La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir...
Nous sommes tombés bas, décidément encore plus bas. Qui, au juste, a abusé de l'autre ? Mais tout est bon dans la vie, y compris ses aléas. Au moins nous savons, bons européens que nous aimerions être à fond, où nous en sommes.
Au ciel doux-bleuté de ce matin frais, j'avais rendez-vous avec deux journalistes italiens. Sur ma proposition, pour réaliser cet entretien, nous nous sommes retrouvés à la BnF, la Bibliothèque nationale de France, sur les rives de la Seine.
Extraits :
- Quel est votre état d'esprit présent ?
(J'ai bien aimé cette compréhension proustienne des choses)
- Calme, très calme. Ne trouvez-vous pas que tout est magnifique alentour : ce jardin intérieur arboré, et dehors, la vie qui vit et palpite, le fleuve, les bateaux, les mouettes, les ponts qui s'élancent vers tous les possibles ? Nous voici trois, un bon café comme on en fait chez vous, quelques petites machines pour garder la trace de notre passage dans ce lieu du savoir et ce silence incroyable qui nous enveloppe. Quel luxe ! Pendant ce temps-ci, les bourses s'affolent, les pauvres humains paniquent. Casino truqué, poker menteur. Revirements, dissimulations. L'Europe n'est plus qu'un mot qui tourne en rond dans les bouches. Tout va très, très vite, les news, les breaking news, sont usées au bout de cinq minutes, c'est l'ensemble social du zapping planétaire. Les vérités de fiction ont désormais remplacé les vérités de fait, et les peuples ont, comme dit l'autre, les presses qu'ils méritent...Mais tous ensemble, tu parles ! Plus rien ne tient, ça craque partout. Le travail est devenu une malédiction. En termes symboliques, nous assistons à la généralisation de la fameuse politique de la terre brûlée, dégâts, gâchis, gabegies monstrueuses, délinquance en col blanc, intoxication et démagogie à tous les étages...C'est aujourd'hui, citant Nietzsche de mémoire, l'assemblée triomphante des voyous de la place publique...Mais je reste calme. Je suis le principe de plaisir et continue de travailler selon mon propre tempo.
(...)
- Pensez-vous que les livres vont disparaître avec la diffusion de plus en plus large et l'utilisation de plus en plus précoce des tablettes numériques, par exemple ?
- Les livres ? Le livre ? Ma che dite voi ? De quels livres parlons-nous ? Regardez ce phénomène très étrange, la rentrée littéraire, chaque mois de septembre. Un esprit tant soit peu exigeant est déjà sorti de ce cirque, non ? C'est très français. La France est un pays de rites, de rôles, de sacrifices, de râles. Et d'institutions. Certaines d'entre elles font, d'ailleurs, du bon travail. Mais, passons. Des milliers de non livres pour des milliers de non lecteurs. Trois mois plus tard, à l'approche de l'hiver, vous constatez que tout ça a disparu. Des milliers de pages inexorablement promises au prochain pilon. Les vrais bons livres sont aussi rares que les vrais lecteurs. Des vrais lecteurs, jeunes et vieux, c'est vraiment très rare, vous pouvez me croire. C'est vérifiable à la fois sur le terrain et sur le long terme. Non, le livre n'a rien à craindre : il reste, grâce aux bons vents et aux belles marées, la voie royale de l'esprit.
(...)
- Que lisez-vous en ce moment ?
- La forme de ma pensée, de type essentiellement analogique, m'invite surtout, en temps de crise, à relire.
(Face aux journalistes, je prends, exprès, un ton professoral de clinicien expert)
Ainsi, prenez ce livre de Braudel. Écoutez, je vous prie, le début :
Acceptons, donc, comme allant de soi, qu'il y ait une vie ou mieux une civilisation matérielle, mêlée, bien que distincte par nature, à une vie économique de sang plus vif, souvent impérieuse. En ce rez-de-chaussée de la vie de tous les jours, la routine l'emporte : on sème le blé comme on l'a toujours semé, on plante le maïs comme on l'a toujours planté, on aplanit le sol de la rizière comme on l'a toujours aplani, on navigue en mer Rouge comme on a toujours navigué...Cette vie, plus subie qu'agie, répétée à longueur de siècles, ne se distingue pas aussitôt d'une vie économique qui profite d'elle mais implique le calcul et réclame la vigilance.
Toutefois, le fond du problème n'est pas de distinguer l'une de l'autre, et de façon préalable, ces nappes d'activités mêlées. C'est de ne pas oublier, au ras du sol, une énorme masse d'histoire peu consciente d'elle-même. Presque tout a dépendu de son immense inertie, de ses freinages réitérés, de ses choix anciens, parfois antédiluviens, de ses structures. Si l'homme reste souvent en deçà des limites du possible, c'est qu'il a les pieds enfoncés dans cette glaise.
Ce ton ne vous donne-t-il pas l'envie de lire le reste ?
C'est un très beau livre, lu il y plus de trente ans et qui m'accompagne à nouveau depuis quelques jours. On y trouve des analyses très fines qui éclairent la raison des crises économiques du siècle passé et, a posteriori, celle, gigantesque, de 2008, crise qui, elle, n'en finit plus de durer. Un ouvrage à reconsidérer pour le citoyen qui se pose la question de savoir pourquoi nous en sommes arrivés là. D'autres relectures dans d'autres directions sont possibles et même souhaitables. Je peux vous en prescrire le catalogue ! Catalogue ramassé ! Cette remarque vaut aussi pour les catalogues numériques qui apparaissent depuis quelques années. Lire et relire, seul remède !
Sunny spell ! L'échappée belle ! L'éclaircie !
Il nous faut prendre le taureau par les cornes et tenter de trouer, donc, l'opacité...
(Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Armand Colin, collection Destins du monde, 1967)