30 novembre 2011 3 30 /11 /novembre /2011 07:00

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On croit rêver...

 

Lorsqu'un enfant rencontre sur son chemin quelque personnage respectable par son âge, vénérable par ses fonctions de prêtre, considérable par son rang ou honorable à quelque titre, il doit s'écarter, se découvrir la tête et même fléchir légèrement les genoux. Qu'il n'aille pas se dire : «Que m'importe un inconnu ? Qu'ai-je à faire avec un homme qui ne m'est rien ?» Ce n'est pas à un homme, ce n'est pas à un mérite quelconque que l'on accorde cette marque de respect, c'est à Dieu. Dieu l'a ordonné par la bouche de Salomon, qui dit : Lève-toi devant un vieillard; il l'a ordonné par la bouche de Paul, qui commande de rendre doublement honneur aux prêtres et, en somme, de rendre à chacun l'honneur qui lui est dû. Il comprend dans le nombre même les magistratures païennes, et si le Grand Turc, ce qu'à Dieu ne plaise, devenait notre maître, ce serait pécher que de lui refuser le respect dû aux fonctions publiques. Je ne dis rien ici des parents, à qui, après Dieu, on doit la plus grande vénération; je ne parle pas non plus des précepteurs, qui, en développant l'intelligence, enfantent en quelque sorte.

 

Entre égaux, il faut se souvenir de ce mot de Paul : En fait de déférence, prévenez-vous mutuellement. Celui qui prévient le salut de son égal ou de son inférieur, loin de s'abaisser, se montre plus affable et par cela même plus digne d'être honoré.

 

Et toc ! De Paul, toujours : Ne vous y trompez pas : les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs.

 

Savoir-vivre ? Legs humaniste ? Des monstres ordinaires, je vous dis...


 

(Érasme, La Civilité puérile, 1530, traduction française d'Alcide Bonneau, 1877)

27 novembre 2011 7 27 /11 /novembre /2011 07:00

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Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son.

Seul si tu peux, si tu sais être seul, déverse-toi parfois jusqu'à la foule...


 

Il faisait encore nuit ce matin-là.

 

J'ai marché le long du lac pendant environ une heure.

 

Moi avec moi-même.

 

Nous devions être deux.

 

Ou était-ce le froid ?

 

Le chemin obliquait alors à gauche vers les arbres.

 

J'ai traversé le monde des arbres.

 

Ce n'était pas une illusion.

 

Pourtant loin, pourtant proche, le lac était toujours là.

 

Dans une clairière, le minéral porté par l'eau.

 

Pierres de toutes formes, de toutes densités.

 

De mes mains, une idée d'ordre a jailli du chaos.

 

Ce que je sais d'aujourd'hui, en hâte je l'impose à ta surface, pierre plane, étendue visible et présente.

 

Le monticule, souverain de sa propre nécessité.

 

Puis j'ai rendu les pierres à leur destin et le chemin à ses menées.

 

La passe était franchie.

 

 

(Victor Segalen, Stèles, Crès, 1922 Carl von Linné, Voyage en Laponie, La Différence, 2002) 

23 novembre 2011 3 23 /11 /novembre /2011 07:00

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La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir...


 

Nous sommes tombés bas, décidément encore plus bas. Qui, au juste, a abusé de l'autre ? Mais tout est bon dans la vie, y compris ses aléas. Au moins nous savons, bons européens que nous aimerions être à fond, où nous en sommes.

 

Au ciel doux-bleuté de ce matin frais, j'avais rendez-vous avec deux journalistes italiens. Sur ma proposition, pour réaliser cet entretien, nous nous sommes retrouvés à la BnF, la Bibliothèque nationale de France, sur les rives de la Seine. 

 

Extraits :

 

- Quel est votre état d'esprit présent ?

 

(J'ai bien aimé cette compréhension proustienne des choses)

 

- Calme, très calme. Ne trouvez-vous pas que tout est magnifique alentour : ce jardin intérieur arboré, et dehors, la vie qui vit et palpite, le fleuve, les bateaux, les mouettes, les ponts qui s'élancent vers tous les possibles ? Nous voici trois, un bon café comme on en fait chez vous, quelques petites machines pour garder la trace de notre passage dans ce lieu du savoir et ce silence incroyable qui nous enveloppe. Quel luxe ! Pendant ce temps-ci, les bourses s'affolent, les pauvres humains paniquent. Casino truqué, poker menteur. Revirements, dissimulations. L'Europe n'est plus qu'un mot qui tourne en rond dans les bouches. Tout va très, très vite, les news, les breaking news, sont usées au bout de cinq minutes, c'est l'ensemble social du zapping planétaire. Les vérités de fiction ont désormais remplacé les vérités de fait, et les peuples ont, comme dit l'autre, les presses qu'ils méritent...Mais tous ensemble, tu parles ! Plus rien ne tient, ça craque partout. Le travail est devenu une malédiction. En termes symboliques, nous assistons à la généralisation de la fameuse politique de la terre brûlée, dégâts, gâchis, gabegies monstrueuses, délinquance en col blanc, intoxication et démagogie à tous les étages...C'est aujourd'hui, citant Nietzsche de mémoire, l'assemblée triomphante des voyous de la place publique...Mais je reste calme. Je suis le principe de plaisir et continue de travailler selon mon propre tempo.

 

(...)

 

- Pensez-vous que les livres vont disparaître avec la diffusion de plus en plus large et l'utilisation de plus en plus précoce des tablettes numériques, par exemple ?

 

- Les livres ? Le livre ? Ma che dite voi ? De quels livres parlons-nous ? Regardez ce phénomène très étrange, la rentrée littéraire, chaque mois de septembre. Un esprit tant soit peu exigeant est déjà sorti de ce cirque, non ? C'est très français. La France est un pays de rites, de rôles, de sacrifices, de râles. Et d'institutions. Certaines d'entre elles font, d'ailleurs, du bon travail. Mais, passons. Des milliers de non livres pour des milliers de non lecteurs. Trois mois plus tard, à l'approche de l'hiver, vous constatez que tout ça a disparu. Des milliers de pages inexorablement promises au prochain pilon. Les vrais bons livres sont aussi rares que les vrais lecteurs. Des vrais lecteurs, jeunes et vieux, c'est vraiment très rare, vous pouvez me croire. C'est vérifiable à la fois sur le terrain et sur le long terme. Non, le livre n'a rien à craindre : il reste, grâce aux bons vents et aux belles marées, la voie royale de l'esprit.

 

(...)

 

- Que lisez-vous en ce moment ?

 

- La forme de ma pensée, de type essentiellement analogique, m'invite surtout, en temps de crise, à relire.

 

(Face aux journalistes, je prends, exprès, un ton professoral de clinicien expert)

 

Ainsi, prenez ce livre de Braudel. Écoutez, je vous prie, le début :

 

Acceptons, donc, comme allant de soi, qu'il y ait une vie ou mieux une civilisation matérielle, mêlée, bien que distincte par nature, à une vie économique de sang plus vif, souvent impérieuse. En ce rez-de-chaussée de la vie de tous les jours, la routine l'emporte : on sème le blé comme on l'a toujours semé, on plante le maïs comme on l'a toujours planté, on aplanit le sol de la rizière comme on l'a toujours aplani, on navigue en mer Rouge comme on a toujours navigué...Cette vie, plus subie qu'agie, répétée à longueur de siècles, ne se distingue pas aussitôt d'une vie économique qui profite d'elle mais implique le calcul et réclame la vigilance.

 

Toutefois, le fond du problème n'est pas de distinguer l'une de l'autre, et de façon préalable, ces nappes d'activités mêlées. C'est de ne pas oublier, au ras du sol, une énorme masse d'histoire peu consciente d'elle-même. Presque tout a dépendu de son immense inertie, de ses freinages réitérés, de ses choix anciens, parfois antédiluviens, de ses structures. Si l'homme reste souvent en deçà des limites du possible, c'est qu'il a les pieds enfoncés dans cette glaise.

 

Ce ton ne vous donne-t-il pas l'envie de lire le reste ?

 

C'est un très beau livre, lu il y plus de trente ans et qui m'accompagne à nouveau depuis quelques jours. On y trouve des analyses très fines qui éclairent la raison des crises économiques du siècle passé et, a posteriori, celle, gigantesque, de 2008, crise qui, elle, n'en finit plus de durer. Un ouvrage à reconsidérer pour le citoyen qui se pose la question de savoir pourquoi nous en sommes arrivés là. D'autres relectures dans d'autres directions sont possibles et même souhaitables. Je peux vous en prescrire le catalogue ! Catalogue ramassé ! Cette remarque vaut aussi pour les catalogues numériques qui apparaissent depuis quelques années. Lire et relire, seul remède !

 

Sunny spell ! L'échappée belle ! L'éclaircie !

 

Il nous faut prendre le taureau par les cornes et tenter de trouer, donc, l'opacité...


 

(Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Armand Colin, collection Destins du monde, 1967)

20 novembre 2011 7 20 /11 /novembre /2011 07:00

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(...)

 

L’idée première de la Comédie humaine fut d’abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projets impossibles que l’on caresse et qu’on laisse s’envoler ; une chimère qui sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la chimère, comme  beaucoup de chimères, se change en réalité, elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder. Cette idée vint d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité.

 

(...)

 

L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les Espèces Zoologiques résultent de ces différences. La proclamation et le soutien de ce système, en harmonie d’ailleurs avec les idées que nous nous faisons de la puissance divine, sera l’éternel honneur de Geoffroi Saint-Hilaire, le vainqueur de Cuvier sur ce point de la haute science, et dont le triomphe a été salué par le dernier article qu’écrivit le grand Goethe.

 

(...)

 

L’Etat Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature plus la Société. La description des Espèces Sociales était donc au moins double de celle des Espèces Animales, à ne considérer que les deux sexes. Enfin, entre les animaux, il y a peu de drames, la confusion ne s’y met guère ; ils courent sus les uns aux autres, voilà tout. Les hommes courent bien aussi les uns sur les autres ; mais leur plus ou moins d’intelligence rend le combat autrement compliqué.

 

(...)

 

Les écrivains qui ont un but, fût-ce un retour aux principes qui se trouvent dans le passé par cela même qu’ils sont éternels, doivent toujours déblayer le terrain. Or, quiconque apporte sa pierre dans le domaine des idées, quiconque signale un abus, quiconque marque d’un signe le mauvais pour être retranché, celui-là passe toujours pour être immoral. Le reproche d’immoralité, qui n’a jamais failli à l’écrivain courageux, est d’ailleurs le dernier qui reste à faire quand on n’a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures ; si à force de travaux diurnes et nocturnes, vous parvenez à écrire la langue la plus difficile du monde, on vous jette alors le mot immoral à la face.

 

(...)

 

L’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la Société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m’autorise, je crois, à donner à mon ouvrage le titre sous lequel il parait aujourd’hui : La Comédie humaine. Est-ce ambitieux ? N’est-ce que juste ? C’est ce que, l’ouvrage terminé, le public décidera.

 

 

Ce qu'il faut toujours démontrer...

 

 

(Honoré de Balzac, Avant-propos de La Comédie humaine, 1842)

16 novembre 2011 3 16 /11 /novembre /2011 07:00

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Malheur aux faiseurs de traductions littérales, qui en traduisant chaque parole énervent le sens ! C'est bien là qu'on peut dire que la lettre tue et que l'esprit vivifie...


 

À peine sorti de mon séminaire, The Paths Of Translation, j'accorde, on the spot, un entretien à deux journalistes suisses qui ont bravé le froid - sévère enveloppe sur toute l'Europe ce matin.

 

Nous allons parler de littérature. Pour une fois, ça change.

 

J'aime cet amphi A1. Vaste, de belles proportions, bois, portiques, sonorité parfaite -une exception ! Seules, puisqu'il est question de séminaire, les premières rangées étaient encore vivantes il y a un instant.

 

Sur la droite, un couloir dit d'accès, borgne, car mal éclairé. Mal fichu. Conception architecturale à la va-vite.

 

Sur la gauche, ah !, vue imprenable sur les jardins en terrasses : la musique des quatre saisons.

 

Songe d'une nuit d'été quand, aux beaux jours, je m'y échappe par la porte coulissante.

 

Personne dans l'université et je reste là au soleil couchant, assis sur une pierre de rocaille, à contempler les nuages tels qu'ils vont. Les nuages d'altitude.

 

(...)

 

- Sur quoi portait votre ce travail avec les étudiants ?

 

- Sur la traduction. Sur l'art de la traduction. Des techniques, on peut en déployer, bien sûr, mais traduire reste une entreprise complexe et multiforme qui demande d'aller à la rencontre des textes, du texte et du contexte, sans a priori, en étant parvenu à se débarrasser de tout un tas de choses, de scories de toutes tailles, qui peuvent vous encombrer et vous entraver. Une langue de départ et une langue d'arrivée : la rencontre de deux mondes et davantage. Des voix, des corps vous parlent. Les nuances ont ici toutes leur importance. Je constate que dans le cadre de l'enseignement supérieur, c'est tout le pari pédagogique au contact de jeunes esprits qui, de nos jours, y compris au-delà du grade de la licence, sauf rares exceptions, ne sont plus assez cultivés, et, j'ajoute, sensibles, pour mesurer l'ampleur du travail intelligent à accomplir.

 

- Et qu'avez-vous traduit ce matin ?

 

- Amener les étudiants à sortir de leur croyance en une identité personnelle indéfectible n'est pas une mince affaire. Leur identité, ils y tiennent. Ils sont dans l'illusion, c'est évident. Mais vu le contexte global, c'est devenu le mode, archi-autocentré, d'affirmation quasiment unique. Pour répondre à votre question, j'ai choisi le début de Hills Like White Elephants, une nouvelle d'Ernest Hemingway, une nouvelle toute simple, apparemment toute simple, comme bon nombre de celles qu'il a écrites. Tenez, la question des pré et postpositions dans l'anglais d'Angleterre ou l'anglais d'Amérique, là, ça se corse ! Dans cet exemple, comment rendre les dialogues entre l'homme et la femme sans verser soit dans la langue boulevardière, soit dans le Style, s majuscule, marque de la bonne rédaction à la française ? Savoir bien traduire veut dire savoir bien lire, c'est-à-dire, pour moi, savoir bien vivre. Or, la plupart des étudiants ne sachant plus lire, je pense que vous mesurez l'énormité de la mission !

 

- À vous entendre, votre travail pourrait s'apparenter à celui du psychanalyste...

 

- C'est intéressant ce que vous dites. Certains parmi mes amis disent que j'aurais pu être un psychanalyste très convenable ! Mais j'ai d'autres choses à faire. Que je travaille, et c'est le rapprochement que vous évoquez, à l'éveil des consciences, c'est certain. Pour revenir à l'art de la traduction, je peux vous dire que j'apprécie les traductions qui n'ont rien de l'esprit d'orthodoxie. Les meilleurs auteurs de tous les temps ont été aussi de grands traducteurs. Ce que j'aime dans un corpus de textes traduits, c'est retrouver ce mixte de rudesse et de raffinement présents dans la langue originelle des plus grands écrivains. Que l'homme traduit sente l'humus du sol natal.

 

(...)

 

(George Steiner, Après Babel : Une poétique du dire et de la traduction, Albin-Michel, 1998 / Antoine Berman, L'Épreuve de l'étranger, Flammarion, 1995 / Henri Van Hoof, Histoire de la traduction en Occident, De Boeck, 1994 / Ernest Hemingway, Hills Like White Elephants, The Complete Short Stories, Scribner, 1998)

13 novembre 2011 7 13 /11 /novembre /2011 07:00

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Si l'humanité n'était faite que de romanciers, il n'y aurait pas de guerres...


 

Je n'avais vraiment pas envie d'aller à l'Est. Je n'aime pas la parisienne gare de l'Est. Sinistre. Le retour des hommes défigurés. La gare du Nord, oui, celles de Lyon et de Montparnasse, oui encore. Mais la gare des guerres...

 

Il aura fallu que ces connaissances liées au sortir d'une conférence déploient une sacrée énergie pour que je foule cette terre lourde entre Laon et Soissons un matin de novembre. 

 

Dans le train, fantôme nu dans le givre, je repensais au très beau livre de Maurice Genevoix, Ceux de 14, lu autour de mes quinze ans. Et j'ai à nouveau entendu sa voix lorsque, dans le parc, Genevoix et l'un de mes aïeuls reparlaient de tout ça qu'ils avaient, côte à côte, vécu de près. 

 

Je pensais aussi à Alain-Fournier, tué dans les premiers jours de septembre 1914. Le Grand Meaulnes...

 

Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l’impossibilité où nous étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l’hiver. Nous ne pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée.


Rien ne nous rappelait l’aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que depuis l’après-midi de son retour nous n’avions plus d’amis. Aux récréations, les mêmes jeux qu’autrefois s’organisaient, mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe balayée, la cour se vidait comme au temps où  j’étais seul, et je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à manger.


Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d’une des deux salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d’anglais et des cahiers de musique finement recopiés. L’après-midi, c’était quelque visite qui nous faisait fuir l’appartement ; et nous regagnions l’école... Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui s’arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis s’en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu’à la fin de février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié, lorsqu’une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je m’étais trompé et qu’une crise violente se préparait sous la surface morne de cette vie d’hiver.


Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première nouvelle du Domaine étrange, la première vague de cette aventure dont nous ne reparlions pas arriva jusqu’à nous. Nous étions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie par quoi toute la classe était divisée en deux clans.

 

Oui, tu l'as dit : jouant à des jeux militaires incompréhensibles... Sauf que tout ça est très compréhensible. Très.

 

L'endroit aujourd'hui à l'envers : c'est un coin de plateau verdoyant où il fait bon festoyer.

 

Sublimation.

 

Conjuration.

 

 

(Maurice Genevoix, Ceux de 14, Seuil, 1996 / Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, Le Livre de Poche, 2008)

9 novembre 2011 3 09 /11 /novembre /2011 07:00

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Je ne connais plus d'énigmes : les choses arrivent, voici l'unique sagesse.


 

Une pension de famille, à l'écart du tumulte - inespérée.

 

Mais si, cher Robert, des énigmes pour soi-même, il y en aura toujours. Je le veux !

 

Dans la chambre claire, j'ai posé mon paquetage.

 

Sur les murs blanchis à la chaux, trois images.

 

Une représentation de Ganesh en bleu.

 

Un homme et une femme dans une posture sans équivoque.

 

Un soleil massif sur une rizière.

 

Blanc : dans la cour, sous le patio, sur la façade.

 

La forteresse au-dessus. Ou ce qu'il en reste.

 

La jeune femme brune sert des lassis.

 

Je fume un cigare.

 

Éloquence érotique silencieuse.

 

Bord des ghâts, bord du fleuve : jaune et vert en draps virevoltent.

 

Des embarcations multicolores vont et viennent.

 

L'odeur de l'encens.

 

Humide humus.

 

L'encre bleue au vent des pages.

 

Je marche sur les rives du temps.

 

Il n'y a plus de temps.

 

J'ai rendez-vous avec la femme brune.

 

Nous cherchons la fraîche conjonction des coordinations.

 

À une raison déraisonnable.

 

Je suis ce voyageur sans attache.


 

Maheshwar, pourtant, te revoir...

 

 

(Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaften / L'homme sans qualités, Seuil, 2004)

6 novembre 2011 7 06 /11 /novembre /2011 07:00

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L’aube, ce jour-là, était froide et grise, très grise et très froide...


 

J'aime le feu. J'en ai besoin, qu'il fasse froid, qu'il fasse chaud. J'en ait fait des feux dans toutes les cheminées du monde ! De tous les bois et de toutes les allumettes. Au cœur des villes. Dans la nature sauvage. Le matin, le soir. L'après-midi, vers l'heure du chien et du loup. Seul. À plusieurs. À deux. Avec les chiens et les loups, pour de vrai.

 

La correspondance pour Montréal avait du retard. La neige tombait à gros flocons sur l'aéroport. Le temps d'une flambée peut équivaloir au temps d'une vie humaine. Si, si ! Je l'ai vérifié. Je m'en suis ouvert un jour à l'un de nos amis, P.A., obnubilé comme je le suis par le temps qui file. Jamais, jamais assez de temps. Tempus irreparabile fugit. Tant de choses à faire. Et toutes les bonnes choses du vieux monde qui s'évanouissent.

 

Heureusement que dans mon bagage j'avais emporté ce compendium des œuves de Jack London. À force de le manipuler, le livre s'ouvre de lui-même à la section des nouvelles et parmi elles :To build a fire. Une histoire, bien vécue, simple et complexe à la fois, comme je les aime :

 

L’homme allait toujours, d’un pas régulier. Son cerveau ne remuait pas de réflexions inutiles ; il ne pensait à rien, sinon au déjeuner dont l’instant approchait, et qu’à six heures du soir il aurait retrouvé ses camarades. Il ne disait rien non plus, pour la raison majeure qu’il n’y avait personne avec qui engager la conversation. Et d’ailleurs, eût-il voulu parler qu’il ne l’aurait pu, par l’effet de cette muselière de glace qui lui fermait la bouche. Il se contentait de mâcher uniformément son tabac et d’allonger ainsi sa barbe d’ambre.

 

Que de bonnes bouteilles éclusées devant le feu ! Que de mondes refaits !

 

Faire un feu, c'est un art. 

 

L'avion fut enfin annoncé. Une autre aventure commençait. En dessous, le Saint-Laurent, immense.

 

L’homme s’assoupit alors, en un sommeil qui lui parut être le meilleur qu’il eût jamais connu.

 

 

(Jack London, Construire un feu, Actes Sud, 1999 / Paul Auster, Dans le scriptorium, Actes Sud, 2008)

2 novembre 2011 3 02 /11 /novembre /2011 07:00

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L’Ouest était surprenant...


 

Il pleut sur Penzance-plaisance. Le maigre poêle de la chambre contient à peine le froid qui gagne mes membres.

 

Vous ne savez pas quoi faire ? Eh bien -non, n'essayez pas de m'imiter !, non-, je vous suggère simplement de lire ou de relire ce maître livre entre beaucoup, Les Travailleurs de la mer. 

 

Trois amis en Cornouailles. Victor Hugo, grand européen, est l'un de ces bons compagnons. Qu'est-ce que je fais ici en plein mois de novembre ? Je vous le demande. Je me le demande. Il reste un peu de whisky des Orcades. Go !

 

La Christmas de 182. fut remarquable à Guernesey. Il neigea ce jour-là. Dans les îles de la Manche, un hiver où il gèle à glace est mémorable, et la neige fait événement. Le matin de cette Christmas, la route qui longe la mer de Saint-Pierre-Port au Valle était toute blanche. Il avait neigé depuis minuit jusqu’à l’aube.

 

Tout roule.

 

Ces marins des Channel Islands sont de vrais vieux gaulois. Ces îles, qui aujourd’hui s’anglaisent rapidement, sont restées longtemps autochtones. Le paysan de Serk parle la langue de Louis XIV.

 

Et roule encore.

 

La « galiote à Lethierry » n’était pas mâtée selon le point vélique, et ce n’était pas là son défaut, car c’est une des lois de la construction navale ; d’ailleurs le navire ayant pour propulseur le feu, la voilure était l’accessoire. Ajoutons qu’un navire à roues est presque insensible à la voilure qu’on lui met. La galiote était trop courte, trop ronde, trop ramassée ; elle avait trop de joue et trop de hanche ; la hardiesse n’avait pas été jusqu’à la faire légère ; la galiote avait quelques-uns des inconvénients et quelques-unes des qualités de la panse. Elle tanguait peu, mais roulait beaucoup.

 

Et roule toujours.

 

Un écueil voisin de la côte est quelquefois visité par les hommes ; un écueil en pleine mer, jamais. Qu’irait-on y chercher ? Ce n’est pas une île. Point de ravitaillement à espérer, ni arbres à fruits, ni pâturages, ni bestiaux, ni sources d’eau potable. C’est une nudité dans une solitude. C’est une roche, avec des escarpements hors de l’eau et des pointes sous l’eau. Rien à trouver là, que le naufrage. Ces espèces d’écueils, que la vieille langue marine appelle les isolés, sont, nous l’avons dit, des lieux étranges. La mer y est seule. Elle fait ce qu’elle veut. Nulle apparition terrestre ne l’inquiète. L’homme épouvante la mer ; elle se défie de lui ; elle lui cache ce qu’elle est et ce qu’elle fait. Dans l’écueil, elle est rassurée ; l’homme n’y viendra pas. Le monologue des flots ne sera point troublé.

 

Jusqu'à plus soif.

 

Quelques heures s’écoulèrent. Le soleil se leva, éblouissant. Son premier rayon éclaira sur le plateau de la grande Douvre une forme immobile. C’était Gilliatt. Il était toujours étendu sur le rocher. Cette nudité glacée et roidie n’avait plus un frisson. Les paupières closes étaient blêmes. Il eût été difficile de dire si ce n’était pas un cadavre.

 

Ah ! Ah ! Je suis bien vivant !

 

Choses vues, choses vécues. Il y a encore tant de régions inconnues de moi-même...


 

(Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Gallimard, La Pléiade, 1975)

30 octobre 2011 7 30 /10 /octobre /2011 07:00

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Ich bleibe wer Ich bin...

 

 

Cette amie avait un amant pragois. À trois, nous formions un trio insolite.

 

Pour leur faire plaisir, j'avais accepté ce voyage tchèque dans ce qui s'appelait encore à l'époque le bloc de l'Est. Je désapprouvais ce qui se passait derrière le rideau de fer, mais j'avais très envie de déambuler dans les rues de Prague, chargées dans mon souvenir d'une histoire tantôt brillante, tantôt totalement opaque.

 

En ce temps-là, c'était une petite aventure que de traverser les frontières de l'Europe centrale, une Europe avec beaucoup de barbelés et peu de couleurs aux fenêtres.

 

En sortant de la Praha Wilsonovo nádraží ce matin d'avril, la grande gare centrale, c'était comme me retrouver cent ans en arrière : des chevaux tiraient un attelage rafistolé dont je saisis qu'il faisait office de benne à ordures, quelques véhicules pétaradant se battaient en duel sur l'asphalte et des miliciens en civil contrôlaient les allées et venues de passants à la démarche robotisée. La normalizace, la normalisation, avait eu lieu et les visages n'étaient plus tout à fait humains. Cette entrée en matière contrastait avec ce que je voyais de la ville : de beaux et grands édifices à l'architecture ouvragée, des avenues larges et claires, des places à l'écart où il aurait sans doute fait bon conter fleurette.

 

Milan habitait justement dans l'une de ses belles demeures très Mitteleuropa. Pas dans un appartement avec un bacon, non, mais dans l'une des caves de l'immeuble, une cave dont le sol était en terre battue et qui puait la pisse de chat. Dès notre arrivée, Milan s'était confondu en excuses, liant le français à l'anglais et à l'allemand : il avait beau faire, nettoyer et encore nettoyer, l'odeur s'était infiltrée partout. À jamais.

 

Étudiant en lettres, passionné de littérature française - il pouvait réciter des poèmes entiers de Ronsard mieux que ne le feraient certains qui emplissent les amphis d'aujourd'hui -, Milan disposait d'une solide bibliothèque de l'ombre dont, à l'occasion, il faisait remonter les beautés en pleine lumière.

 

L'amie et son amant avait des choses à se dire. Sans carte et sans boussole, je suis donc parti au hasard des rues. Ce ne fut pas bien difficile pour moi de découvrir Malá Strana, le vieux quartier baroque de la ville, puis Karlův mostl, le pont Charles, accueilli par une horde de chats faméliques. J'ai parlé la langue féline un moment et poursuivi mon chemin. Au coin d'une rue, je suis tombé sur une affichette annonçant le prochain spectacle de la Lanterna Magica : une lanterne magique ? Une offrande contestataire dans le plomb ? Il devait y avoir de cela.

 

J'avais déjà pris pas mal de photographies lorsque je me suis aperçu que je n'avais plus de pellicule. C'est là que mes ennuis ont commencé. Naïvement, je pensais trouver le magasin ad hoc pour m'y approvisionner. Ce fut cette fameuse milice qui soudain m'a barré la route.

 

- On (j'ai apprécié ce "on") vous a repéré. Pourquoi prenez-vous autant de photos ?, m'a demandé l'un des deux miliciens dont la chemise à gros carreaux empestait la bière.

 

- Je ne comprends pas. je ne parle pas le tchèque, ai-je répondu très poliment. Je commençais à me douter que sa question avait un rapport avec mon mitraillage intensif.

 

- Montrez-nous votre passeport !

 

Passeport étant un mot international, j'ai compris et le lui ai tendu.


Il l'a retourné dans tous les sens mon passeport, ce milicien bloqué, méfiant et sournois.

 

La fusillade a alors changé de camp :

 

- Où logez-vous ? Combien de temps allez-vous rester à Prague ? Quel est votre métier ? C'est la première fois que vous venez ? Et après, où allez-vous ?

 

De la mentalité flic pur jus, mais à la puissance n. Je le savais avant. Je l'ai vécu après.

 

Pour mettre mes amis à l'abri, j'ai inventé une histoire dans un drôle de sabir qui m'a permis de filer à...l'anglaise.

 

Du film, soviétique d'importation, noir et blanc, j'en ai finalement déniché un rouleau dans un kiosque qui vendait un peu de tout. J'étais heureux et c'était tout ce qui comptait pour moi à cette minute précise.

 

J'ai continué, bien sûr, à prendre des photos : le cimetière juif à l'abandon dans  Staré Město pražské, le château, sa découpe livide sur le ciel printanier, l'église Saint Nicolas, la musique de Mozart emplissant le dôme. Mais je voulais surtout mettre mes pas dans ceux de Franz Kafka en me rendant à l'une de ses demeures, la Dům U Minuty. J'avais beaucoup lu Kafka et reviens souvent encore à sa Lettre au père et à son journal intime. Mais cette fois-là, je n'avais aucun texte de lui dans l'une de mes poches. Sur cette vieille place solitaire, je me disais que j'aurais aimé lui lire, dans le temps défait à recomposer, une de ses pages. Pour entendre l'effet.

 

De retour à la cave, j'ai ajouté un vin rouge de Bohême, venu lui aussi du hasard, au luxe de victuailles que mes compagnons avaient disposées soigneusement sur la table. Nous avons bu et chanté sans crainte.

 

Le lendemain, sur le pont Charles, les chats avaient disparu. Venues des limbes, mille et une corneilles m'ont alors salué.

 

(Franz Kafka, Brief an den Vater, Lettre au père, traduction de l'allemand par Marthe Robert, Gallimard, 2002 / Journal, Le Livre de Poche, 2002 / Lettres à Max Brod, Rivages, 2011 / Lettres à Milena, Gallimard, 1983)