16 novembre 2011 3 16 /11 /novembre /2011 07:00

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Malheur aux faiseurs de traductions littérales, qui en traduisant chaque parole énervent le sens ! C'est bien là qu'on peut dire que la lettre tue et que l'esprit vivifie...


 

À peine sorti de mon séminaire, The Paths Of Translation, j'accorde, on the spot, un entretien à deux journalistes suisses qui ont bravé le froid - sévère enveloppe sur toute l'Europe ce matin.

 

Nous allons parler de littérature. Pour une fois, ça change.

 

J'aime cet amphi A1. Vaste, de belles proportions, bois, portiques, sonorité parfaite -une exception ! Seules, puisqu'il est question de séminaire, les premières rangées étaient encore vivantes il y a un instant.

 

Sur la droite, un couloir dit d'accès, borgne, car mal éclairé. Mal fichu. Conception architecturale à la va-vite.

 

Sur la gauche, ah !, vue imprenable sur les jardins en terrasses : la musique des quatre saisons.

 

Songe d'une nuit d'été quand, aux beaux jours, je m'y échappe par la porte coulissante.

 

Personne dans l'université et je reste là au soleil couchant, assis sur une pierre de rocaille, à contempler les nuages tels qu'ils vont. Les nuages d'altitude.

 

(...)

 

- Sur quoi portait votre ce travail avec les étudiants ?

 

- Sur la traduction. Sur l'art de la traduction. Des techniques, on peut en déployer, bien sûr, mais traduire reste une entreprise complexe et multiforme qui demande d'aller à la rencontre des textes, du texte et du contexte, sans a priori, en étant parvenu à se débarrasser de tout un tas de choses, de scories de toutes tailles, qui peuvent vous encombrer et vous entraver. Une langue de départ et une langue d'arrivée : la rencontre de deux mondes et davantage. Des voix, des corps vous parlent. Les nuances ont ici toutes leur importance. Je constate que dans le cadre de l'enseignement supérieur, c'est tout le pari pédagogique au contact de jeunes esprits qui, de nos jours, y compris au-delà du grade de la licence, sauf rares exceptions, ne sont plus assez cultivés, et, j'ajoute, sensibles, pour mesurer l'ampleur du travail intelligent à accomplir.

 

- Et qu'avez-vous traduit ce matin ?

 

- Amener les étudiants à sortir de leur croyance en une identité personnelle indéfectible n'est pas une mince affaire. Leur identité, ils y tiennent. Ils sont dans l'illusion, c'est évident. Mais vu le contexte global, c'est devenu le mode, archi-autocentré, d'affirmation quasiment unique. Pour répondre à votre question, j'ai choisi le début de Hills Like White Elephants, une nouvelle d'Ernest Hemingway, une nouvelle toute simple, apparemment toute simple, comme bon nombre de celles qu'il a écrites. Tenez, la question des pré et postpositions dans l'anglais d'Angleterre ou l'anglais d'Amérique, là, ça se corse ! Dans cet exemple, comment rendre les dialogues entre l'homme et la femme sans verser soit dans la langue boulevardière, soit dans le Style, s majuscule, marque de la bonne rédaction à la française ? Savoir bien traduire veut dire savoir bien lire, c'est-à-dire, pour moi, savoir bien vivre. Or, la plupart des étudiants ne sachant plus lire, je pense que vous mesurez l'énormité de la mission !

 

- À vous entendre, votre travail pourrait s'apparenter à celui du psychanalyste...

 

- C'est intéressant ce que vous dites. Certains parmi mes amis disent que j'aurais pu être un psychanalyste très convenable ! Mais j'ai d'autres choses à faire. Que je travaille, et c'est le rapprochement que vous évoquez, à l'éveil des consciences, c'est certain. Pour revenir à l'art de la traduction, je peux vous dire que j'apprécie les traductions qui n'ont rien de l'esprit d'orthodoxie. Les meilleurs auteurs de tous les temps ont été aussi de grands traducteurs. Ce que j'aime dans un corpus de textes traduits, c'est retrouver ce mixte de rudesse et de raffinement présents dans la langue originelle des plus grands écrivains. Que l'homme traduit sente l'humus du sol natal.

 

(...)

 

(George Steiner, Après Babel : Une poétique du dire et de la traduction, Albin-Michel, 1998 / Antoine Berman, L'Épreuve de l'étranger, Flammarion, 1995 / Henri Van Hoof, Histoire de la traduction en Occident, De Boeck, 1994 / Ernest Hemingway, Hills Like White Elephants, The Complete Short Stories, Scribner, 1998)

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