18 mars 2012 7 18 /03 /mars /2012 07:00

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J'aime l'âne si doux marchant le long des houx...


 

Dans le beau pays de Francis Jammes, le Pays des Basques, on trouve encore des ânes.

 

Comme les hommes, ils ont les yeux tournés vers la montagne et vers la mer. Le refuge et l'échappée.

 

On trouve aussi des ânes en Provence, dans le Berry et en Vendée poitevine.

 

Toujours soyeuses, leurs longues oreilles à l'écoute du monde.

 

Depuis quelques temps, à bien les regarder, les ânes, mes amis, sont de plus en plus dubitatifs.

 

Ce matin, sur les hauteurs de Nonza, Cap Corse, près de la tour médiévale, je lis une grande interrogation métaphysique dans les globes de ce beau et brave baudet qui se tient au milieu du raidillon.

 

- Te souviens-tu de ce qui est arrivé à un cheval de la ville de Schilda ?, me demande l'âne tandis que je m'éponge le front.

 

- Bonjour âne !  Je ne suis pas du tout étonné qu'un âne m'adresse la parole. Schilda ?, dis-tu.

 

- Nous, les ânes, disposons d'un réseau de communication sensible, fiable et discret. Nous savons plein de choses que vous ne voyez plus. De vous voir ne plus vous en rendre compte finit par nous rendre malades...

 

Sur ce, l'animal tourne casaque et lâche un crottin sur le sentier soudain doublement odorant.

 

Dans l'air frais du large, ça me revient : 

 

Voici enfin la troisième des conclusions possibles du traitement psychanalytique : il est légitime qu’un certain nombre des tendances libidinales refoulées soient directement satisfaites et que cette satisfaction soit obtenue par les moyens ordinaires. Notre civilisation, qui prétend à une autre culture, rend en réalité la vie trop difficile à la plupart des individus et, par l’effroi de la réalité, provoque des névroses sans qu’elle ait rien à gagner à cet excès de refoulement sexuel. Ne négligeons pas tout à fait ce qu’il y a d’animal dans notre nature. Notre idéal de civilisation n’exige pas qu’on renonce à la satisfaction de l’individu. Sans doute, il est tentant de transfigurer les éléments de la sexualité par le moyen d’une sublimation toujours plus étendue, pour le plus grand bien de la société. Mais, de même que dans une machine on ne peut transformer en travail mécanique utilisable la totalité de la chaleur dépensée, de même on ne peut espérer transmuer intégralement l’énergie provenant de l’instinct sexuel. Cela est impossible. Et en privant l’instinct sexuel de son aliment naturel, on provoque des conséquences fâcheuses.


Rappelez-vous l’histoire du cheval de Schilda. Les habitants de cette petite ville possédaient un cheval dont la force faisait leur admiration. Malheureusement, l’entretien de la bête coûtait fort cher; on résolut donc, pour l’habituer à se passer de nourriture, de diminuer chaque jour d’un grain sa ration d’avoine. Ainsi fut fait ; mais, lorsque le dernier grain fut supprimé, le cheval était mort. Les gens de Schilda ne surent jamais pourquoi.


Quant à moi, j’incline à croire qu’il est mort de faim, et qu’aucune bête n’est capable de travailler si on ne lui fournit sa ration d’avoine.

 

 

À la source de la vie, nunc est bibendum !

 

 

 

 

 

 

(Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 2010 / Francis Jammes, De l'Angelus de l'aube à l'Angelus du soir, Gallimard, 1971)

14 mars 2012 3 14 /03 /mars /2012 07:00

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Il distillait un poison très pur...

 

 

Avant le lever du jour, juste avant, avant que le monde ne redevienne bruyamment bruyant, promenade dans les Cahiers de l'Herne.

 

J'allume une bougie. Un chic fou. La baie d'Hudson, carte parmi les cartes sous la voûte de l'atelier, est soudain pailletée d'or.

 

Ils sont là ces Cahiers, bons vins en foudres qui en patience attendent leur heure.

 

Le Joyce, très bien. Et les Hölderlin, Heidegger, Pound, Breton, Michaux, Rimbaud, Thoreau, Céline et Segalen, pas mal du tout. 

 

La main, comme aimantée, aucun tâtonnement, c'est juré, s'empare du volume Karl Kraus.

 

1874-1936 : des jalons trop rapprochés pour un esprit qui déborde.

 

Ça fuse tout de suite -exquise langue de fiel dont les meilleurs esprits du temps présent pourraient faire leur miel. L'époque ne s'y prête-t-elle pas ? Oh, si bien ! Viennent à moi ces mots pointus avant le désastre annoncé, programmé, désiré : 

 

  • Le parlementarisme, c'est la réglementation de la prostitution publique.

 

  • La politique offre les péripéties passionnantes d'un roman policier. L'histoire diplomatique montre au spectateur les nations sous le coup de mandats d'arrêt lancés par une bande internationale. (Suivez mon regard...)

 

  • La technique : une automobile au vrai sens du terme. Quelque chose qui se meut non seulement sans cheval, mais aussi sans l'aide de l'homme. Le chauffeur ayant mis en marche, la voiture l'a écrasé. À présent, on continue sans lui.

 

  • Voici comment s'accomplira la fin du monde moderne : tout en perfectionnant les machines, on s'apercevra que les hommes fonctionnent mal. Les automobiles n'arriveront pas à faire avancer les chauffeurs. (CQFD)

 

  • La civilisation est bien près de sa fin quand les barbares s'en évadent. (Pied de nez)

 

  • Je ne me fais plus d'illusions ; c'est alors qu'elles commencent.

 

  • Toute la vie, telle qu'elle se déroule, dans le cadre de l'État ou de la société, repose sur l'hypothèse tacite que l'homme ne pense pas. Une tête qui ne se présente pas en toute situation comme un espace creux et réceptif n'a pas la vie drôle en ce monde.

 

  • Il faut lire tous les écrivains deux fois, les bons et les mauvais. Les bons pour leur rendre justice, les mauvais pour les démasquer.

 

  • Je taille mon adversaire à la mesure de ma flèche.

 

  • Quelle n'est pas la puissance des mœurs ! Une simple toile d'araignée recouvre le volcan et le volcan se retient.

 

  • Un aphorisme n'a pas besoin d'être vrai, il doit survoler la vérité. D'un bond, il doit sauter par-dessus et la dépasser. 

 

 

Et celui-ci, excellent : L'habit ne fait pas le moine. Cela ne vaut plus dans un sens social, mais uniquement sexuel. La robe ne fait pas la femme. Cela ne vaut que de nos jours.

 

Une intelligence flamboyante qui agrandit l'horizon de la réflexion - mit ohne Scham. Sans vergogne.

 

Allez, que le jour se lève pour de bon !

 

 

(Karl Kraus, Aphorismes, Rivages, 2011 / Karl Kraus, Cahiers de l'Herne, numéro 28, 1975)

11 mars 2012 7 11 /03 /mars /2012 07:00

800px-Venice - Ponte del Paradiso

 

Chaque baiser est un tremblement de terre... 

 

À la table d'écriture devant la fenêtre qui donne sur le canal.

 

Le jour se lève. Voici le printemps et ses plaisirs furtifs.

 

De la maison juste en face dont une fenêtre est aussi ouverte monte cet air tout nostalgique cent fois entendu :

 

         Via, via,

               vieni via di qui,

               niente più ti lega

               a questi luoghi,

               neanche questi fiori azzurri.

 

               Via, via,

               neanche questo tempo grigio,

               pieno di musiche,

               e di uomini che ti son piaciuti.

                          

               It's wonderful, it's wonderful,

               it's wonderful,

               good luck my babe, it's wonderful,

               it's wonderful, it's wonderful,

               I dream of you…

 

               Chips, chips, da did da di du, chi bum chi bum bum,

               da di du di du, chi bum chi bum bum,

               da di du di du.

                                             

                Via, via, vieni via con me,

                entra in questo amore buio,

                non perderti per niente al mondo,

                via, via, non perderti

                per niente al mondo

                lo spettacolo d'arte varia,

                di uno innamorato di te.              

 

                It's wonderful, it's wonderful,

                it's wonderful,

                good luck my babe, it's wonderful,

                it's wonderful, it's wonderful,

                I dream of you,

 

                chips, chips, chips, da did da di du, chi bum chi bum bum,

                da di du di du chi bum chi bum bum,

                da di du di du. 

 

                Via, via, vieni via con me,

                entra in questo amore buio,

                pieno di uomini.

                Via, via, entra e fatti un bagno caldo,

                c'è un accappatoio azzurro,

                fuori piove un mondo freddo. 

 

                It's wonderful, it's wonderful,

                it's wonderful,

                good luck my babe, it's wonderful,

                it's wonderful, it's wonderful,

                I dream of you,

                

                chips, chips, chips, da did da di du, chi bum chi bum bum,

                da di du di du, chi bum chi bum bum,

                da di du di du.  

 

 

Traversons le pont du paradis !

 

Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets, les violons vibrant derrière les collines, avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets : oui, oui, encore !

 

Enivrons-nous de tableaux et de musique !

 

Viens avec moi dans la ville liquide...

 

 

 

7 mars 2012 3 07 /03 /mars /2012 07:00

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Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi, parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de lui-même...


 

On peut emporter les Rêveries de Jean-Jacques au cours d'une promenade dans les beaux jardins de la France. C'est même recommandé. Des passages d'une drôlerie !

 

Les jardins à l'anglaise me sont un délice tout comme le jardin de curé. Stourhead, par exemple, sur la route de Bristol, quel enchantement ! Souvenez-vous, Barry Lyndon. Et les jardins du pourtour méditerranéen ! La Villa Ephrusi à Saint-Jean-Cap-Ferrat, la Serre de la Madone à Menton ou le parc du Plantier de Costebelle, son Mont des Oiseaux, à Hyères : des heures de joie ! Mais quand je cherche la sûreté d'une direction et la valeur d'une perspective, je me tourne vers le jardin à la française.

 

En cette matière, notre pays regorge de pures merveilles que j'ai admirées de près au fil des ans. Autant de jardins préservés et entretenus par des comités, des conservatoires, des institutions, bref, des hommes, que l'on appelle remarquables. Pour une fois, une épithète qui n'est pas usurpée.

 

Hasard d'un retour printanier vers trois de ces botaniques en architecture d'exception.

 

La première, le château de Hautefort en Dordogne, l'élégance de son parc français qui accueille un versant anglais, ses buis odorants, la douceur des collines alentour.

 

La seconde, les jardins humides du château de Chantilly, l'allée des philosophes, la maison de Sylvie au prénom prédestiné, tout au fond du parc, les statues équestres, inimitables.

 

La troisième, le jardin de la Fontaine à Nîmes, la tour Magne qui domine la ville - et dont le nom permit à Victor Hugo d'alimenter son goût pour le calembour -, le temple de Diane, la source, le nymphée et ses statues éclaboussées de soleil, et les cèdres, très beaux.

 

Le territoire en symbolique natale de Francis Ponge. Poète nîmois : son inscription volontaire.  


Pureté des lignes nettes. Dégagements. Ouvertures.

 

Aujourd'hui, l'équation parfaite advenue, je renoue avec des paysages moins réguliers, en val de Trégor, dans les jardins de Kerdalo, à deux pas de Tréguier, au pays des confluences. 

 

Une toile vivante que cette petite Italie de verdure née d'un rêve princier...

 

Kenavo !

 

 

(Erik Orsenna, Isabelle et Timothy Vaughan, Kerdalo, le jardin continu, Ulmer, 2007)

4 mars 2012 7 04 /03 /mars /2012 07:00

 

La Tour de Montaigne vue du parc.

 

Ce ne sont pas les pierres qui bâtissent une maison, mais les hôtes...


 

Enfant, comme je pressentais leur disparition imminente, j'ai photographié les maisons, les appartements et les cabanes où je vivais.

 

Je pensais capter l'éternité. J'ai préservé le passage.

 

L'appareil était un Rolleiflex pour films en noir et blanc. Les lieux étaient pourtant en couleur la plupart des heures. 

 

Cette camera obscura, je l'ai emportée partout, y compris dans les arbres, à califourchon sur les branches les plus hautes, ce qui me donnait une vue cavalière sur tous les angles de mes décors familiers.

 

Il n'y a pas un pan de mur qui ne soit entré dans la boîte.

 

Je ne compte plus les portes, les fenêtres, les pignons, les tourelles, les appentis, les resserres, les lucarnes, les cadrans solaires, les mansardes, les cheminées, les lingeries, les greniers, les bibliothèques, les buanderies, les salons de musique, les offices, les postes de garde, les terrasses, les chambres, toutes les chambres, les cuisines, les vérandas, les lingeries, les salles de jeux, les garages, les voitures aux teintes pastels, les portiques, les coins et les recoins, les serres, les caves, les couloirs secrets, les salles d'eau, les granges, les chats, les chiens qui entrent et sortent, tiens, voilà Siky, les cabinets d'étude, les instruments de médecine, les garde-manger, les salles à manger, les patios, les toits de tuiles, d'ardoises et de jonc, les halls d'entrée, les escaliers, les rampes d'escaliers, les tonnelles, les carrelages, les parquets à chevrons, à point de Hongrie, de Versailles, à l'anglaise, les tomettes, les reflets de la cire, les écuries, les communs, les fumoirs, les celliers, les massifs de fleurs dans la rocaille, les roseraies, les nuées d'oiseaux, le grand lierre, les jardins et les parcs qui se retrouvent, là, aujourd'hui, sous mes yeux. 

 

Il ne faudrait pas grand-chose pour que ces mondes autrefois vivants, aplanis au format de la paume, se remettent à voltiger. 

 

Le temps passe, le temps presse : je ne me suis, je crois, jamais guéri de cette obsession.   


 

 

29 février 2012 3 29 /02 /février /2012 07:00

 

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Quel beau métier que d'être un homme sur la terre...

 

Je venais de passer plusieurs jours à relire les nouvelles d'Anton Tchekhov, des textes, parfois très courts, énergiques sur un pied, mélancoliques sur l'autre, d'un humour souvent corrosif, ainsi que la biographie sensible que Sophie Lafitte a consacrée à celui qui fut aussi un médecin des pauvres. L'envie, pour moi saugrenue, m'a alors pris d'aller me promener sur l'autre versant de la grande ville. Ce n'est pas ordinaire, lorsque je séjourne à Paris, que je traverse le fleuve pour aller de l'autre côté. Rive droite ? Rive gauche ? Je demeure, intégralement, le flâneur du même bord : au Sud, toute ! Le Quartier latin dans le compas du regard, toujours ! De dérives en dérives, I am the moujik sudiste de Paname !

 

Des siècles que je n'avais pas remis les pieds dans cette plaine de la place des Ternes. Quel nom ! Quel quartier sinistre ! Quel ennui épais dès la tombée de la lumière ! J'ai l'impression que c'est l'hiver perpétuel. Une Taganrog-sur-Seine, sourde et endormie. Il me revient, toutefois, que, dans mon enfance -la préhistoire vue d'aujourd'hui pour tout dire-, à l'entrée de la bouche du métro, seul égaiement, une fleuriste d'un âge intermédiaire faisait partie de ce théâtre d'éternité : des branches de lilas, des géraniums, des dahlias, rarement des roses, ornaient son léger étal ambulant. Qu'est-elle devenue, si le verbe devenir peut avoir un sens dans ce cas précis ?

 

Je suis, je le sais, à l'approche d'un monde crépusculaire. On quitte le boulevard haussmannien et on se retrouve en petite Russie. J'oblique à gauche dans la rue Daru et la cathédrale orthodoxe Saint-Alexandre-Nevski affiche son front majestueux dans ma direction. Puissance, or et bleu, d'aimantation. душа, душа...Doucha, l'âme des choses, le souvenir...

 

Autrefois, des parents qui avaient, et je les comprends tout en les approuvant, rompu bien des amarres me montraient, quand même, malgré tout, c'est une partie de l'histoire, que veux-tu, c'est comme ça, les prie-Dieu du premier rang aux noms des ancêtres. Dans mon oreille, je croyais qu'il s'agissait des en-sept, une variété slave du jeu des 7 familles.  Mais il y avait belle lurette que plus aucun membre de ce cercle antédiluvien ne venait dans ce lieu béni pratiquer ses dévotions. Que faire ? Laïcs et démocrates, nous sommes devenus, et fiancés de la République : à partir de là, le reste appartient à la maille des légendes que se sont racontées les trains innombrables d'exilés de tous poils à partir de 1905 -ces loqueteux, casse-cou, peigne-cul, fiers-à-bras, mais aussi hobereaux idéalistes ou autres Crésus de la taïga-, blancs et noirs, n'en finissant plus d'écluser, la larme à l'œil, des litres trop pleins de vodka. L'eau-de-feu qui rapproche, éloigne. Le monde est beau. Une seule chose est mauvaise : nous. Ce vieux monde-là, terminado ! Bienvenue dans le nouveau. Sic.

 

J'allume un cierge. Could be useful, at times. Odeurs d'encens dans les ténèbres. Des chaises à la place des prie-Dieu. Sur le mur, des notices en cyrillique. Des éphémérides aussi, des croix au crayon sur certains jours. Et des croix de bois ciré au-dessus. En sortant, je veux me persuader que les ombres de Picasso et d'Olga Khokhlova, sa première femme, rôdent encore derrière moi dans la nef. On n'a pas demandé à Pablo de laisser un petit croquis dans un coin ? Vraiment ? 

 

À la Ville de Petrograd, de l'autre côté de la rue, pas de Novo Russki. Au moins ça de gagné. Je m'offre un thé brûlant et une vatrouchka. L'alcool, ce sera pour plus tard en compagnie des fantômes. Dans le saint des saints, autre refuge après l'office, je tire de ma poche, oсторожно !, sacrilège ?, cette nouvelle d'Anton et me lis mentalement le début à voix haute :

 

Dans la cour de l’hôpital, perdue dans une véritable forêt de bardanes, d’orties et de chanvre sauvage, s’élève une petite annexe. Le toit en est rouillé, la cheminée à demi écroulée, l’herbe pousse sur les degrés pourris de l’entrée, et des crépissages il ne reste que des vestiges. La façade principale regarde l’hôpital, celle de derrière est tournée vers les champs, dont la sépare, grise et garnie de clous, la barrière de l’hôpital. Ces clous, aux pointes effilées, la barrière et l’annexe elle-même ont cet aspect spécial, triste et rébarbatif que l’on ne voit chez nous qu’aux hôpitaux et aux prisons.

 

Si vous ne craignez pas de vous piquer aux orties, prenez le petit sentier qui conduit à l’annexe et nous jetterons un coup d’œil à l’intérieur. Voici ouverte la première porte ; entrons dans le vestibule. Le long des murs et près du poêle sont entassées de véritables montagnes de vieilles hardes d’hôpital. Des matelas, de vieilles capotes en lambeaux, des pantalons, des chemises à raies bleues, des chaussures usées et ne pouvant servir à qui que ce soit, toute cette friperie amoncelée, chiffonnée, pêle-mêle, pourrit et exhale une odeur suffocante.

 

Sur le tas de hardes est toujours couché, la pipe aux dents, le gardien Nikita, vieux soldat en retraite, aux chevrons fanés. Il a la face dure d’un vieil ivrogne, des sourcils pendants qui lui donnent une expression de chien de la steppe, et le nez rouge. Il est de petite taille, d’aspect maigre et décharné, mais son maintien impose et ses poings sont robustes. Il appartient à cette catégorie d’hommes d’exécution, simples, positifs et bornés, qui aiment l’ordre par-dessus toute chose et sont convaincus qu’il faut cogner. Nikita cogne en pleine poitrine, au visage, au dos, où cela tombe, et assure que sans cela rien ne marcherait à l’annexe.

 

Un peu plus loin, vous entrez dans une vaste pièce qui, défalcation faite du vestibule, occupe à elle seule toute l’annexe. Les murs y sont recouverts d’un enduit bleu sale ; le plafond est enfumé comme celui d’une isba sans cheminée ; il est manifeste que les poêles y fument l’hiver et que l’on n’y respire que vapeur de charbon. Des grilles de fer offusquent les fenêtres ; le plancher est gris et mal raboté. Il traîne une odeur de choux aigres, de mèche fumeuse, de punaises et d’ammoniaque, et l’on croirait entrer dans une ménagerie.

 

Sur des lits, vissés au plancher, des gens sont assis ou couchés, en capotes bleues et en bonnets de nuit, à l’ancienne mode. Ce sont des fous.

 

La ménagère aux tresses blondes ne me dit rien. Il faut que je quitte ce confort de laque pour affronter l'hostilité des frimas et je repars, projectile dans le vent impitoyable de l'Histoire, emporté par ma propre folie russe. 

 

 

(Anton Tchekhov, Nouvelles, traduit du russe par Vladimir Volkoff, Le Livre de Poche, 1993 / Sophie Lafitte, Tchekhov par lui-même, Seuil, 1963 / Ivan Tourguéniev, Pères et fils, Folio Classique, 2008 / Maxime Gorki, Enfance, Folio Classique, 2004)

26 février 2012 7 26 /02 /février /2012 07:00

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Nous croyons bon de prévenir nos lecteurs que ce récit n'est point une fiction. Tous les détails en sont pris aux annales maritimes de la Grande-Bretagne. La réalité fournit quelquefois des faits si romanesques que l'imagination elle-même ne pourrait rien y ajouter...


 

La télévision hivernale rediffuse ce très bon film de Frank Lloyd, Mutiny On The Bounty, Les Révoltés du Bounty, réalisé en 1935. Toujours aussi parfait l'affrontement entre le romanesque Fletcher (Clark Gable au mieux de sa forme) et l'impitoyable capitaine Bligh (Charles Laughton, on en redemande). 

 

C'est à la fin des années 1950, dans l'une des zones maritimes les plus reculées de la Terre, qu'une expédition a remonté des flots les restes improbables de ce bâtiment de légende. Une sacrée veine quand on sait qu'il n'y a rien à des miles à la ronde !

 

Bounty signifie abondance. Mais Quod abundat vitiat. Les aventuriers à pied, à cheval ou en voiture de l'Arctique et des tropiques le savent qui se répartissent indéfectiblement en deux catégories : les mulets (chargés d'un barda encombrant et lourd) et les MUL (les marcheurs ultralégers). Cela m'est revenu quand, sur l'écran, les épées s'entrechoquaient. Les îles Pitcairn, oui, oui, où avais-je lu cette autre histoire de débris ? Ah !, nous y voilà :

 

  (...) Parmi les méfaits venus du Premier Monde dans les pays en voie de développement, nous avons déjà mentionné les millions de tonnes de déchets électroniques transportés intentionnellement des nations industrialisées vers la Chine. Pour saisir l'échelle mondiale du transport non intentionnel de déchets, considérez les ordures rassemblés sur les plages de deux petits atolls des îles Pitcairn, Oeno et Ducie, dans le sud-est de l'océan Pacifique : ce sont des atolls inhabités, dépourvus d'eau douce, rarement visités, même par des yachts, et ils figurent parmi les bouts de terre les plus retirés du monde, tous deux à presque deux cents kilomètres de l'île, elle-même inhabitée, d'Henderson. Pour chaque bande de plage d'un mètre, une étude a détecté la présence en moyenne d'une ordure, dérivée de bateaux ou bien de pays d'Asie et d'Amérique situés sur la bordure Pacifique à des milliers de kilomètres de distance : sacs en plastique, bouées, bouteilles de verre et de plastique (surtout des bouteilles de whiskey Suntory venues du Japon), corde, chaussures et ampoules, ballons de football, soldats et avions en plastique, pédales de vélo et tournevis... 

 

Eh oui, notre bon vieux monde qui se shampouine au développement durable et à la consommation responsable !  

 

Allez, un bon coup de balai et ces îles seront aussi belles qu'un sou neuf ou un timbre non oblitéré ! 

 

Tout rentrera dans l'ordre. N'est-ce pas ?, mon cher Jules :

 

Tel fut donc le dénouement d'une aventure qui avait commencé d'une façon si tragique. Au début, des révoltés, des assassins, des fous, et maintenant, sous l'influence des principes de la morale chrétienne et de l'instruction donnée par un pauvre matelot converti, l'île Pitcairn est devenue la patrie d'une population douce, hospitalière, heureuse, chez laquelle se retrouvent les mœurs patriarcales des premiers âges...

 

 

(Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006 / Jules Verne, Les Révoltés de la Bounty, Hetzel, 1879)

22 février 2012 3 22 /02 /février /2012 07:00

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The greatest picture in the world...

 

Sur la route serpentine, la voiture brinquebale au milieu des vignes.

 

Le bourg de Sansepolcro semble retiré derrière ses murs bistres.

 

Je sais qu'au Museo Civico j'ai enfin rendez-vous avec un triangle merveilleux qui date de 1463.

 

Ce tableau, 2,20 m x 2,00 m, Piero della Francesca l'a peint ici, chez lui, et ce chef-d'œuvre d'un naturalisme flamboyant est resté depuis des siècles à la même place.  

 

La plus belle toile du monde. C'est à Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, vous vous souvenez ?, que l'on doit ce mot qui trouve sa justesse lorsque, de toute sa puissance plastique, la composition picturale s'impose à vous dans le silence nocturne.

 

Dans Along The Road, recueil d'impressions touristiques et publié en 1925, Huxley ne consacre pas moins de huit pages à La Resurrezione et ses alentours.

 

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, quelle chance qu'un gradé britannique ait lu le récit de Huxley : l'artillerie a, pour une fois, épargné le Christ ! Les perspectives avaient, par miracle, changé de camp...

 

 

(Aldous Huxley, Along The Road : Notes Of A Tourist, Chattos & Windus, 1948)

19 février 2012 7 19 /02 /février /2012 07:00

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Les traditions de nos campagnes disent que l'arbre porte bonheur aux amourettes...

 

 

Quand là-bas est inénarrable, je cherche un lieu de lumière.

 

Sur la route d'Éphèse, une aridité dont ne voudrait même pas un âne. Et pourtant...

 

Le théâtre de toujours pour moi seul un matin entier. Ce n'est pas donné à tout le monde.

 

Cette auberge, hier soir, le joueur de flûte.

 

Du raki et du vin rouge aussi.

 

Les labyrinthes du prytanée ont été un régal : bien perdu pour mieux me retrouver.

 

Sur les restes de la bibliothèque de Celsus, j'ai feuilleté quelques pages d'Orhan Pamuk.

 

Arrivée soudain de nulle part, elle est venue vers moi sur le chemin de rocaille.

 

Mate de peau. Une Indienne sans son sari.

 

Je l'ai embrassée à pleine bouche sous l'ombrage réduit de l'unique sorbier.

 

Une grive pas farouche qui s'est ri des filets.

 

Dans sa main, au moment de se dire au revoir, trois baies rouges.

 

Oiseleur, ton bonheur.

 

 

 

15 février 2012 3 15 /02 /février /2012 07:00

 

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De façon très générale, notre problème actuel est un problème d'attitudes et de mise en œuvre...


 

Je suis arrivé à mon but par la route de l'Ouest, ma vieille édition de l'Almanach à la main. La log-cabin de Baraboo est telle que je me la représentais : une cabane russe pour forestier américain. La rivière Wisconsin, toute proche, forme un V inversé au bout du terrain spongieux, vers le Nord : une tête de flèche indienne en terre pacifique. Nous sommes au printemps, mais la fonte de la neige, très abondante cette année me dit le chauffeur du bus, a creusé des ravines profondes sur le sentier qui mène à l'entrée.

 

Le nom d'Aldo Leopold commence à être maintenant bien connu en Europe. Son œuvre, resserrée autour de deux ou trois textes décisifs, l'est bien plus en Amérique depuis que l'idée vivante d'une éthique environnementaliste a vu le jour dans les années 1940.

 

Cette édition de l'Almanach, 1968, $1.20, recouverte aujourd'hui d'un tas de notes et de ruban adhésif, je l'avais trouvée il y a très longtemps, un jour de jungle chaude, dans l'une de ces librairies d'occasion sur Broadway. New York était vibrante, captivante et violente à l'époque. Depuis, les vibrations se sont déplacées et la violence de la vie a changé de visage. C'est tout. 

 

Après avoir fait le tour du propriétaire, unique visiteur, j'ai pris la liberté d'assembler quelques rondins épars en une pile idéale pour m'y reposer à l'ombre et me laisser ainsi filtrer par les heures. De la cabane, il n'y a pas grand'chose à en dire : bâtie d'honnêtes planches de bon bois, de l'American Cedar qui se moque des insectes piqueurs, je pourrais la retrouver quasi à l'identique, en Norvège, en Sibérie ou dans les Alpes. Ah, si, peut-être la présence, face à la porte, d'une pompe à bras qui sert à puiser l'eau souterraine offre à l'observateur une note singulière. À l'intérieur, j'ai surtout apprécié la cuisine, en fait, un long plan de travail, qui dans son humilité extrême permettait, je pense, de se préparer, adossé à l'âtre, une pitance correcte les jours de frimas.

 

Ce matin, la vie sauvage est sage. Est-ce ainsi l'harmonie de l'homme et de la terre ? Je peux comprendre que les autorités préservent des lieux comme celui-ci : en moins de cinq minutes, vous courez le risque de vous retrouver sur une Interstate lourdement bétonnée, densément infréquentable, dangereuse, bruyante et puante. Tout le contraire concret de la formule qui fait un peu le succès de Leopold : une action est juste, quand elle a pour but de préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est répréhensible quand elle a un autre but / A thing is right when it tends to preserve the integrity, stability, and beauty of the biotic community. It is wrong when it tends otherwise.

 

J'ouvre le livre au hasard. Ce qu'il y a de bien avec Leopold, homme du dehors, c'est que sa science naturelle et sa conscience écologique, comme on dit désormais, s'expriment dans une simplicité désarmante. Simplicité, pas simplisme. C'est exactement le genre d'ouvrage qu'enfant j'emportais partout avec moi :

 

Quand les pissenlits ont posé la marque de mai sur les pâturages du Wisconsin, il ne reste plus qu'à attendre la preuve ultime que le printemps est arrivé. Installez-vous sur une touffe d'herbe, ouvrez vos oreilles vers le ciel, oubliez le chahut des alouettes et des carouges et vous l'entendrez bientôt : le chant en vol du pluvier montagnard de retour d'Argentine.

 

(...)

 

C'est l'aube. Un souffle de vent traverse le grand marais et roule un banc de brouillard, lentement, sur l'espace immense. Tel le spectre blanc d'un glacier, les brumes s'avancent, chevauchant les phalanges de mélèzes, glissant au ras des tourbières lourdes de rosée. Un seul silence est suspendu d'horizon à horizon.

 

(...)

 

Penser comme une montagne. Un hurlement surgi des profondeurs résonne entre les parois rocheuses, dévale la montagne et s'évanouit dans le noir. C'est un cri de douleur primitive, plein de défi, et plein de mépris pour toutes les adversités du monde.

 

(...)

 

Un oiseau bleu vient de se poser sur le faîte de la cheminée. Voici un livre que chacun devrait avoir avec soi, amoureux de la nature ou simple promeneur du dimanche, aventurier du retour à la terre ou sympathisant du mouvement écologiste, dans son sac ou sa bibliothèque. Oui, d'accord, en substance, on peut toujours discuter du vocabulaire, avec la présentation que Le Clézio fait de l'Almanach. Et plus. Bien lu entre les lignes, ce viatique naturel invite à la résistance joyeuse contre la bêtise en général et la mécanisation de l'espèce humaine en particulier. 

 

La terre en tant que communauté, voilà l'idée de base de l'écologie, mais l'idée qu'il faut aussi l'aimer et la respecter, c'est une extension de l'éthique. Quant à la moisson culturelle, c'est un fait connu depuis longtemps et oublié depuis peu (...) Un tel déplacement des valeurs peut s'opérer en réévaluant ce qui est artificiel, domestique et confiné à l'aune de ce qui est naturel, sauvage et libre. Leopold écrivait en 1948. Et, avant lui, mon ami Thoreau en 1854. On mesure le chemin qui resterait à parcourir afin de nous accorder sur les motifs et motivations qui permettraient à notre monde de continuer à être vivable et non devenir irrémédiablement immonde.  

 

 

(Aldo Leopold, A Sand County Almanac, Oxford University Press, 2001 / Almanach d'un comté des sables, préface de J.M.G. Le Clézio, Aubier-Montaigne, 1996)