1 juillet 2012 7 01 /07 /juillet /2012 06:00

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À l'Inde, il faut un peu se donner pour ne pas risquer de glisser en elle sans la saisir...

 

 

Bleu océan sur le front de mer.

 

Logé chez des amis dans ce quartier de la petite France où j'ai mes habitudes, à deux pas de la rue Romain-Rolland, entre les rues, je devrais dire les venelles, Dumas et Suffren, je me lève juste avant l'animation du jour pour flânocher au milieu des chats qui s'étirent sur les toits encore chauds des belles demeures ancestrales de Pondy.

 

Si j'aime infiniment Cochin et Goa, cités par excellence du métissage, une cure de Pondichéry me remet d'aplomb. Les villes indiennes, ce n'est un secret pour personne, sont, en général, bruyantes. Mais ici, le tintamarre, comme à l'écart de lui-même par inspiration divine, se met aussitôt à votre diapason. Question d'oreille.

 

Ce matin miniature, aucun être humain en vue. Sur le pavé inégal, je flotte, je crois, aussi soyeusement que les félins parmi les couleurs déjà odorantes d'œillet, de jasmin, de rose - rosa indica - de plumbago, de crossandra, de bougainvillée. La rose, oui, dont je m'approche et que je ne cueille pas : elle vivra son destin.

 

Karma fondu en nirvāṇa.

 

Une centaine de mètres dans l'air neuf et j'ai la sensation d'avoir franchi une distance épique. La veille, j'ai assisté à un spectacle de kathakali par une troupe de comédiens ambulants originaires de Trivandrum. Le ramdam était sur la scène. L'histoire se joue encore de moi, c'est évident. Pourquoi aller plus loin ? Tout est là. Tout est dit. Assis en tailleur sur la chaussée, je carpédiémise.

 

तत् त्वम् असि or तत्त्वमसि. Tat tvam asi. Tu es cette fleur.

 

Préparant mon bagage dans l'autre grande ville, j'avais, cette fois, un peu hésité quant au choix d'un livre-compagnon. Était-ce la couverture dont la teinte ocre profond m'est si étrangement familière ? Toujours est-il que l'ouvrage, codex geographicus, apparaît à l'instant hors de mon sac et qu'à voix haute j'en lis des passages au gré des pages. Dans la meilleure tradition orale.

 

Pollen de mantras. En voici quelques-uns, remarquables :

 

L'Hyphase porte sur ses rives des arbres à peu près pareils à ceux des bords de l'Ister et il en coule un parfum dont les Indiens font un onguent nuptial. Les poissons qu'on appelle paons, ce fleur est le seul à s'en nourrir ; on leur a donné le même nom qu'à l'oiseau parce qu'ils ont une crête d'un bleu sombre et des écailles qui se soulèvent et une queue dorée qu'ils remuent à volonté.

 

Le lever du soleil, dans les régions situées au-delà de la Ptolémaïde, se produit, dit-on, d'une façon particulière et étrange. D'abord, il n'y a pas, comme chez nous, cette lumière que nous voyons dès l'aurore pendant un temps assez long avant de voir le soleil se lever ; alors que règne l'obscurité de la nuit, le soleil éclate tout d'un coup, et il ne fait jamais jour là-bas avant que le soleil ne soit visible.

 

Il dit que l'Indus, à la partie la plus étroite de son cours, a quarante stades de largeur et, à la partie la plus large, deux cents. Des Indiens eux-mêmes, il dit qu'ils sont, ou peu s'en faut, les plus nombreux de tous les hommes. Il signale le ver du fleuve, le seul animal qui vive dans ses eaux. Il n'y a pas d'habitat humain au-delà du pays des Indiens.

 

Et celui-ci, pour moi, parfaite synthèse métaphysique très physique :

 

Il dit qu'il ne pleut pas aux Indes, mais que le fleuve irrigue le pays.

 

Repos, à présent, de la parole sur la voie.

 

Puducherry cosmopolite : cerise sur le gâteau, outre le français et l'anglais, on y parle le tamoul et le tĕlugu.

 

Je m'y sens bien. Seri seri.

 

 

(Michel Photios, Les Codices du merveilleux, traduit du grec par René Henry, Anarchasis Éditions, 2002)

 

 

 

27 juin 2012 3 27 /06 /juin /2012 06:00

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Je regrette les temps où la sève du monde,

L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts

Dans les veines de Pan mettaient un univers !

 

 

Ce jardin du Kent : l'été n'est pas totalement advenu.

 

Mais il va venir, je le sais.

 

Flocons de nuages sur les vergers.

 

L'air a des couleurs fraîches.

 

J'ai sept ans. J'ai toujours eu sept ans.

 

Assis sur l'herbe de la pelouse, je suis chez moi dans les pages de cette encyclopédie échappée de la grande ville toute proche.

 

Pendant la guerre, le Spitfire et le Mosquito rivalisaient d'adresse pour chasser du ciel le bourdon vert-de-gris.

 

Et la belle campagne anglaise reprenait alors espoir.

 

Mais il n'y a plus de guerre, n'est-ce pas ?

 

Ces roches, ces fleurs et tous ces petits animaux qui montent aujourd'hui de l'azur en papier, je veux les garder à jamais.

 

Par cœur et avec le cœur, je veux retenir leurs noms.

 

Un nom est un monde.

 

Mon être a besoin de catalogues, de listes, d'énumérations, d'archives, d'index. 

 

À la recherche du beau toujours gagné.

 

Oui, c'est ça, catalogue : qu'en une phrase, le vivant parle de lui-même.


 

Le lis de Malabar.

 

L'effraie des clochers.

 

Le cèpe de Bordeaux.

 

Le tigre de Sumatra.

 

L'astrée hygrométrique.

 

Le lézard à collerette.

 

L'ammonite.

 

Le martin-pêcheur.

 

L'inséparable masqué.

 

Le diaspore.

 

La jarlite.

 

Le borax.

 

La clinoclase.

 

Le porphyre.

 

Le granite.

 

La fougère parapluie.

 

Le muscadier de Californie.

 

Le désespoir des singes.

 

La pruche de l'ouest.

 

Le nénuphar blanc.

 

Le cannelier de Ceylan.

 

Le taro.

 

La plante des sourds-muets.

 

Les sérapias petite langue.

 

Le curcuma.

 

Le balisier des Caraïbes.

 

La cardamome.

 

La bourse-à-pasteur.

 

La queue-de-renard.

 

Le renard roux.

 

Le polypore du pin.

 

Le scarabée funèbre.

 

Le méloé printanier.

 

Le bombyx du mûrier.

 

La grande naïade.

 

L'aurore.

 

Le petit sylvain.

 

La proserpine.

 

Le flambé.

 

Le grand bénitier gaufré.

 

Le pied-de-pélican.

 

La danseuse espagnole.

 

L'escargot des bois.

 

La chimère-éléphant.

 

La murène bijou.

 

La hache d'argent.

 

La lanterne ponctuée.

 

L'omble chevalier.

 

Le grenadier.

 

L'ouette de l'Orénoque.

 

Le cygne trompette.

 

La fuligule morillon.

 

Le fulmar boréal.

 

le plongeon arctique.

 

Le palmiste africain.

 

L'autour des palombes.

 

La mouette de Sabine.

 

La colombine wonga.

 

Le petit duc des montagnes.

 

La ninoxe Boubouk.

 

Le rollier à longs brins.

 

L'indicateur gris.

 

Le cabézon toucan.

 

La grive musicienne.

 

Le péramèle obèse.

 

Le bandicoot épineux.

 

Le lièvre variable.

 

Le saki moine.

 

Le capucin pleureur.

 

Le tamarin aux mains rousses.

 

Le chien viverrin.

 

L'ours à lunettes.

 

Le chat des sables.

 

Le jaguarondi.

 

Le rhinocéros noir.

 

L'onagre.

 

Le sanglier à barbe.

 

Le wapiti.

 

L'orignal.

 

le caribou.

 

L'éléphant de savane.

 

Le narval.

 

Le rorqual bleu.

 

La baleine franche.

 

Et l'arbre du voyageur.

 

 


L'arbre pour le voyageur. Le spécimen solaire au jardin botanique de Pondichéry. Tu te souviens ?

 

Oui, oui.

 

Je me souviens aussi de ce figuier des banians, la placette, Goa.

 

Ses racines, antennes flottantes à l'écoute du monde entier.

 

 

 

(The Natural History Book, Dorking Kindersley Limited, London, 2010 / Histoire naturelle, Flammarion, Paris, 2011)

24 juin 2012 7 24 /06 /juin /2012 06:00

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La vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie...

 

 

L'autre jour, je flânais du côté de la Bastille quand je me suis retrouvé boulevard Beaumarchais et ses magasins d'appareils photographiques. Des objectifs pour tous les goûts sur ce déambulatoire historique de la photo à Paris.

 

Tandis qu'aux vitrines j'admirais les fleurons de la prise de vue argentique, la voix de Roland Barthes m'est revenue immédiatement. Il y a quelques semaines, j'avais pris la décision de renouveler l'agencement documentaire d'une partie de ma bibliothèque et, reclassant certains livres pour leur offrir en quelque sorte une deuxième ou une troisième vie, j'avais été ému de relire quelques passages de L'Empire des signes, de Roland Barthes par Roland Barthes et plus particulièrement de La Chambre claire.

 

J'avais un peu fréquenté Barthes avant qu'il ne soit reçu au Collège de France. Une intelligence singulière et plurielle, une belle voix et une grande gentillesse. Et un humour communicatif. Vous n'avez jamais ouvert ses Mythologies ?

 

Quelquefois, avec d'autres, nous nous retrouvions, happy few, dans un restaurant du côté de la Sorbonne. Dans les volutes de cigares, le repas, déjeuner ou dîner, était l'occasion d'échanges subversifs. Sade et Diderot nous accompagnaient. Pas de clichés dans l'extrême mobilité de la parole. Nous étions après Mai 68 et tout était prétexte pour le pouvoir d'alors de tenter de remettre en vigueur la chape qui plombait d'ennui la vie sociale quotidienne sous l'ancien régime. Le retour des vieilles lunes, l'abrutissement en prime.

 

J'intervenais s'il le fallait. J'écoutais surtout les lignes d'un chemin en constante mutation. Le contraire de la doxa professorale qui, rétrospectivement, a repris, année après année, le dessus. Nous nous rejoignions sur le concept et la pratique in vivo du séminaire. Séminaire, un très beau vocable de la langue française : je sème des graines pour l'avenir.

 

D'une voix ronde et mélodieuse, avec peut-être une légère pointe de tristesse, Barthes disait en substance, simplement, aucune prédication grandiloquente chez lui, que, dans le monde qui commençait à sérieusement se profiler, cette situation, disons d'empêchement vengeur, notamment en ce qui concerne le savoir, le plaisir de la culture en général et les écrivains en particulier, n'était pas sur le point de s'arranger. On a vu la suite, si suite il peut y avoir...

 

Traversant la place, je me suis dirigé vers le port de l'Arsenal. Parti trop tôt, Barthes. C'est ce que je me disais en m'approchant de l'eau. Qu'écrirait-il aujourd'hui, ce corps vraiment passé dans une écriture oralisée ? 

 

De Roland Barthes qui s'est beaucoup intéressé à l'art photographique, c'est, quitte à choisir, cette photo, parmi la multitude, que je retiendrais : pensif, comme souvent, inclinaison, inclination, la chevelure bien coiffée, velours et gilet, un cigarillo à la main gauche, dans un décor des années 1950, lampadaire, tapis à motifs - le piano ne serait-il pas dans l'autre pièce ? -, et, prêt à agir, son matériel calligraphique japonais. Estampe. Blanc. Noir. Signes.

 

Dans la chambre lumineuse, la main en pavillon autour de son oreille droite, Roland Barthes écoute, intensément.

 

 

(Roland Barthes, La Chambre claire, Les Cahiers du cinéma-Gallimard-Seuil, 1980)

 

 

 

20 juin 2012 3 20 /06 /juin /2012 06:00

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Je méditais cette nuit ; j’étais absorbé dans la contemplation de la nature ; j’admirais l’immensité, le cours, les rapports de ces globes infinis que le vulgaire ne sait pas admirer...

 

 

Les écrivains ou les peintres qui prennent un pseudonyme ont souvent de bonnes raisons de le faire : François-Marie Arouet n'est pas terrible alors que Voltaire...

 

Voici ce que je me dis ce matin au British Museum devant une série d'estampes de mon cher Hiroshige. Il a recomposé son patronyme non pas pour se fondre jusqu'à une totale dilution dans les paysages naturels qu'il exalte de son pinceau magique mais au contraire pour mieux éclater de vérité.

 

Le bel été au présent.

 

Je sors et me repose un moment sur les marches. Sommet de l'extase silencieuse. Il n'est pas encore midi. Soleil très haut sur la capitale anglaise. Hortensias en fleurs. Chênes indéracinables. Mésanges bleues et jaunes. Rumeurs lointaines comme apaisées. Agréable frisson le long de l'échine. Suspension du tout. Comprenne qui pourra.

 

Allez, je récapitule :

 

petite Terre fatiguée, crises économiques, qu'est-ce qui nous est vraiment vital ?, mensonges d'État, fusillades, terrorisme, I am watching you, panade humaine, groupuscules nauséabonds, pétrole plombé, barbares en embuscade, guerre ici, guerre là, vous ne voyez pas pourquoi ?, faciès délictueux, enfermement d'office, Artaud aurait du souci à se faire, Net interdit, roublardise sociale avérée, avenir bien portant d'une illusion, sur un chemin montant, sablosé et maloseux, une campagne présidentielle d'un ennui sidéral, urban cancer galopant, but de la pub : pub au but, ronronnement des marchés financiers, vous ne voyez toujours pas pourquoi ?, Weltanschauung univoque, bavures et encore bavures, fascisme larvé, continents incontinents, chômage, mais qui va payer les retraites ?, les glaciers fondent, eux aussi n'en peuvent plus, captations, reptations, langue détruite, école flinguée, bofisme ravi, diplômes pliés, violence sans vergogne, à cheval sur la discipline, par les vallons, je vais devant moi, j'extermine les bataillons, conquérir la Lune ou Mars, ils sont fous, frilosité, empêchement, handicap général, jalousie, j'en suis déjà à la deuxième page de mon carnet, un authentique Moleskine, salut à toi Ernest, ressentiment, méchanceté gratuite, rat race, panier de crabes, pingrerie, vide d'anges, retard à l'allumage, perte de plasticité neuronale, fuites, ragots, délations, clans, larrons en foire, pôles pollués, au secours !, au sec, l'ours !, sondages insondables, redressement tous azimuts du dressage, la bêtise est votre fort, écrans de la platitude, paradis fiscaux, affirmations, dénégations, servitude volontaire, complaisance, connivence, complicité, suffisance, voyous sans idéal, capitaines d'industries, banque, usine, la banquusine, pandémie redondante, on ne rigole pas, sibylline organisation du sauvetage, trucs et trucages, eau douteuse, drogues dures, galimatias aux nues, les coqs font une drôle de tête, du bruit, du bavardage, du bruit. En boucle.

 

À part ça, tout va très bien, madame la marquise - il n'y a plus de marquises, que des top models rachitiques. Qui plus  est, on ne dit pas madame la marquise, mais marquise. Nous vivons une époque formidable.

 

Ma chère et brave petite Terre, je t'aime.

 

On verra bien.

 

Massif de violettes multicolores. Elles sont entrées dans les lignes, dans cette encre noire sur fond blanc.

 

L'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres. D'accord ?

 

Ukiyo-e. Monde flottant et subtil. Je m'y sens bien - au-delà des images.

 

Luxe, calme, élégance.

 

 

 

(Hiroshige : The Master of Nature, Skira Editore, 2009 ) 

 

17 juin 2012 7 17 /06 /juin /2012 06:00

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Mon métier et mon art, c'est vivre...

 

 

C'est un rêve : filmer pendant une heure un écrivain en train d'écrire.

 

Le dispositif serait très simple.

 

D'abord, un endroit propre et bien éclairé.

 

Cette recommandation de mon ami Ernest vaut pour toutes les circonstances.

 

Un atelier, une chambre, un scriptorium feraient l'affaire.

 

Un jardin a ma préférence, à la campagne, à la montagne, au bord de l'eau.

 

Oui, une table ronde de plein air au bord de l'eau, ce serait parfait.

 

Un bel arbre en guise de parasol.

 

Encore faut-il trouver l'écrivain. Un véritable auteur.

 

Il y en a bien quatre ou cinq auxquels je pense.

 

Pour les autres, non moins puissants que les premiers, il me faudrait relire in extenso le schéma de montage qui me permettrait de faire fonctionner la machine à remonter le temps.

 

Ça, c'est une autre de mes lubies.

 

Je parle de mon rêve à un réalisateur ainsi qu'à plusieurs documentaristes qui trouvent que c'est une idée superbe.

 

L'écrivain travaille. L'encre, bleue ou noire, du stylo emplit les pages.

 

Luxe, calme et volupté.

 

La caméra a choisi d'emblée et très naturellement le meilleur angle, et, qui sait ?, le meilleur profil.

 

Les seule choses distinctes que l'on entende sont d'abord l'aller-retour de la plume sur le papier, puis une sonate pour piano émise par un dispositif moderne, et, plus loin, les cris de mouettes sur le rivage.

 

On sait fabriquer des microphones ultrasensibles.

 

Cette scène pendant une bonne heure et rien d'autre. Si je peux dire... 

 

Pas de commentaire. Aucun souci de rentabilité. Pas de compromis marchand.

 

L'art en action.

 

Cet écrivain serait, en y réfléchissant, de toute éternité.

 

Mais n'est-ce pas ma bobine que je vois à présent sur le film ?

 

 

 

13 juin 2012 3 13 /06 /juin /2012 06:00

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What am I doing here ?

 

 

Un jour bleu pour faire une promenade dans la belle forêt de La Garde-Freinet.

 

Arrivé hier, tranquillement, par l'autocar de la ligne régionale et régulière. Les autres passagers, des Allemands et des Néerlandais pour la plupart, ont continué jusqu'au sable, jusqu'aux rochers, jusqu'à Saint-Tropez.

 

La maison prêtée par les amis se trouve juste à l'écart de la rue principale. Je suis me suis arrêté devant la fontaine : un peu de sa fraîcheur pour mon visage. Un chat de la campagne m'attendait sur le seuil. J'ai salué le maître de la discrète bastide : Bonjour chat !

 

Sur la table de l'immense cuisine ombragée, du vin rouge des coteaux varois et du rosé de Provence jouaient de leurs robes en guise d'invite. Un mot glissé sous l'une des bouteilles spécifiait que je devais manger toute l'épaule d'agneau déposée à mon intention sur un plat en grès dans le réfrigérateur. Le mot contenait aussi plein d'autres détails qui pouvaient s'avérer utiles pendant mon séjour. Que des fromages de brebis, par exemple, patientaient dans le cellier, à gauche en sortant, et ne demanderaient qu'à être croqués. J'ai lu avec reconnaissance toutes ses précisions. Fiables sans être trop techniques. Agréables sans devenir envahissantes.

 

J'ai fait dormir mon corps sur un lit de coton qui sentait la vraie lavande. Par la fenêtre de la chambre, le balancement, très doux, des branches du figuier.

 

Je note ces premières heures ce matin tout en réfléchissant à ce que je vais emporter pour ma balade.

 

C'est simple : dans le havresac, je glisse du pain, des noisettes, une pomme et des abricots moelleux. De l'eau et une flasque de whisky au cas où. Un carnet, un crayon norvégien et mon exemplaire déjà bien usé de Toute la nature méditerranéenne. En route !

 

D'un relief idéal, je peux voir le village devenu au fil des ans un gros bourg. Marché à l'indienne pendant deux heures dans les broussailles avec par endroits des restes de cabanons, puis traversé une parcelle de maquis bouillonnant de parfums intenses pour arriver au milieu des chênes-lièges qui ont résisté aux sempiternels et stupides incendies estivaux. Pendant un moment, j'ai suivi un tracé ancestral vers la Croix des Maures parmi les pins qui crépitaient étrangement à chacun de mes pas. Mais comme je n'aime pas suivre, j'ai suivi mon propre chemin.

 

À présent, j'ai presque toutes les constructions du Diable et du Bon Dieu dans mon champ visuel. Malgré l'exode rural, La Garde-Freinet était encore un authentique village jusqu'à la fin des années 1960. Depuis, comme partout, les promoteurs immobiliers s'en sont donné à cœur joie. Et la pierre a reculé devant le béton. Je me console, car je sais que dans le vallon un couple ami a vécu là autrefois. L'homme et la femme y étaient heureux.

 

Soudain, un gros bruit de moteur percute mon dos. De la sente en contrebas, à peine suffisant pour le passage de deux ânes et d'un mulet, monte ou plutôt tente de monter lourdement un massif 4x4 noir aux vitres fumées. Le pilote -ou la pilotesse, comment savoir ?-, s'échine à passer la première vitesse, puis la seconde avant d'engager à nouveau la première. La poudre limoneuse du raidillon fait patiner l'embrayage du cafard gravissant. La bête de métal éructe, pète et rote...Qu'est-ce que cette débilité vient faire ici ? Ça beau être un soi-disant summum de technologie, le cafard vitreux n'arrive décidément plus à avancer. Bien fait !

 

- Pouvez pas me donner un coup de main ?

 

Côté conducteur, une tête d'homme d'âge intermédiaire, cramoisie et flasque, surgit. Voix autoritaire, œil menaçant. Rap à donf qui jaillit des entrailles synthétiques et grigris en toc ficelés au rétroviseur. J'aide toujours mon prochain. Mais là...

 

- Vous plaisantez ! 

 

- Non, mais, quoi ! Ta gueule ! J'fé c'k'j'veux ! Et le gars d'appuyer encore plus fort sur la pédale d'accélérateur.

 

Grossier et dangereux, ce primitif. Endroit désert. Rien que nous deux. L'équation infernale. Défilent dans ma tête les plus violentes scènes de Mad Max.

 

Ce qui devait arriver...arrive : le ventre du cafard explose, littéralement, sous mon nez. Ça sent très mauvais. Un mélange d'huile chaude, de vapeurs d'essence, de caoutchouc cramé spirale dans l'air déjà saturé.

 

Les jurons fusent...L'australopithèque sort du monstre et glisse de la station verticale à la reptation horizontale. Chassez le naturel...Le baveux bébé braillard se met à quatre pattes pour essayer de piger ce qui se trame sous la carapace. Je laisse ce bachi-bouzouk à son hochet des temps modernes et grimpe d'un pas dégagé vers le sommet de la colline. Instinct de survie.

 

Il s'en est fallu de peu. J'ai frisé la folie ordinaire. Une fois de plus. Au moins à cette hauteur, en compagnie des lézards, des cistes et du whisky, j'ai la paix. Je me dis que ce que je viens de vivre mérite un petit examen onto-paléologique. Il doit bien y avoir un livre qui traite de l'évolution de l'humanité dans la bibliothèque de mes amis. Il faut que je vérifie certains points. Oui, c'est ça, je vais le trouver, cet opus certum, et il m'instruira tandis qu'à califourchon sur la plus gracile branche du figuier, fromages et vins feront mon régal !


 

 

 

(Paul Sterry, Toute la nature méditerranéenne, collection Le Guide du naturaliste, Delachaux et Niestlé, 2001 / Serge Rezvani, Divagation sentimentale dans les Maures, photographies de Hans Silvester, Hachette, 1979)

10 juin 2012 7 10 /06 /juin /2012 06:00

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C'est un bar qui ne ferme pour autant dire jamais. Le blanc s'y enlace avec le noir.

 

Paris dort encore ou fait semblant, et je savoure un verre de Pomerol.

 

Je rentre à présent dans ma nuit éveillée à moi. Je suis seul entouré par beaucoup de fantômes très vivants.

 

Sur le mur, de l'autre côté de la rue, en grosses lettres majuscules : Nique ta lope.

 

Une forme d'érotisme nocturne ?

 

 

 

6 juin 2012 3 06 /06 /juin /2012 06:00

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All great things are simple, and many can be expressed in single words : freedom, justice, honor, duty, mercy, hope...

 

 

En ce jour anniversaire, le facteur dépose deux cartes postales dans la boîte qui accueille des lettres la plupart du temps.

 

Elles ont été envoyées le même jour du Texas. Une amie les a choisies avec soin. La reproduction d'un tableau et une photographie. Dallas Museum of Art. Savoir-faire précis de l'un. Vivacité de la puissance d'évocation de l'autre.

 

Ces oiseaux de papier me parlent.

 

La première carte, Renard dans la neige, Gustave Courbet, 1860. J'aime les renards. Ce roux renard n'est pourtant pas un renard du désert.

 

La deuxième, ammiccare, la mallette aux couleurs de Winston Churchill.

 

Aux beaux jours de la villa La Pausa, Roquebrune-Cap-Martin, où se sont croisés Picasso et Visconti, le lin tendu sur le chevalet, une palette de pinceaux à la main, à quoi donc, embusqué dans le buis odorant, pouvait bien songer le vieux lion ?

 

 

(Winston Churchill, Memoirs Of The Second World War, Houghton Mifflin, 1996 / François Kersaudy, Winston Churchill : Le pouvoir de l'imagination, Tallandier, 2009)

3 juin 2012 7 03 /06 /juin /2012 06:00

 

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La tzigane savait d'avance

Nos deux vies barrées par les nuits

Nous lui dîmes adieu et puis

De ce puits sortit l'Espérance... 

 

 


Après la procession sur la plage des Saintes -Les Saintes-Maries-de-la-Mer, Lei Santei Marias de la Mar-, nous sommes allés nous rafraîchir dans un bar près de l'église qui accueille le monde entier.

 

Autour des tables aux emblèmes de la Camargue, des Gitans, grands-parents et petits-enfants, trouvent comme nous un peu de repos et commentent le beau pèlerinage du jour.

 

Je demande à mes amis :

 

- Vous vous souvenez du magnifique livre que je vous ai montré l'autre jour en Arles ?

 

- Ah, oui ! Sur la vie quotidienne des Tsiganes, le nomadisme, de très belles photos...

 

- C'est une nouvelle édition. La première remonte à 1974. Cadeau à l'époque, et ce témoignage m'est toujours aussi précieux. Je ne vous l'ai peut-être jamais dit mais c'est un Rom qui m'a offert ma première cigarette. Jusque dans les années 1960, il y avait des campements du côté d'Aubervilliers, de la Villette, de Pantin. Je m'y rendais de temps à autre, dans ce monde vif, bigarré et sonore. Et une fois...

 

- Et une fois, ils ont dû se dire que tu étais l'un des leurs avec ta chevelure bouclée !

 

- Pourquoi pas ? Voici un compliment dans ta bouche...Après tout, qui sait ?, originaires que nous sommes la plupart d'entre nous des grandes civilisations qui, établies patiemment sur les bords du Gange et de l'Indus, ont par la suite nomadisé aux quatre vents ! (Rires) Un jour, donc, je suis resté plusieurs heures en leur compagnie. J'avais en général beaucoup de plaisir à les entendre me raconter toutes sortes d'histoires. Au moment de partir, ce jour-là, pour sceller notre amitié, un gamin du même âge que moi, il devait avoir onze-douze ans, m'a tendu une Juan Bastos. Je revois encore le paquet bleu et ses lettres dorées. Nous l'avons fumé à deux, cette cigarette du partage, et ce gosse avait nettement plus d'entraînement que moi. Il n'empêche : quand je l'ai salué, je savais que j'étais un peu moins gadjo et un peu plus homme...

 

Nous repartons dans le mistral qui se lève.

 

J'ai toujours eu, naturellement et plus que jamais ces temps-ci, des affinités électives avec les barbares, les Tsiganes, les Gitans, les Roms, les Manouches, les Gypsies, les Bohémiens, bref, les intouchables, au sens premier, de tous les horizons et de toutes les langues. D'une certaine façon, j'en suis un moi-même.

 

Soudain, à la devanture d'un marchand de souvenirs, une carte postale, autre signe : Les Roulottes, Van Gogh, 1888.

 

Terrain vague de l'existence ouverte en vert Véronèse.

 

 

(Tsiganes et Gitans, photographies : Hans Silvester, textes : Jean-Paul Clébert, éditions du Chêne, 1974 / éditions de La Martinière, 2010)

 

 

 

30 mai 2012 3 30 /05 /mai /2012 06:00

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Psychopathologie de la vie quotidienne...

 

 

Deux jeunes femmes faussement bourgeoises sortent d'une confiserie proche le jardin du Luxembourg.

 

L'une d'elles, voix rêche, gestuelle brusque, lance à l'autre : Tu as vu, c'est un mendiant, noir et lait.

 

J'entends aussitôt : laid et noir.

 

Interloqué, je dévisage les péronnelles.

 

Puis cherche des yeux ce mendiant sur le trottoir et ne le trouve pas.

 

Mon oreille me jouerait-elle un tour ?

 

Cherchez l'erreur...