12 février 2012 7 12 /02 /février /2012 07:00

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Le travail se subdivisant il se fait donc, à côté des machines, quantité d'hommes-machines...

 

 

Dans la boîte aux lettres, un catalogue en offset vantant ce qu'il y a de mieux en matière d'univers numérique qu'il faut absolument posséder pour être branché (avant, qui sait ?, la catastrophe finale) :

 

  • des téléviseurs (LCD, LED, plasma ? HDTV ou HDVT 1080p ? Choix cornélien)
  • des Home Cinema (3.1, 5.1, 7.1 ? La fanfare municipale est de sortie...)
  • des consoles de salons (l'expression est vraiment tordante !)
  • des téléphones mobiles, des téléphones fixes, des Smartphones (les autres sont donc idiots ?)
  • des APN (appareils photographiques numériques). Bridge ou pas bridge ?
  • des chaînes HI-FI toujours plus compactes (Qu'en pense Mozart ?)
  • et bien entendu, toute la gamme homérique des ordinateurs et de leurs accessoires indispensables : des machines de bureau -un investissement idéal pour tous les jours-, des portables -hyper mobiles, emmenez-les partout-, des tablettes pour lire dans le métro, des Netbooks de conception ergonomique, des unités de stockage de quoi vous confectionner des bibliothèques XXL, des scanners -l'assurance d'une qualité irréprochable pour une utilisation intensive-, des imprimantes -imprimez de n'importe où-, des solutions pour les réseaux filaires ou sans fil -rapport qualité-prix, c'est le top-, des sacoches en plastique, en simili cuir, et une en vrai cuir -très tendance, vous pourrez tout transporter...

 

Ce catalogue, je vais le garder comme témoin du monde au XXIe siècle.

 

 

 

it donc, à côté des machines, quantité d'hommes-machines.

8 février 2012 3 08 /02 /février /2012 07:00

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Le premier pays de l'Europe à l'occident, nous l'avons déjà dit, est l'Ibérie...

 

 

C'est incroyable ce qu'il peut faire chaud au creux de l'hiver ! Sur la côte de Galice, çà et là, des cerisiers en fleurs. Face à la mer, je me suis trouvé une auberge de pèlerin, confortable et protégée des vents.

 

Derrière la bâtisse hospitalière, une marqueterie de lopins agricoles, œuvre d'artisans soigneux. Au-dessus, des estives rases. Par contraste. Je suis au pays des hommes fiers de la montagne, ce qui n'avait pas échappé à la sagacité native de Strabon.

 

Viens de parcourir près de deux mille kilomètres avec une seule idée en tête. Me mettre une fois de plus au carreau d'une fenêtre et relire mon ami géographe en édition bilingue. Une telle distance ? Oui, le plaisir n'a pas de prix.

 

J'aime l'Italie et ses folies avisées. J'aime l'Espagne et son chant profond qui parvient à se jouer des vacheries de l'histoire. Ici, l'écriture de la terre rejoint la déroute des rêves. 

 

Recopié ces fragments au son des flots tumultueux :

 

(...)

 

Des deux versants du Mont Pyréné, celui qui regarde l'Ibérie est couvert de belles forêts, composées d'arbres de toute espèce, notamment d'arbres toujours verts ; celui qui regarde la Celtique, au contraire, est entièrement nu et dépouillé. Quant aux parties centrales de la chaîne, elles contiennent des vallées parfaitement habitables : la plupart de ces vallées sont occupées par les Cerrétans, peuple de race ibérienne, dont on recherche les excellents jambons à l'égal de ceux de Cibyre, ce qui est une grande source de richesse pour le pays.

 

(...)

 

Pour décrire maintenant le pays en détail, nous reprendrons du promontoire Sacré. Ce cap marque l'extrémité occidentale non seulement de l'Europe, mais de la terre habitée tout entière. Car, si la terre habitée finit au couchant avec les deux continents d'Europe et de Libye, avec l'Ibérie, extrémité de l'Europe, et avec la Maurusie, première terre de la Libye, la côte d'Ibérie au promontoire Sacré se trouve dépasser la côte opposée de 1500 stades environ. De là le nom de Cuneus, sous lequel on désigne toute la contrée attenante audit promontoire et qui, en latin, signifie un coin. Quant au promontoire même ou à la partie de la côte qui avance dans la mer, Artémidore, qui nous dit avoir été sur les lieux, en compare la forme à celle d'un navire ; quelque chose même, suivant lui, ajoute à la ressemblance, c'est la proximité de trois îlots placés de telle sorte, que l'un figure l'éperon, tandis que les deux autres, avec le double port passablement grand qu'ils renferment, figurent les épotides du navire.

 

Le même auteur nie formellement l'existence sur le promontoire Sacré d'un temple ou d'un autel quelconque dédié soit à Hercule, soit à telle autre divinité, et il traite Ephore de menteur pour avoir avancé le fait. Les seuls monuments qu'il y vit étaient des groupes épars de trois ou quatre pierres, que les visiteurs, pour obéir à une coutume locale, tournent dans un sens, puis dans l'autre, après avoir fait au-dessus certaines libations ; quant à des sacrifices en règle, il n'est pas permis d'en faire en ce lieu, non plus qu'il n'est permis de le visiter la nuit, les dieux, à ce qu'on croit, s'y donnant alors rendez-vous. Par conséquent, les visiteurs sont tenus de passer la nuit dans un bourg voisin et d'attendre le jour pour se rendre au cap Sacré, en ayant soin d'emporter de l'eau avec eux, vu que l'eau y manque absolument.

 

(...)

 

II y a quelque chose de barbare aussi, à ce qu'il semble, dans la forme de certains ornements propres aux femmes d'Ibérie et que décrit Artémidore. Dans quelques cantons, par exemple, les femmes se mettent autour du cou des cercles de fer supportant des corbeaux ou baguettes en bec de corbin, qui forment un arc au-dessus de la tête et retombent bien en avant du front ; sur ces corbeaux elles peuvent, quand elles le veulent, abaisser leurs voiles qui, en s'étalant, leur ombragent le visage d'une façon très élégante à leur gré ; ailleurs, elles se coiffent d'une espèce de tympanium ou de petit tambour, parfaitement rond à l'endroit du chignon, et qui serre la tête jusque derrière les oreilles, pour se renverser ensuite en s'évasant par le haut. D'autres s'épilent le dessus de la tête, de manière à le rendre plus luisant que le front lui-même. Il y en a enfin qui s'ajustent sur la tête un petit style d'un pied de haut, autour duquel elles enroulent leurs cheveux et qu'elles recouvrent ensuite d'une mante noire. Indépendamment les détails qui précèdent sur les mœurs étranges de l'Ibérie, nous trouvons dans les historiens et dans les poètes maints détails plus étranges encore, je ne dis pas sur la bravoure, mais sur la férocité, sur la rage bestiale des Ibères, et en particulier de ceux du Nord.

 

(...)

 

Joie farouche chez une Espagnole ? Oui, toujours, et comment !

 

 

(Strabon, Géographie, édition bilingue, Belles Lettres, 1971)


5 février 2012 7 05 /02 /février /2012 07:00

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Que la montagne est belle...

 

Autour d'une tome de chèvre et de bons Chateauneuf-du-Pape, les amis vont et viennent.

 

Pour quelques heures, j'ai quitté la grande ville avec allégresse pour me réchauffer en Haute-Ardèche.

 

Les temps sont durs. Les temps peuvent être doux.

 

Dans la grande salle à (bien) vivre, le tourne-disque joue les plus belles chansons de Mnacha Tenenbaum, plus connu sous le nom scénique de Jean Ferrat.

 

Les albums sont là dans leur fraîcheur fragile.

 

Cela faisait des années que je n'avais pas entendu sa voix, puissante et pénétrante.

 

Une existence à interroger l'intoxication de nos vies par le confort facile.

 

Vous pouvez refuser le choix : la jungle ou le zoo.

 

 

 

 

 

 

 

 

1 février 2012 3 01 /02 /février /2012 07:00

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Berlin. Langsame Heimkehr. Lent retour.

 

Pluie. Neige. Pluie de neige.

 

Monbijouplatz. Il ne reste pas grand'chose. Je le vérifie une fois de plus. 

 

Cette vieille édition de Peter Schlemihl, je l'ai emportée d'Ouest en Est et jusqu'en Océanie.

 

Je cueille cette fleur du pavé.

 

Botanique : botte d'herbes en coffret mental.

 

Lecture bleue sur gris :

 

On me donna la clef d’une petite armoire qui était au chevet de mon lit : j’y retrouvai tout ce qui m’appartenait. Je m’habillai je suspendis par-dessus ma kourtke noire ma boîte à botaniser, dans laquelle je retrouvai, avec plaisir, les lichens que j’avais recueillis sur les côtes de Norvège le jour de mon accident. Je mis mes bottes, plaçai sur mon lit le billet que j’avais préparé, et, dès que les portes s’ouvrirent, j’étais loin du Schlemihlium, sur le chemin de la Thébaïde.

Comme je suivais le long des côtes de la Syrie la route que j’avais tenue la dernière fois que je m’étais éloigné de ma demeure, j’aperçus mon barbet, mon fidèle Figaro, qui venait au-devant de moi. Cet excellent animal semblait chercher, en suivant mes traces, un maître que sans doute il avait longtemps attendu en vain. Je m’arrêtai, je l’appelai, et il accourut à moi en aboyant et en me donnant mille témoignages touchants de sa joie. Je le pris dans mes bras, car assurément il ne pouvait suivre, et je le portai jusque dans ma cellule.

 

Je revis ce séjour avec une joie difficile à exprimer ; j’y retrouvai tout en ordre, et je repris, petit à petit, et à mesure que je recouvrais mes forces, mes occupations accoutumées et mon ancien genre de vie. Mais le froid des pôles ou des hivers des zones tempérées me fut longtemps insupportable.

 

Mon existence, mon cher Adelbert, est encore aujourd’hui la même. Mes bottes ne s’usent point, elles ne perdent rien de leur vertu, quoique la savante édition que Tickius nous a donnée de rebus gestis Pollicilli me l’ait d’abord fait craindre. Moi seul je m’use avec l’âge ; mais j’ai du moins la consolation d’employer ces forces que je sens décliner à poursuivre avec persévérance le but que je me suis proposé. Tant que mes bottes m’ont porté, j’ai étudié notre globe, sa forme, sa température, ses montagnes, les variations de son atmosphère, sa force magnétique, les genres et les espèces des êtres organisés qui l’habitent. J’ai déposé les faits avec ordre et clarté dans plusieurs ouvrages, et j’ai noté en passant, sur quelques feuilles volantes, les résultats auxquels ils m’ont conduit, et les conjectures qui se sont offertes à mon imagination Je prendrai soin qu’avant ma mort mes manuscrits soient remis à l’université de Berlin.

 

Ne soyez jamais l'ombre de vous-même.

 

À soi-même, promesse tenue...

 

 

(Adelbert von Chamisso, L'Étrange histoire de Peter Schlemihl, Folio-Gallimard, 2011)

29 janvier 2012 7 29 /01 /janvier /2012 07:00

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Dans la maison aux quatre cheminées, j'ai quatre pianos...

 

 

Bon, quelques symphonies de temps à autre, d'accord, des opéras, oui, des concertos, bien entendu, de la musique de chambre, toujours. Mais ce qu'il y a de bien avec Erik Satie, ce sont deux ou trois notes toutes les cinq ou six mesures. Un Japon musical aux portes de Paris. 

 

Je peux ainsi me faire à l'idée sonore de la musique -je plaisante à moitié !

 

Une ascendance écossaise et un solide sens de l'humour : deux ingrédients qui, depuis des lustres, ont rendu Satie très sympathique à mes oreilles.

 

Nous n'étions pas très nombreux dans les années 1960 à jouer les Gymnopédies et les Gnossiennes : un gai savoir pianistique en vol plané.

 

On oublie que Satie a travaillé avec Picasso. Que se sont-ils dit ?

 

Ce soir, la télévision suisse de langue romane rediffuse le magnifique film de René Clair, Entr'acte. La partition de Satie tire la langue aux conventions, à la méchanceté gratuite, à la mesquinerie. Et invite à un peu de solidarité. Nous étions au sortir de la grande boucherie humaine. Nous étions en 1924.

 

Satie ? Samedi et tous les jours de la sainte semaine !


 

 

 

25 janvier 2012 3 25 /01 /janvier /2012 07:00

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Nombreux sont les peintres qui ont peur d'une toile blanche, mais une toile blanche a peur du véritable peintre passionné qui ose...

 

 

Tour au musée d'Orsay avant le délire des anoraks en cohortes

 

Des jardins de l'Observatoire vers la Seine. La rue Monsieur-le-Prince dans l'autre sens.

 

Sur la droite, autrefois, cette agence de voyages, Uniclam, qui faisait, dans les années 70, le bonheur des aventuriers en herbe vers l'Amérique latine. Un peu plus loin, le restaurant Polidor, les murs ont-ils des oreilles ?, l'ombre furtive de mon cher Rimbe, et la librairie orientale de Hrand Samuelian qui tient le coup, et en face, oui, il y avait cette librairie des tropiques, comment s'appelait-elle ?, la librairie des îles et du Pacifique, il me semble, un joyeux capharnaüm cet endroit, disparu lui aussi.

 

Heureusement, la librairie du Carrefour est toujours présente en pole position tout comme Tschann, boulevard du Montparnasse, Compagnie, rue des Ecoles, Le Divan, rue de la Convention, après avoir été virée de Saint-Germain, souvenez-vous, Delamain au Palais-Royal, Sauramps à Montpellier et Mollat, ah ! Mollat, à Bordeaux.

 

L'eau, les arbres, la brume, légère.

 

Café à l'angle et tout de suite en compagnie de Vincent.

 

Nous sommes à Saint-Rémy, Provence. Il fait chaud. Dernier acte. Avant l'oblique Sud-Nord. Lune, lunaisons, spirales vers l'asile nécrologique pour de bon. S'est-il vraiment suicidé ? La question mérite d'être retenue.

 

De la quarantaine d'autoportraits, c'est sans doute celui-ci, datant de 1889,  que je garde au cœur de mon œil.

22 janvier 2012 7 22 /01 /janvier /2012 07:00

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La psy hot line ? Vous tombez sur un répondeur téléphonique et la voix vous dit  : si vous êtes obsessionnel, appuyez sur le chiffre 3 de manière compulsive, si vous êtes schizo, demandez à la petite voix dans votre tête le numéro qu'il faut composer et si vous êtes parano, ne quittez surtout pas, car on sait d'où vous appelez !


 

Des lecteurs, intéressés par l'entretien que j'avais accordé l'an dernier à un périodique médical belge et intitulé Médecine, ont souhaité avoir connaissance de ma vision relative, plus spécifiquement, au handicap psychique. La voici.



(...) 

 

- Vous êtes aussi sensible, je crois, à toutes les formes du handicap. Vous m'avez dit que votre père s'était au départ orienté vers la psychiatrie, ce qui touche au fonctionnement du cerveau, ses dérèglements, ses aberrations. Et vous ?

 

- C'est juste. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, terminant ses études à la faculté, l'une des inscriptions sociales de mon père, sur le plan éthique celle-ci, et pas uniquement, stricto sensu, professionnelle, a été de vouloir venir en aide à celles et ceux qui venaient de vivre un grand traumatisme. La guerre, Hiroshima et Nagasaki, la Shoah. Le champ psychiatrique lui semblait offrir cette possibilité. Mais il a vite déchanté. On ne parlait pas encore de handicap mental, encore moins de handicap psychique, ce qui n'est pas du tout la même chose comme vous le savez. On parlait d'enfermement. Et l'antipsychiatrie était à naître. C'est l'époque aussi où la trajectoire d'Artaud va s'effondrer, je mentionne cette puissante figure intellectuelle à dessein, dans ce contexte précis, Artaud qui va parler de Van Gogh, du monde mouvant et complexe de Van Gogh, dans son Van Gogh ou le suicidé de la société. Mon père avait tout ça en tête quand il a pris la décision de s'orienter par la suite vers la médecine généraliste. À propos de naissance, mon père a été également l'un des introducteurs de la méthode de l'accouchement sans douleur dans notre pays. Je peux en témoigner intimement ! (Rires). Pour revenir à votre question relative au handicap, au cours de ma vie, le hasard, le hasard objectif aurait dit André Breton, m'a mis en contact direct, au sein de ma famille, avec à la fois le handicap mental sous la forme de la psychose infantile et le handicap psychique par l'expression des troubles bipolaires. J'ai vécu ces manifestations intempestives de la vie du cerveau, vous pouvez me croire, de très près. Toute la panoplie des symptômes. Toute la gamme des changements brusques d'état.

 

- En avez-vous souffert ?

 

- Que les parents, la famille et les proches en souffrent, c'est évident. À titre personnel, c'était, c'est toujours, un mixte de douleur et...de chance. Je sais que quand je tiens ce propos, on peut sursauter. Mais autre dimension humaine, nouvelle expérience, entrée dans l'inconnu...Mieux vaut être bien construit, c'est sûr, pour ce genre d'équipée vertigineuse...Le handicap psychique, parlons seulement de celui-ci, peut, si l'on est soi-même sensible, avoir des effets dévastateurs sur la...cellule familiale. Je ne vais pas parler de "malades", je vais dire : celui ou celle qui se débat dans cette dimension existentielle-là souffre, en fait, par intermittence. Je parle d'expérience.

 

- Quelle aide la psychiatrie, en y incluant les médecins de famille et les infirmiers, peut-elle apporter ?

 

- La psychiatrie fait ce qu'elle peut. Le sort, d'ailleurs, qui lui est aujourd'hui réservé en Europe est consternant. Pas ou peu de moyens, un recrutement en berne, une stigmatisation médiatique et législative des passages à l'acte violents. On retourne à l'enfermement que je viens d'évoquer. Beaucoup de bruit, beaucoup de lourdes confusions. Oui, les familles ont terriblement besoin d'être aidées. Des associations, reconnues d'ailleurs d'utilité publique, s'en chargent. L'éclairage a été porté pendant longtemps et quasi exclusivement sur le patient. Pour autant, citons, par exemple, le travail, novateur, il faut le souligner, mené en France à la clinique de La Borde par Jean Oury accompagné, à des moments divers, par des individualités qui ne laissaient pas indifférent, je pense à Fernand Deligny, Claude Jeangirard ou Félix Guattari. Mais la famille a été trop longtemps tenue à l'écart dans le cadre d'un protocole bienveillant de "soins". La situation évolue, mais lentement.

 

- De quelle façon, selon vous, la situation évolue-t-elle ?

 

- Il n'est pas inintéressant, pour ce qui est du handicap en général et du handicap psychique en particulier, de regarder les choses un peu dans le détail. Par exemple, concernant notre pays, en 2005, le législateur a fait évoluer les textes officiels qui étaient, à l'époque, en décalage manifeste avec les réalités du terrain. La législation antérieure qui encadrait la prise en compte humaine, culturelle et sociale du handicap remontait à...1975 ! C'est ainsi que la COTOREP (Commission technique d'orientation et de reclassement professionnel) est devenue la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées). Le vocabulaire institutionnel a changé. Les mots ont leur importance. Les maux aussi, si vous me permettez, qui ont connu, entre-temps, une évolution ou plutôt une dégradation. Depuis quelques années, toutes sortes de nouvelles difficultés matérielles sont apparues, liées, elles, très directement à la crise économique et à la vie de nos sociétés. Ces difficultés peuvent, aujourd'hui, rendre encore plus douloureuse la dimension quotidienne du handicap.


- Toutefois, il semble qu'après plusieurs passages à l'acte violents contre des personnes physiques dans votre pays et un peu partout en Europe, le regard se modifie. Ne serait-ce pas le signe d'un revirement ou d'un renversement négatif de l'opinion publique à l'endroit du handicap mental et du handicap psychique en singularité ? 

 

- Oui. La crainte d'un retour en arrière est fondée : la réforme, cette année, de l'hospitalisation d'office, par exemple, qui est dénoncée dans notre pays par un grand nombre de praticiens dont les psychiatres comme étant un texte de nature sécuritaire. Un amalgame est fait, de propos délibéré, entre délinquance et handicap mental et / ou psychique. Cette confusion est entretenue au plus haut niveau pour des motifs une fois de plus bassement électoralistes. Bon. Que dit la loi de 2005 ? Elle parle de l'égalité des droits et des chances, de la participation et de la citoyenneté des personnes handicapées. La personne handicapée est une personne à part entière, un sujet. Elle n'est pas, elle n'est plus, un élément social non conforme, un boulon défectueux, si vous me passez cette image, qu'il faudrait recycler. Quant aux personnes en situation de handicap, comme disent les textes officiels, elles savent désormais s'organiser en groupements d'usagers influents. Influents, ces usagers des institutions et des services publics, aussi longtemps qu'ils existeront, le sont dans les commissions tant consultatives que décisionnaires. C'est déjà le cas dans d'autres pays de la communauté européenne, la Grande-Bretagne, par exemple. Et ces usagers participent en outre activement à la création et à l'animation, département après département, des GEM, les groupes d'entraide mutuelle, dispositif inscrit dans la loi de 2005, dont l'une des finalités est de lutter contre l'isolement sous toutes ses formes.  

 

- Quel avenir les handicapés psychiques dont vous parlez avec émotion peuvent-ils envisager ?

 

- Ah ! Pour les handicapés et leurs familles, puisque notre entretien se poursuit dans ce sens, je peux vous assurer que c'est un souci de tous instants et un combat de tous les jours ! Pour ce qui est des familles, dans le cadre des réseaux d'accompagnement de la parentalité, il existe, çà et là, des groupes de parole. Les familles ont un besoin légitime d'écoute, de réconfort et de soutien. Mais, au total, on ne peut pas dire que la société, sous nos climats, en ces temps sombres, réserve aux handicapés mentaux, aux handicapés psychiques et à leurs familles un sort enviable, que les handicapés soient libres de leurs mouvements, placés en curatelle, simple ou renforcée, ou, situation humaine et administrative extrême, en tutelle. Ou alors je me trompe. Oui, c'est un vrai parcours du combattant ! Considérant les familles, les régimes de vie se modifient et cela peut aller, par exemple, de la constitution d'une épargne, au profit d'un proche handicapé, en vue de l'acquisition d'un futur logement à carrément un changement du régime matrimonial des ascendants ! Tout ceci n'a rien d'anodin. Mais, encore qu'il n'y a pas de mais, le plus important de mon point de vue : certains schizophrènes, certains bipolaires, certains autistes ont parfois de ces fulgurances dans leurs discours et leurs façons d'être qui sont, pour moi, comme autant de pieds de nez au langage construit socialement, au formatage des expressions corporelles, ou, pour le dire plus crûment, sans en faire pour autant l'éloge, à l'homme réduit, ça se trouve, à l'état d'automate dans son parc, "enchanté", dit-on. Après beaucoup d'errements et d'errance, certains individus trouvent leur mode d'expression, parfois de façon authentiquement créatrice. Après les orages, un apaisement arrive, temporaire ou sur le long terme, et des possibles peuvent enfin s'ouvrir vers un autre soi...

 

(...)

 


 

18 janvier 2012 3 18 /01 /janvier /2012 07:00

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On reproche à ton histoire d'une vie un excès de cohérence, le fait que tout ce qui s'y passe annonce des choses ultérieures. Mais y-a-t-il une seule vie qui ne soit pas tendue vers son avenir ?


 

C'est mon voyage d'hiver et j'avance en apesanteur dans les contrées froides de ma bibliothèque pour y trouver une âme qui vive. Ce matin, alors que le blanc est bradé un peu partout, envie, massive, de relire quelques pages d'Elias Canetti.

 

(...) Les Tziganes venaient chaque vendredi. Le vendredi, chez nous, on préparait tout pour le samedi. On nettoyait la maison de haut en bas, les fillettes bulgares filaient en tous sens, dans la cuisine aussi, c'était l'affluence, personne n'avait le temps de s'occuper de moi. J'étais tout seul dans le gigantesque salon, le visage pressé contre la fenêtre donnant sur la grande cour, attendant la venue des Tziganes. J'avais terriblement peur d'eux. Les filles avaient dû, elles aussi, me parler des Tziganes au cours des longues soirées passées dans l'obscurité sur le divan. On disait qu'ils volaient les enfants et j'étais persuadé qu'ils s'intéresseraient spécialement à moi.

 

Oui, oui, Bohémiens, Tziganes, Gitans, Romanichels, Manouches, emmenez-moi dans le tourbillon de la vie !

 

Bulgare de naissance, s'exprimant en langue allemande, Juif sépharade, citoyen anglais et, accessoirement, prix Nobel, Elias, écrivain sensible, en proie aux tourments, aura saisi son siècle à la gorge et loué la richesse intellectuelle du vieux continent européen.

 

Cette phrase, un aphorisme, que je note, vite, sur le carnet : Garder en vie des êtres humains avec des mots, n'est-ce pas déjà comme de les créer par la parole ?

 

Avant de m'envoler vers Ljubljana, autre territoire de l'homme, enfin un peu de la langue de la vraie littérature ! 

 

 

(Elias Canetti, La Langue sauvée, Histoire d'une jeunesse, 1905-1921, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, Albin Michel, 1980)

15 janvier 2012 7 15 /01 /janvier /2012 07:00

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La vie est courte, l'art est long, l'occasion est prompte à s'enfuir, l'empirisme est dangereux, le raisonnement est difficile. Il faut non seulement faire soi-même ce qui convient, mais encore être secondé par le malade, par ceux qui l'assistent et par les choses extérieures...

 

 

De passage à Bruxelles l'autre jour, je me suis entretenu, une fois n'est pas coutume, avec une journaliste pour un mensuel médical. Hormis ses activités d'éditorialiste, elle est elle-même médecin généraliste, profession qui l'occupe quasiment jour et nuit. De notre échange, très libre, les thèmes étant divers, les extraits qui vont suivre.

 

- Vous comptez, je crois, plusieurs médecins dans votre propre famille...

 

- Oui, à commencer par mon père qui aura pratiqué l'art d'Hippocrate pendant près de quarante ans dans toutes les circonstances possibles et imaginables ! Il est, en quelque sorte, un digne émule de Claude Bernard, de Louis Pasteur, de Jean Hamburger et de Jacques Monod aussi qui fut un grand biologiste. Mon père qui ne pratique plus depuis des années et qui savoure maintenant les joies du carpe diem a toujours un diagnostic sûr. Et pas uniquement dans sa partie. De lui, j'ai hérité, me semble-t-il, ce don qui est également, pour moi, un art.

 

- Vous êtes-vous intéressé à la médecine ? Votre famille souhaitait-elle que vous deveniez médecin à votre tour ?

 

- Je m'intéresse à la médecine de très près. Les avancées en biologie pour l'essentiel. Il m'arrive d'avoir souvent des conversations passionnantes avec des médecins aux spécialités multiples. Ils et elles, vos confrères et consœurs, sont au plus près de la misère humaine dans ses expressions quotidiennes infinies. Le patient impatient que le médecin le délivre du mal, du malin et du reste...Une conversation éclairante avec un toubib informé, un médecin dit généraliste, celui qui a ma préférence, par exemple, vaut cent fois un pseudo dialogue avec telle ou telle connaissance du monde universitaire ou littéraire. Mon père, qui a été un bon médecin, un médecin humaniste, proche de ses patients, aurait sans doute aimé que je m'engage dans cette voie. D'autres horizons m'ont appelé.

 

(...)

 

- Des équipes de chercheurs ont découvert récemment la possibilité de rajeunir l'organisation cellulaire chez l'homme...

 

- Oui, vous parlez sans doute de l'équipe de l'Institut de génomique fonctionnelle basé à Montpellier, sur les rives de la Méditerranée. Derrière cette dénomination un peu froide, il y a tout un champ nouveau qui s'ouvre ou plutôt s'élargit après des années de tâtonnements. Que cette découverte permette des avancées en matière de médecine dite régénérative, cela semble acquis. Il y a là le travail croisé d'une et de plusieurs équipes, liant nos amis scientifiques de l'université de Montpellier, mais aussi les chercheurs de l'Inserm et du CNRS, sous la houlette de Jean-Marc Lemaître. Quant à l'immortalité, si vous envisagez cette piste entre les lignes, c'est autre chose. J'ai, quant à moi, toujours bien aimé l'idée d'une vie longue et active sur le plan intellectuel même si alentour les cent ans les déplacements physiques dans l'espace sont certainement moins aventureux !

 

- L'opinion est sensible au fait que les progrès médicaux soient parvenus à faire reculer des maladies graves...

 

- Non seulement fait reculer, mais le progrès, et si progrès il y a, c'est bien dans ce domaine, a permis d'éradiquer un bon nombre de dangers mortels pour l'espèce humaine. Songez aux épidémies d'avant. Je peux, pour nous divertir un instant, vous dresser un catalogue que vous connaissez, bien entendu, des afflictions, petites et grandes, qui ont empoisonné l'existence de millions d'êtres humains pendant des millénaires et pour lesquelles la médecine a trouvé un viatique partiel ou complet. Écoutez, quelques exemples...édifiants pour vos lecteurs : la peste, cette hydre à plusieurs têtes, la fièvre pourpreuse, le trousse-galant qu'on appelait aussi le mal chaud ou le choléra, la coqueluche, la scarlatine, la consomption, la diphtérie, la gravelle, la suette anglaise, la chlorose ou maladie verte, la tuberculose, la syphilis ou mal français, l'épilepsie ou mal caduc, la jaunisse, la malaria, le typhus, la picotte ou varicelle, la petite vérole, l'influenza...

 

- Certaines sont en recrudescence un peu partout où l'hygiène défaille...

 

- Vous avez raison, l'augmentation de la population humaine, ce symbole des sept milliards d'individus dans les têtes et sur le terrain, les échanges mondiaux, le recul des conditions d'une hygiène décente, en effet, dans certaines parties de notre Terre, et d'une nutrition équilibrée, tout ceci devrait contribuer à nous rendre vigilants. À propos d'hygiène, ça tombe à pic, j'ai avec moi ces textes d'Élisée Reclus rassemblés pour une prochaine intervention publique. Voici, si vous me permettez, ce que Reclus, très fin observateur, écrit vers 1900 au sujet des slums, ces bas-fonds des grandes cités industrielles de la Grande-Bretagne de cette époque :

 

À bien considérer les choses, toute question d'édilité se confond avec la question sociale elle-même. Tous les hommes sans exception arriveront-ils à respirer l'air en quantité suffisante, à jouir pleinement de la lumière du soleil, à savourer la beauté des ombrages et le parfum des roses, à nourrir généreusement leur famille sans craindre que le pain vienne à manquer dans la huche ? S'il en était ainsi, mais seulement alors, les villes pourront atteindre leur idéal et se transformer d'une manière exactement conforme aux besoins et aux plaisirs de tous, devenir des corps organiques parfaitement beaux et sains.

 

Lorsque l'on songe, deux minutes, aux conditions d'existence d'un grand nombre de Chinois, d'Indiens ou d'Africains, mais on n'est peut-être pas obligé d'aller aux antipodes, on se dit qu'il y a encore beaucoup à faire. Que font les édiles ? Que décident les peuples pour eux-mêmes ?

 

(...)

 

- Vous êtes aussi sensible, je crois, à toutes les formes du handicap. Vous m'avez dit que votre père s'était au départ orienté vers la psychiatrie, ce qui touche au fonctionnement du cerveau, ses dérèglements, ses aberrations. Et vous ?

 

- C'est juste. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, terminant ses études à la faculté, l'une des inscriptions sociales de mon père, sur le plan éthique celle-ci, et pas uniquement, stricto sensu, professionnelle, a été de vouloir venir en aide à celles et ceux qui venaient de vivre un grand traumatisme. La guerre, Hiroshima et Nagasaki, la Shoah. Le champ psychiatrique lui semblait offrir cette possibilité. Mais il a vite déchanté. On ne parlait pas encore de handicap mental ou de handicap psychique, ce qui n'est pas du tout la même chose comme vous le savez. On parlait d'enfermement. Et l'antipsychiatrie était à naître. C'est l'époque aussi où la trajectoire d'Artaud va s'effondrer, je mentionne cette puissante figure intellectuelle à dessein, dans ce contexte précis, Artaud qui va parler de Van Gogh, du monde mouvant et complexe de Van Gogh, dans son Van Gogh ou le suicidé de la société. Mon père avait tout ça en tête quand il a pris la décision de s'orienter par la suite vers la médecine généraliste. À propos de naissance, mon père a été également l'un des introducteurs de la méthode de l'accouchement sans douleur dans notre pays. Je peux en témoigner intimement ! (Rires). Pour revenir à votre question relative au handicap, au cours de ma vie, le hasard, le hasard objectif aurait dit André Breton, m'a mis en contact direct, au sein de ma famille, avec à la fois le handicap mental sous la forme de la psychose infantile et le handicap psychique par l'expression des troubles bipolaires. J'ai vécu ces manifestations intempestives, vous pouvez me croire, de la vie du cerveau de très près. Toute la panoplie des symptômes. Toute la gamme des changements brusques d'état.

 

- En avez-vous souffert ?

 

- Que les parents, la famille et les proches en souffrent, c'est évident. À titre personnel, c'était un mixte de douleur et...de chance. Je sais que quand je tiens ce propos, on peut sursauter. Mais ouverture sur, expérience, nouvelle expérience humaine, de l'inconnu...Mieux vaut être bien construit, c'est sûr, pour ce genre d'équipée vertigineuse...Le handicap psychique, parlons seulement de celui-ci, peut, si l'on est soi-même sensible, avoir des effets dévastateurs sur la...cellule familiale. Je ne vais pas parler de "malades", je vais dire : celui ou celle qui se débat dans cette dimension existentielle-là souffre, en fait, par intermittence. Je parle d'expérience. La psychiatrie fait ce qu'elle peut. Le sort, d'ailleurs, qui lui est aujourd'hui réservé en Europe est consternant. Pas ou peu de moyens, un recrutement en berne, une stigmatisation médiatique et législative des passages à l'acte violents. On retourne à l'enfermement que je viens d'évoquer. Beaucoup de bruit, beaucoup de lourdes confusions. Oui, les familles ont terriblement besoin d'être aidées. Des associations, reconnues d'ailleurs d'utilité publique, s'en chargent. L'éclairage a été porté pendant longtemps sur le patient -citons, par exemple, le travail, novateur, il faut le souligner, mené en France à la clinique de La Borde par Jean Oury accompagné, à des moments divers, par des individualités qui ne laissaient pas indifférent, je pense à Fernand Deligny, Claude  Jeangirard ou Félix Guattari. Mais la famille a été trop longtemps tenue à l'écart dans le cadre d'un protocole bienveillant de "soins". La situation évolue, mais lentement.

 

(...)

 

- Quel avenir les handicapés psychiques dont vous parlez avec émotion peuvent-ils envisager ?

 

- Ah ! Pour les handicapés et leurs familles, puisque notre entretien se déroule dans ce sens, je peux vous assurer que c'est un souci de tous instants et un combat de tous les jours ! Parlons de ce que je connais un peu : on ne peut pas dire que la société, sous nos climats, réserve aux handicapés psychiques un sort enviable, qu'ils soient libres de leurs mouvements, en curatelle, simple ou renforcée, ou en tutelle. Ou alors je me trompe. Et, considérant les familles, cela peut aller de la constitution d'une épargne pour un logement futur à carrément un changement du régime matrimonial ! Bon. Le plus important de mon point de vue : certains schizophrènes, certains bipolaires, certains autistes ont parfois de ces fulgurances dans leurs discours qui sont, pour moi, comme autant de pieds de nez au langage construit socialement, au formatage des expressions corporelles, ou, pour le dire plus crûment, sans en faire pour autant l'éloge, à l'homme réduit, ça se trouve, à l'état d'automate dans son parc, "enchanté", dit-on.

 

(...)

 

- Dans votre pays, les pouvoirs publics ont engagé un redressement du déficit de votre sécurité sociale. Les mutuelles sont également dans la ligne de mire. Cette démarche vous paraît-elle justifiée ? 

 

- Alors là, ma réponse, si réponse il peut y avoir, est très claire : la santé n'a pas de prix ! 

 

 

 

11 janvier 2012 3 11 /01 /janvier /2012 07:00

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Nous étions un jeudi. Le ciel était gris. La terre était couverte de neige et d'épais flocons continuaient à tourbillonner lorsque Séraphin engagea notre conversation dans une clairière, près de son petit ermitage face à la rivière Sarovka qui coulait au pied de la colline. Il me fit asseoir sur le tronc d'un arbre qu'il venait d'abattre et lui-même s'accroupit en face de moi.

 

(Il a abattu un arbre, d'accord, mais un peu de bois pour un peu de chaleur n'est pas grand péché)


- Le Seigneur m'a révélé, dit le grand starets, que depuis votre enfance vous désiriez savoir quel était le but de la vie chrétienne et que vous aviez maintes fois interrogé à ce sujet des personnages même haut placés dans la hiérarchie de l'Église.


Je dois dire que dès l'âge de douze ans cette idée me poursuivait et qu'effectivement j'avais posé la question à plusieurs personnalités ecclésiastiques sans jamais recevoir de réponse satisfaisante. Le starets l'ignorait.

 

(Une existence sans courber l'échine et sans donner le knout)


- Mais personne, continua Séraphin, ne vous a rien dit de précis. On vous conseillait d'aller à l'église, de prier, de vivre selon les commandements de Dieu, de faire le bien - tel, disait-on, était le but de la vie chrétienne. Certains même désapprouvaient votre curiosité, la trouvant déplacée et impie. Mais ils avaient tort. Quant à moi, misérable Séraphin, je vous expliquerai maintenant en quoi ce but consiste.

 

Après avoir prononcé ces paroles, je levai les yeux sur son visage et une peur plus grande encore s'empara de moi. Imaginez-vous, au milieu du soleil, dans l'éclat le plus fort de ses rayons de midi, le visage d'un homme qui vous parle. Vous voyez le mouvement de ses lèvres, l'expression changeante de ses yeux, vous entendez le son de sa voix, vous sentez la pression de ses mains sur vos épaules, mais en même temps vous n'apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre, rien qu'une étincelante lumière se propageant tout autour, à une distance de plusieurs mètres, éclairant la neige qui recouvrait la prairie et tombait sur le grand starets et sur moi-même. Peut-on vraiment se représenter la situation dans laquelle je me trouvais alors ?


- Que sentez-vous maintenant? demanda Séraphin.


- Je me sens extraordinairement bien.


- Comment " bien "? Que voulez-vous dire par " bien " ?


- Mon âme est remplie d'un silence et d'une paix inexprimables.


 

Séraphin ne passait pas tout son temps au sommet d'un roc à contempler le monde tel qu'il allait alors.

 

Il lui arrivait de nourrir les gentils ours de la forêt russe. Oeil bleu et œil brun savaient se rencontrer.

 

Séraphin et François d'Assise sont mes saints préférés (tant qu'à faire), car tous deux aiment les animaux.