cycle repart. Pas besoin d'insister, on aura compris.

 

Je sais pertinemment qu'aucun balai ne viendra jamais à bout de la poussière. Remarquez que je ne pointe pas la saleté. Serait-ce mon vocabulaire ? Non. Dans l'atelier, je passe mon fidèle balai indien, branches de genêt solidement nouées, une fois l'an. Pas davantage. Aquoibonisme de bon aloi.

 

Souvenir : à Jodhpur, or sur bleu, les tas d'ordures que les street sweepers emportaient, inlassablement et sans se plaindre, d'une extrémité de la rue à l'autre. Ils ne font que déplacer le problème, se serait gaussé plus d'un Occidental. C'est vain de le leur dire, bien sûr - ces balayeurs, des femmes en grand nombre et, j'ajoute, opprimées, estiment qu'ainsi leur karma d'intouchables n'est pas offusqué.

 

Dans les archives du temps, cette photographie d'Amérique que je trouve saisissante où l'on voit deux convicts, des prisonniers de droit commun, plutôt dignes, l'un Noir, l'autre Blanc. Selon le point de vue que vous choisissez, ces hommes donnent l'impression soit de tenir le photographe en respect, soit de défier l'objectif, tous les objectifs. Des objecteurs de conscience ? Qui sait ? Ils sont enchaînés à la même tâche, des fois que les boulets se changeraient en décorations de Noël et que les balais se mettraient à voler vers le large...

 

Imaginons à présent une autre scène.

 

Ah ! Celle-ci me plaît beaucoup : matin de Chine sur la place Tian'anmen, une poignée de moineaux saufs, et ce balayeur à sa joie. Un silence de paix céleste.

 

Mon opium - sans illusion d'optique.

30 septembre 2012 7 30 /09 /septembre /2012 06:00

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Les hasards heureux de l'escarpolette...

 

 

Mon coeur balançait entre deux destinations

 

Envie de partir dans la gratuité absolue

 

Pourquoi ne pas ouvrir le cabinet médical à Menton ?

 

Cette phrase prononcée un jour par mon père m'est soudain revenue

 

Les hivers les plus doux, nous empruntions les venelles colorées

 

La grande ville vite au loin, la joie au réveil de voir défiler le rouge Esterel par la fenêtre du train

 

Semblables rituels chaque année ou presque

 

L'hôtel confortable, les sarments de vigne dans l'âtre, les santons

 

La branche de mimosa dans la chambre : doublement instantané du soleil

 

Immenses embarcations au mouillage, on parle un français italien dans le port

 

Mon père, malgré tout, n'a pas quitté ses pénates

 

Et c'est moi qui ce matin-là me donnait la main sur les hauteurs de Garavan

 

J'ai tout revu bien dans l'oblique de la mémoire

 

La route de Sospel, le col de Sainte-Agnès, l'orme de Gorbio

 

La basilique Saint-Michel-Archange, baroque inspiré, une perle

 

Le cimetière russe, là-bas, l'église Notre-Dame-des-Affligés, secrète

 

La plage des Sablettes et les jardins Biovès

 

Les Disparus de Saint-Agil, la première fois, après-midi de neige sur velours rouge

 

Le monocle d'Eric von Stroheim

 

Plus tard, il y aura celui de Joseph Conrad

 

Le marin, capitaine d'écriture élargie, a pas mal déambulé dans les parages

 

Sur le marché de la place aux herbes, je n'ai pas lâché ma main

 

Une pissaladière, encore une, l'oignon fondant, les anchois argentés, et un véritable expresso

 

Au coin de la rue aux chats, la librairie, son enseigne des années 1960

 

Une monographie de Fragonard : mon père m'a offert ce cadeau pour Noël

 

Toujours présent dans la bibliothèque virevoltante

 

J'en suis ressorti avec un album des plus beaux dessins

 

Parfum de violettes - Fragonard est né à Grasse

 

Poussin, Paysage avec le Ponte Molle

 

Bruegel l'Ancien, L'Ete

 

Le Parmesan, Vierge à l'enfant

 

Albrecht Dürer, Barbara Dürer

 

Piero di Cosimo, Profil de femme

 

Léonard de Vinci, Autoportrait

 

Rembrandt, Jeune femme endormie, son Autoportrait

 

Fragonard, Les Jardins de la villa d'Este

 

Edouard Manet, Portrait d'Irma Brunner

 

Berthe Morisot, Fillette au panier

 

Victor Hugo, Ma destinée

 

Francisco de Goya, Parce qu'ils étaient d'origine juive

 

Vincent van Gogh, La Moisson devant la ville d'Arles

 

Wassily Kandinsky, Im Kreis

 

Et, j'ai trouvé la chose bizarre, un seul Picasso, oui, un seul, Bouteille de Vieux-Marc, verre et journal

 

Outsider définitif - c'est pourquoi

 

Les orangers de la sente m'ont alors tendu leurs ramures

 

La vie dans la vie

 

Dessin : dessein

 

 

(Jean-Luc Chalumeau, Les 200 plus beaux dessins du monde, éditions du Chêne, 2011)

 

 

 

 

26 septembre 2012 3 26 /09 /septembre /2012 06:00

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Saisai nagara moji toi ni kuru...

 

 

Nous nous attendions,

elle et moi -

L'intégrale dans la librairie

 

 

"Voyageur"

appelez-moi ainsi -

Première averse d'hiver

 

 

Les gosses d'une ferme

contemplent la lune

arrêtant le battage

 

 

La première neige -

Heureusement je suis ici

à mon ermitage

 

 

Les beaux garçons

des fleurs de prunier et les saules pleureurs

de belles femmes

 

 

Saumon séché

et maigreur du bonze vagabond

dans les grands froids

 

 

Elles n'appartiennent

ni au soir ni au matin

les fleurs du melon

 

 

Je ne sous-estimerais pas, moi,

ces graines

de piment rouge

 

 

Le feu couvert de cendre -

sur le mur

la silhouette d'un invité

 

 

Mes facultés

de discernement cessent -

Fin de l'année

 

 

Levée sans hésitation,

elle semble flâner

la lune nuageuse

 

 

Jour après jour

les orges rougissent -

Chants d'alouettes

 

 

J'irai cet automne à Kyoto

écouter

les oies sauvages

 

 

Dans la neige qui tombe

fabrique-toi des moustaches

avec une peau de lapin !

 

 

Les branches d'hibiscus

différentes

chaque jour

 

 

Première averse d'hiver

Même le singe voudrait

un petit manteau de paille

 

 

Curiosité -

Un papillon posé

sur une herbe sans parfum

 

 

Alentour

tout ce qui se dévoile à mes yeux

d'une certaine fraîcheur

 

 

Les gens me demandent souvent

comment lire et écrire...

 

 


(Bashō, Seigneur ermite, L'Intégrale des haïkus, édition bilingue par Makoto Kemmoku & Dominique Chipot, La Table ronde, 2012)

 

 

 

 

23 septembre 2012 7 23 /09 /septembre /2012 06:00

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Le vert paradis des amours enfantines...


 

La rose blanche

 

Le mûrier d'Asie

 

L'hortensia grimpant

 

Le callicarpe de l'atelier

 

Les fusains mystérieux

 

Le figuier du hasard

 

L'anis étoilé

 

Le plumbago du Cap

 

Le solanum

 

Le rosier des mazets

 

Les phoenix dans le vent

 

L'orme de Sibérie

 

Le géranium rouge

 

Les escargots

 

Le lierre saxifrage

 

Les poissons japonais du bassin

 

Le micocoulier pour l'ombre

 

Les lianes du monstera

 

La tonnelle au chèvrefeuille

 

Les abeilles de la chaleur

 

L'hibiscus sauvé des griffes du chat

 

La bougainvillée - ardente

 

Le jet d'eau à intervalles presque réguliers

 

Les ombelles du fatsia

 

Le miroir des elfes - surprise dans le jour

 

Le buis qui a le temps

 

La montagne au Nord, la mer au Sud

 

Plein Ouest, l'Atlantique

 

Gribouille et les hirondelles en dialogue secret

 

Les orchidées

 

Le tulipier enfant

 

Les impatiens de Nouvelle-Guinée

 

C'est sur la mappemonde, là

 

Et la mousse exquise...

 

 

Mon jardin des quatre saisons. Amours, amitiés, amours. La tonnelle, oui, toujours, vue oblique sur la vie qui va. Temps pour moi suspendu. J'ai sept ans. J'ai soixante-dix-sept ans.

 

 

 

19 septembre 2012 3 19 /09 /septembre /2012 06:00

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A man of genius makes no mistakes ; his errors are volitional and are the portals of discovery...

 

 

Par la poste m'était parvenu L'Art de voir les choses, recueil introspectif particulièrement compact, construit à partir de pages diverses puisées au sein de l'œuvre du naturaliste américain John Burroughs né en 1837.

 

Était-ce le titre en forme de clin d'œil choisi par le traducteur pour cette édition en langue française ? Mystère. Mon esprit est alors parti dans toutes sortes de méandres et d'associations d'idées.

 

L'autre jour, dans le quartier, je laisse la meilleure portion du trottoir par ailleurs encombré çà et là par les débris du quotidien à une maman et à sa poussette.

 

- Je vous en prie, Monsieur, fit-elle, allez-y ! Et la jeune femme de me céder le passage. Mes cheveux sont grisonnants et même blancs par endroits, je ne voulais pas le croire. Me voilà donc servi. Illusions, quand vous nous tenez....Le problème, c'est que dans la tête, j'ai toujours sept ans et que je me vois grimper agrestement aux arbres...

 

La manie chez certaines personnes de serrer, après usage, le bouchon du robinet d'eau froide ou d'eau chaude : celui qui veut s'en servir ensuite se retrouve à devoir faire appel à une clé anglaise pour pouvoir se laver les mains. Pire, le risque, réel, est couru que l'installation soit à jamais foireuse. Quant à celles et ceux qui vérifient cinquante fois que le gaz est coupé en quittant leur domicile, il y a belle lurette que j'ai laissé ces cas pathologiques à mes confrères et consœurs analystes.

 

Les édiles bloquent le prix de l'essence pendant plusieurs semaines. Mais la bête noire n'est pas l'essence, mécontentement craint de l'électeur ou panique d'une pénurie planétaire annoncée, mais l'automobile.

 

Étendre le propos aux transports, à la nutrition, aux tablettes, aux Smartphones, aux faux livres, etc.

 

Mes jambes me portent partout : ça marche sans que ma volonté entre vraiment en jeu. Mais je me suis égaré pendant longtemps, car je viens de m'apercevoir que la jambe droite est jalouse de la gauche : chacune veut prendre le pas sur l'autre.

 

Deux et deux font-ils quatre ? Voir ce qu'en pense Dostoïevski.

 

Dans un genre similaire : quand le sage de la sagesse chinoise désigne la lune, l'idiot regarde le doigt. Mais il y a idiot et idiot. J'ai de la tendresse pour le prince Mychkine.

 

On se souvient - livre d'école à l'appui - de quelle manière Bernard Palissy a découvert le secret des émaux et Charles Goodyear celui de la vulcanisation du caoutchouc. C'est parce qu'ils ont persévéré dans l'erreur qu'ils sont reconnus aujourd'hui en qualité de créateurs diaboliques.

 

Francis Picabia, lu à une époque de ma vie : l'art est le culte de l'erreur. Victor Segalen, de mémoire, parle, lui, de cette poterie aux formes autant inhabituelles que surprenantes qui de la masse inerte apparaît, heureux hasard, lors de la cuisson de l'argile : elle est hors de toute série et retient l'attention.

 

Dans nos systèmes d'enseignement européens, primaire, secondaire et supérieur, on parle et on applique, chaque jour davantage, et depuis longtemps en outre dans certains pays, la méthode d'apprentissage par validation de champs de compétences. Néanmoins, sous nos climats, les professeurs, mes chers collègues, par cohortes entières, ne jurent, mordicus, que par la sacro-sainte notation sur vingt. L'université, ouf ! pas toute, qui devrait, selon moi, avoir le sens de l'universalité et de l'ouverture (d'esprit) a souvent ces temps-ci des airs confinés de collège.

 

- Tu as fait une faute !

 

- Une erreur, tout au plus...

 

John Burroughs et Henry Ford étaient, dit-on, amis. Mais qui était le véritable ami de l'autre ? Quand on sait un peu, pour l'un, son itinéraire de défenseur invétéré de la nature, chantre de Whitman et d'Emerson, et, pour l'autre, son avidité sans borne à bâtir puis à conforter un empire industriel vite tentaculaire, qui était, au fond, la dupe ?

 

L'allégorie de la caverne : à lire, un jour de tempête, à la bougie.

 

C'est décidé : je vais revisiter, avec mon art bien à moi de voir les choses nettement, le secteur de ma bibliothèque consacré à la philosophie de la connaissance, celui aussi de la neurobiologie et des sciences cognitives.

 

L'erreur, une certitude fausse ? A man's errors are his portals of discovery...

 

 

(John Burroughs, L'Art de voir les choses, pages choisies et traduites par Joël Cornuault, éditions Fédérop, 2009)

16 septembre 2012 7 16 /09 /septembre /2012 06:00

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She starts up slowly, unwillingly. Scottie follows behind her, fighting to keep the impending vertigo under control,

trying to keep his eyes fixed on her back to avoid looking up into space...

 

 

Tout avait commencé par une visite de la Mission Dolores un matin de printemps. Quelque chose de frais et hors d'âge naissait des arbres, si verts, des pelouses lisses et des statues belles comme des jonquilles dans le petit cimetière.

 

J'étais arrivé par le Nord, une fois de plus. En faisant le tour de la chapelle, après avoir garé la voiture sous un coast live oak, un chêne indigène du pays des géants, des psaumes m'ont accueilli. Je suis resté là un bon moment à écouter la musique céleste avant de redescendre de mon nuage et me dire qu'il faudrait marcher vers l'embarcadero et le quartier chinois.

 

Envie immédiate de flâner sur Colombus Avenue. J'ai tourné à gauche - dans ma tête, l'expression on the right and on the left side of the road -, et salué une ou deux connaissances autour d'un café à la librairie des lumières de la ville, City Lights Bookstore. L'endroit tient le coup, c'est sûr, San Francisco aussi, et s'est même offert un ravalement new age.

 

Les posters qui, vers 1969, sur les murs du premier étage, donnaient à voir les portraits, exaltés ou fatigués, d'Allen Ginsberg, de Jack Kerouac et de tant d'autres drifters ont disparu. Odeur de peinture neuve sur un monde ancien. S'adapter, s'acclimater, this is the new slogan. Lawrence Ferlinghetti répond toutefois présent : des lectures de textes en nocturne majeur, son activisme social, yes, Shakespeare & Co in Paris, ah, the good days, des Japonais et des Argentins veulent maintenant renifler le sanctuaire. Bye-bye, see you next !

 

Il fait chaud. Il fait bon. Marcher encore et encore on the sunny side of the street

 

Dans un de ces restaurants asiatiques, suis ensuite allé manger un chaudron de la mer bien fumant, bien épicé, tous les poissons de la création dans mon bol. Une des serveuses, fille sans doute de la patronne, assise près de la fenêtre, les yeux rivés sur ses cours de business economics. Contraste entre la finesse de son visage et la grossièreté de son évangile modern times posé parfaitement à plat sur la table.

 

Saveurs, savoir. Qu'ai-je appris dans le cours - tumultueux - de mon existence ? J'ai beaucoup vu, beaucoup entendu, énormément vécu.

 

Plus loin, sur Haight-Ashbury, j'ai croisé quelqu'un qui avait mes contours. C'est impossible, n'est-ce pas ? Mon fantôme ?

 

Me voici de retour dans le jardin de la Mission. Présence allégorique. Était-ce tout à l'heure ? Déjà ? Le poète-libraire défend les bons livres, le réalisateur de films, anglais catholique, prend le parti d'un individu innocent dans un monde de coupables et sur le vitrail de la chapelle San Francisco montre un visage heureux.

 

Tableaux d'oblats.

 

Montrer un peu de beauté et indiquer le sens d'une cohérence terrestre : il y a pire destin, non ?

 

 

 

 
12 septembre 2012 3 12 /09 /septembre /2012 06:00

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Sur la grève en compagnie de mon cher Rimbe, abrasif émancipateur...

 

 

 

J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.

 

Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d’herbes les plus ineptes de leur temps.


D’eux, j’ai : l’idolâtrie et l’amour du sacrilège ; — oh ! tous les vices, colère, luxure, — magnifique, la luxure ; — surtout mensonge et paresse.

 

J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n’aurai jamais ma main. Après, la domesticité même trop loin. L’honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m’est égal.

 

(...)

 

Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ;  empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d’une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. — Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu’ils demandent à être bouillis. — Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham.

 

Connais-je encore la nature ? me connais-je ? — Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.

 

Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !

 

(...)

 

 

(Arthur Rimbaud, Mauvais sang in Une saison en enfer, 1873)

 

 

 

9 septembre 2012 7 09 /09 /septembre /2012 06:00

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L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux...

 

 

Quand, au milieu des années 1980, les trains à grande vitesse ont permis de relier, d'une traite, les points cardinaux des nations, puis des continents, je me suis dit que c'était sans doute très bien pour les gens pressés mais que pour ceux qui l'étaient nettement moins, c'était le début de la fin...Très difficile de lire à bord de ces fusées sur roues. Manque d'air. Manque de place. Manque majuscule. Avons-nous vraiment gagné ?

 

Je voyage beaucoup à travers le monde grâce au train, moyen de transport pour moi idéal. Je ne m'étendrai pas sur la "poésie du rail" : il s'en trouve des kilomètres dans n'importe quel manuel de littérature pour les classes des premier et second degrés. Je ne citerai pas davantage, pour faire chic, ce roman plutôt réussi de Maurice Dekobra, grand reporter, La Madone des sleepings, vous savez, celui qui a aussi écrit Macao, enfer du jeu. Non, je préfère penser à telle ou telle machine en particulier, telle ou telle ligne, tel ou tel paysage de l'esprit que le trajet a pu faire naître progressivement chez moi.

 

Invité ce matin à une causerie dans les locaux spacieux de l'université de la belle ville d'Aix-en-Provence, comme s'il pouvait y avoir d'autres Aix ailleurs, il me faut emprunter à nouveau un de ces fameux super express au départ de la gare de Lyon à Paris. Le propre des individus qui pensent et que l'on appelle intellectuels est de ne pas être à un paradoxe près. L'omnibus d'hier et encore d'aujourd'hui, notamment en milieu rural, peut être vite lassant, j'en conviens. Mais je ne néglige rien de ce qui fait le charme des haltes interminables dans la fière campagne de France ou d'Angleterre.

 

Une fois la gare quittée, je reconnais instantanément, dans le sens descendant comme ascendant, chaque portion de la voie, chaque jeu de signal, chaque nuance du ballast : ici la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges, le gravissement du bassin parisien, la plaine jusqu'à Auxerre, les collines du Mâconnais, là le couloir rhodanien, les Cévennes à gauche, les Alpes à droite, l'ancienne route nationale 7, et le mistral que je devine soufflant fort sur les vergers à l'approche d'Avignon.

 

Jeune, j'avais une prédilection pour la Flèche d'or, splendide locomotive à vapeur, qui, jusqu'au début des années 1970, dans un raffinement de bon aloi, m'emportait de la gare du Nord vers la divine Albion. Et je revois tous ces trains, tous ces compartiments qui ont gardé la preuve de ma présence passagère : le Paris-Venise, le shinkansen Tokyo-Osaka, l'InterCity Londres-Édimbourg, le Petersbourg-Moscou, le Washington-Boston, et tant d'autres encore, prestigieux ou ordinaires.

 

Je pourrais me les énumérer tous, raconter, au passage, les moments de cocasserie chaleureuse dans le Транссиб, l'inénarrable Transsibérien, ou dans le train coloré de la Sierra, Lima-Huancayo. Je garde plutôt le souvenir particulier, arrivant à présent à Marseille, de trois trains qui me sont chers pour une foultitude de raisons : le train de la Côte Bleue, estaque, ce mot du Sud, la ligne Inverness-Kyle of Lochalsh, brume, brume, ciels changeants, et le Toy Train des grands enfants qui va de New Jalpaiguri, bourgade surnommée "le trou du cul du monde" par les vrais routards, à Darjeeling, face à l'Himalaya.

 

Demain, faisant le chemin inverse, je m'offrirai, c'est juré, le petit luxe d'une heure au Train bleu, le célèbre restaurant de la gare de Lyon, et, devant un flacon de Graves, j'accomplirai, une fois n'est pas coutume, un inoubliable voyage ferroviaire immobile.

 

 

 

5 septembre 2012 3 05 /09 /septembre /2012 06:00

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Un patch de verdure normande et une malle qui déborde de livres rieurs...

 

 


L’heure avancée, le courrier qui piaffe dans la cour, l’apéritif qui m’attend pantelant dans sa coupe, tout se conjure pour que j’emprunte à la plume d’autrui ma tâche de ce jour.


Je ne sais pas si mon jeune et vaillant ami Narcisse Lebeau destinait à la publicité l’amicale épistole que je reçus, de lui, ce matin. Je n’ai de son intention qu’un souci relatif.


Et puis, d’ailleurs, je n’ai de comptes à rendre à personne.  

 

Quelques fragments de ladite correspondance :

 

« Voici que, tel notre vieil ami Deibler, les jours raccourcissent, mon cher Allais, et, je comprends le désir qui te hante, au moment où tu vas rentrer à Paris, de savoir quelles sont les nouvelles modes, les récentes créations de nos grands couturiers, en un mot, ce qu’on devra porter cet hiver, sous peine de passer pour l’avant-dernier des conducteurs de bestiaux.


Côté des hommes : Nulle transformation palpitante, sauf en ce qui concerne le chapeau haut de forme, lequel, désormais, sera à claire-voie, pour permettre à nos élégants d’en faire une volière où prendront leurs ébats des oiseaux multicolores.


Côté des dames, autre barcarolle :  sache qu’à partir de l’année prochaine, les jeunes filles ne se marieront plus en blanc. Cette couleur était trop salissante. En effet, une jeune mariée s’était à peine roulée dans le charbon de terre que sa robe n’était plus mettable : d’où dépense incompatible avec la plupart des budgets parisiens.


On adoptera, pour les hyménées, le costume mi-partie vert et rouge, plus économique et d’un effet autrement gai.


Le marquis de Lachaize-Persay qui, jeudi, mariera ses deux filles à Saint-Augustin, a l’intention de leur faire porter le costume de son écurie : casaque bleue, manches et toque cerises. On ne sait encore laquelle des deux, Yseult ou Radegonde, aura l’écharpe dans cette épreuve bien parisienne.


 — On a soupé aussi, me disait, l’autre  soir, le prince X…, des coiffures de mariées dont la fleur d’oranger fait tous les frais… La fleur d’oranger ! À quoi rime, par le temps qui court, ce prétentieux symbole ?

Et le prince ajoutait :

 — Remplacez donc cet emblème usé par une bonne garniture de légumes frais, de légumes de pot-au-feu, de préférence.


Et l’idée a si bien fait son chemin que, déjà, plusieurs de nos grandes modistes viennent d’adjoindre à leur magasin une petite fruiterie.


Ces détails paraîtraient peut-être frivoles à tes lecteurs, mon cher Allais ; n’oublie pas de dire à ceux de tes correspondants qui s’étonneraient de notre sollicitude pour les choses de la mode, que toi et moi sommes dans la vie les derniers refuges du dandysme, et qu’il n’est pas de jour que  Dieu fasse — on avouera que le bougre en fait quelques-uns — où nous ne mettions en pratique cette assertion de Beaudelaire : Le véritable dandy doit vivre et mourir devant sa glace (au moins pour ce qui concerne la première partie de cette phrase remarquable).


Permets-moi de terminer par une anecdote qui te montrera que, pendant ton absence, nous n’avons pas cessé d’être le peuple le plus poli et le plus spirituel de la terre.


Pas plus tard qu’hier soir, dans l’omnibus Gare Saint-Lazare-Place Saint-Michel, un jeune homme chauve qui gelait sur la plate-forme est allé offrir sa place à une vieille dame, logée au fond du véhicule.


…À bientôt, mon cher Allais ; je profite de ce que tu es à Honfleur, pour te prier de me rapporter un gros coquillage avec cette inscription : Souvenir de Biarritz.

 Ton vieux franco-russe,
 Narcisse Lebeau. »

 

Sois tranquille, mon vieux Lebeau, tu auras ta conque.


Te souviens-tu, l’année dernière, quand je suis revenu de Belgique et que je t’ai rapporté un bouchon sur lequel j’avais fait graver ces mots : Souvenir de Liège ?


On était jeune, alors.

 

 

(Alphonse Allais, Rose et Vert-Pomme, Paul Ollendorff Éditeur, Paris, 1894)

2 septembre 2012 7 02 /09 /septembre /2012 06:00

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Tucson, le 29 avril 1994


Je volais dans un étron en aluminium, avançant lentement à partir de San Francisco vers Tucson, en Arizona, aux deux-tiers de la tournée promotionnelle de mon dernier livre, laquelle comptait neuf étapes. Remarquez tous ces nombres, une convention stupide car le Temps est en réalité circulaire et on a conçu tous les nombres pour que quelqu'un puisse en faire son beurre. J'ai souvent rencontré le Temps en personne dans le monde sauvage et je vous garantis que c'est un bonhomme tout rond, ou plutôt une femme bien gironde. Les voyages en avion sont particulièrement pénibles en ce moment depuis que le Congrès a permis aux équipages de flanquer des coups de cravache dans les gencives des passagers, ce qui est tout bonnement l'équivalent physique de ce que les compagnies aériennes font subir émotionnellement à leur clientèle depuis des années. Je bois un cabernet californien si infect que cela vaut à peine mieux que de sucer le pis d'une truie, mais il m'a néanmoins libéré suffisamment l'esprit pour que je puisse esquisser ce que j'ai vu récemment en Amérique : l'alliance grotesque des yuppies, de la gauche traditionnelle et des technocrates pour nous faire entrer de force dans la cuisine puritaine. Le mois que je viens de passer parmi des gens cultivés et intelligents m'a appris qu'ils sont devenus férocement anti-tabac et anti-alcool. Pas une seule fois en un mois je n'ai entendu parler des massacres au Rwanda ni du fait que, depuis dix ans, la moitié inférieure de notre population se compose désormais de mutants sociaux. Des pauvres, on exige seulement qu'ils sachent se tenir. Bien sûr, nous avons traversé des convulsions similaires au temps de la prohibition, dans les années 1920, mais la situation présente est catastrophique, car la population est à 90 % illettrée et anesthésiée par 90 heures hebdomadaires de télévision et de "musique". Ces convulsions sociales sont liées à l'illusion du contrôle, et cette illusion trouve elle-même son origine dans la peur, qui est à la racine de toutes les formes de fascisme.


Rien de tout cela n'est de ma faute. J'atterris à Tucson et prends ma voiture pour rentrer chez moi à travers les montagnes, dans le merveilleux crépuscule printanier. Si je ne peux pas être libre dans cette vie, quand donc serai-je libre ? Lorsque j'arrive à notre casita près de la frontière espagnole, ma femme a déjà rangé toute la maison pour que nous puissions entamer notre voyage de retour de quatre jours vers le Michigan. Je m'assois dans le patio avec mon chien de chasse sur les genoux, la Lune à trois mètres de mon oreille gauche.


Au-dessus du torrent qui traverse d'épais fourrés, j'entends le croassement du plus rare des oiseaux, l'élégant trogon, cousin direct du saint quetzal. Mon ami le philosophe Claremon dit : "La réalité est l'agrégat des perceptions de toutes les créatures".


Je vais passer l'été sous la forme d'un ours.

 

 

(Jim Harrison, Une journée du monde, traduit de l'anglais par Brice Matthieussent, Album anniversaire 1964-1994 pour les 30 ans du Nouvel Observateur)