23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 06:00

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C'est un groupe de temples sous le soleil éclatant.

Je m'y suis promené aux plus beaux jours de bal.

Dieux de pierre et déesses de verdure se marrant.

La perfection d'un zénith équatorial.

 

(...)
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
 8Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

 

Quatre jours à Khajurâho.


 

(Arthur Rimbaud, Sensation, Poésie, 1870)

19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 06:00

MillerAtlas - Feuille 1 r° Hémisphère portugais

 

 

Ce sont, nous dit le commandant Marguet, les astronomes, les artistes et les navigateurs qui ont dessiné les contours du monde...

 

 

C'est un jour pluvieux comme je les aime. Une pluie régulière tombe sur le jardin, ni trop forte ni trop fine, une pluie d'enfance qui invite au songe.

 

Dans la bibliothèque, musardant, j'ai puisé, ce matin du bel automne, le présent ouvrage, remarquable, pour moi, du début à la fin, la Géographie générale des mers rédigé dans le temps d'avant par Camille Vallaux (au patronyme prédestiné, si je peux dire...), géographe sensible de la Bretagne, enseignant et examinateur honoraire d'admission à l'École navale.

 

Toutes les eaux marines y sont scrupuleusement détaillées : l'Océan Austral (les marées dans le quadrant pacifique et le relevé des lignes cotidales, les bancs d'algues flottantes d'après la Deutsche Seewarte), l'Océan Pacifique (la carte indiquant la jonction du courant de Floride et du courant des Antilles de mars à mai), l'Océan Indien (le chapitre sur la navigation en pirogue et en jonque, très intéressant), l'Océan Atlantique (aurait-il ma préférence ?), les mers glacées et les mers secondaires (les guirlandes insulaires et l'Extrême-Orient, par exemple).

 

À la fin de son analyse (élégance du style, rythme exquis, précision des termes), l'auteur se lance dans un long développement sur la mer comme milieu cosmique qui retient une nouvelle fois mon attention.

 

Et ces dernières lignes comme une bouteille à la mer (nous sommes dans les années 1930) : Ainsi tend à disparaître, chez les marins, le pli professionnel des grandes navigations et des longs séjours à la mer. Ce genre de vie avait ses grands inconvénients physiques et moraux : maladies comme le scorbut, insouciance, fatalisme, rudesse des mœurs. Mais aussi il faisait éclore de hautes valeurs morales d'abnégation, de désintéressement, de persévérance et d'héroïsme. Si ces valeurs disparaissent un jour, notre civilisation en souffrira : elle ne retrouvera pas ailleurs ce que la fin de l'accoutumance à la mer lui aura fait perdre...

 

Ces gouttes d'eau sur mon visage, où vont-elles ?

 

 

(Camille Vallaux : Géographie générale des mers, Félix Alcan, 1933)

16 octobre 2011 7 16 /10 /octobre /2011 06:00

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Il fait très chaud aujourd'hui dans l'atelier, mais je me suis quand même mis en tête de reclasser avec soin des textes que j'avais écrits il y a une dizaine d'années. Je tombe sur celui-ci, en forme d'aphorisme détendu, publié à l'ouverture des années 2000 dans un quotidien belge du soir.


J'en donne l'extrait qui suit. À le relire, je trouve des descriptions, mais pas tant que cela. Sous-jacent à certains moments, plus visible à d'autres, un chemin se dessine. C'est là l'essentiel. Un chemin (de vie) qui est mouvement de soi. Vers ?

 

Qui sait s'il ne se dégage pas, entre les lignes de ce texte, rétrospectivement, une heureuse prémonition... 

 

 

- Je ne veux pas aller vivre dans le Nord. Il y fait froid ! Il pleut tout le temps ! La campagne est laide, les villes sont moches ! Non, non !

 

Combien de fois ai-je entendu cette supplique dans mes oreilles attentives ? Rien de plus faux ou, plutôt, de contrefait -selon moi, bien sûr.

 

L'une de mes activités me met en contact régulier avec de jeunes et brillants collègues universitaires, parisiens ou méditerranéens, pour qui une première nomination en terre de Flandre équivaut littéralement, dans leur intime, à une relégation aussi sévère que celle que Publius Ovidius Naso, Ovide pour les intimes, a endurée jadis sur les berges du Pont-Euxin, autrement dit la mer Noire. Exil, en effet, il a connu du fait de l'empereur Auguste, en la cité de Tomes, aujourd'hui la Constantza roumaine. En raccourci, une terre des confins. Loin des fastes romains, certes passablement en déclin, au milieu de peuplades barbares, Ovide en a profité, intelligent qu'il était, afin d'entreprendre la rédaction de cette oeuvre subtile, Les Pontiques. Avançons que c'est l'art de s'aimer encore, y compris dans l'adversité.

 

Ça venait à pic. L'autre semaine, un couple d'amis bruxellois me sachant toujours sur le départ en équipées proches ou lointaines, m'avait invité à faire le tour des bouquinistes le temps d'un week-end sur la charmante place des Sablons. Occasion idéale sur le chemin pour m'arrêter une journée à Lille avant de gagner la Belgique par le rail et de vérifier à nouveau, in situ, par le menu, que le Nord vaut qu'on ne le perde pas.

 

Ni une ni deux, j'étais dans le train vert à compartiments qui déjà arrivait aux portes de la capitale des Flandres. Lille est à deux heures de Paris grâce aux bons soins de la SNCF. De la capitale, j'avais réservé par téléphone une chambre dans un hôtel proche la grand'place pour une nuit. J'avais fréquenté cet établissement il y a quelques années et l'accueil y avait été chaleureux.

 

Sortant de la gare, j'ai tout retrouvé : le ciel presque hollandais dont parle Fromentin dans son opus, Les Maîtres d'autrefois, les odeurs de mer et de goudron, la démarche vive et souple à la fois des habitants. Voici un rythme qui commençait bien.

 

À l'hôtel, j'ai aussi retrouvé ma chambre confortable dont la fenêtre donnait sur une rue qui venait d'être restaurée. Ce n'était pas le seul embellissement que je constatais : la brique des murs, autrefois noircie par les fumées des usines alentour, montrait à présent son éclat rouge si typique à tous. En guise de bienvenue et comme il m'avait reconnu, le patron s'était empressé de m'offrir à une heure pourtant matinale une bière ambrée dans un immense verre à pied que j'ai bue d'un trait. Les voyages et les émotions, ça donne toujours soif.

 

Rue de la Clé, j'ai marché dans mes pas, jouissant d'un franc soleil et des devantures alléchantes. Je suis allé revoir la charmante vieille bourse aux portiques quasi florentins, puis j'ai eu envie de flâner du côté de l'ancien port, vers la belle demeure du négociant Gilles de la Boë, édifiée au XVIIe siècle.

 

Je suis resté là un moment avant de repartir, jambes vaillantes, en direction de la place aux Oignons, me perdant volontairement au hasard des rues Doudin, du Cirque, Négrier, Esquermoise, du Vert-Bois, des Trois-Mollettes, des Chats-Bossus et d'Angleterre. Je pouvais presque sentir dans l'air les épices s'échappant des ballots de jute à peine déchargés des anciens canaux qui avaient autrefois composé comme une cartographie hydraulique particulièrement savante en sol mineur.

 

L'estaminet s'est présenté au bon moment : que choisir entre le waterzoï, la carbonnade de poissons, le potjevleesch ou le lapin aux pruneaux ? Finalement, je me suis régalé d'un hochepot à la flamande accompagné d'une gueuse aux bulles d'or. Cet homme a faim, il faut le nourrir. J'ai dû faire cet effet-là.

 

Le soir, sur la grand'place qui brillait de mille feux, j'ai regardé le fier monde lillois aller et venir. Après une halte au Furet du Nord, la célèbre librairie indépendante où j'ai eu la bonne fortune de remettre la main sur ce très bon bouquin de Fernand Deligny que j'avais égaré, Les Vagabonds efficaces, Deligny originaire de cette région, j'ai réalisé que cette ville était l'une des rares dans ce pays à être depuis peu administrée, et à l'évidence de belle façon, par une femme. Rendons à César... J'ai ouvert mon calepin pour y consigner ce fait remarquable quand on connaît un peu l'histoire de la France ainsi que deux ou trois autres notations dans le même esprit.

 

(...)

 

Il me fallait rentrer à l'hôtel pour préparer la suite de mon voyage. Malgré tout, il fait bon vivre dans le Nord, chers collègues. C'est ce que je me disais à voix haute. Je savais que j'accosterai encore, un jour ou l'autre, à Lille de beauté.   

 

 

(Ovide, Les Pontiques, Les Belles Lettres, 2003 / Eugène Fromentin, Les Maîtres d'autrefois, Le Livre de poche, 1965 / Fernand Deligny, Les Vagabonds efficaces et autres récits, François Maspero, 1970)

12 octobre 2011 3 12 /10 /octobre /2011 06:00

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Les voix instructives exilées.... L’ingénuité physique amèrement rassise.... — Adagio — Ah ! l’égoïsme infini de l’adolescence, l’optimisme studieux : que le monde était plein de fleurs cet été ! Les airs et les formes mourant... — Un chœur, pour calmer l’impuissance et l’absence ! Un chœur de verres, de mélodies nocturnes... En effet, les nerfs vont vite chasser.

 

 

C'est un petit cinéma de quartier qui ne paye pas de mine, mais qui a le nez pour sa programmation. Il tient le coup, ce ciné, et la place n'y est vraiment pas chère - moins de quatre euros en velours rouge. Tout autour de lui, le béton avance - inexorablement, diraient les canards : immeubles de rapport transformés en luxueuses résidences qui, je vous fiche mon billet, rapporteront encore plus à leurs promoteurs, syndics, agents immobiliers; commerces de proximité virés au fil des ans par les bidules discount ou les machin-choses à vitrines prétentieuses; parcmètres à la queue leu-leu, activité hautement lucrative, et disparition simultanée des bons et loyaux services publics. Par exemple, le bureau de poste de l'avenue, où est-il maintenant ? Vous voyez ? Ça et tout le toutim tintamarresque -ce qui, en bon français, rend, n'est-ce pas ?, un son tristement redondant.

 

Viens de passer la journée dans trois mètres carrés à recevoir des étudiants qui souhaitent, pardon, qui affirment leur droit à revoir leur orientation universitaire. Cela s'appelle désormais faire partie de nos missions...Oui, donner un coup de pouce, bien sûr, aider à y voir clair, d'accord, inviter à reconsidérer l'ensemble, pourquoi pas. Mais assistante sociale...Nous sommes tombés très bas...Je résiste tant que je le peux avec le sourire...

 

Quatre heures. Automne pleut. C'est dans l'ordre naturel. Envie d'autre chose. Voici une occasion, puisque ce petit cinéma à deux pas de la fac, mon petit cinéma, comme je pourrais dire mon petit pain au chocolat du gôuter que je ne rate jamais, projette Les Doigts dans la tête. Ce film du temps entre parenthèses, sans prétention, réalisé avec les moyens du bord, est un instantané joyeux, drôle, insouciant et juste, très juste même, d'une certaine jeunesse des premières années 1970. 

 

Si le mot mitron a disparu de la langue, par contre, pour celles et ceux qui connaissent ce tendre long métrage, la lutte des classes, selon l'expression consacrée, est, sauf erreur de ma part, toujours sur les lèvres. Pour preuve et ça n'a pas changé : parce qu'il arrive trop souvent en retard à son travail, le boulanger-patron du film flanque son apprenti à la porte et refuse de lui verser une indemnité. Oui, oui, il vaut mieux arriver à l'heure. Bon. Le jeune n'a alors pas d'autres choix que de bloquer l'accès à sa chambre de bonne avec la complicité de son meilleur copain et de faire ensuite jouer l'organisation syndicale qui saura trouver une solution. C'était l'époque où il y avait encore des chambres pour les bonnes qui recevaient leurs salaires en liquide.

 

(Tiens, mais oui !, c'est Marcel Gotlieb, plus connu sous le nom de Gotlib, Pilote, vous vous souvenez ?, qui joue le court rôle du disquaire dans cette boutique de la montagne Sainte-Geneviève.)

 

Mais, tandis que je sors de la salle, ce que je retiens une nouvelle fois, au-delà des scènes montrant la belle amitié, vraie et solide, entre traction avant et parties de ping-pong, c'est le personnage aérien jaillissant directement de Mai 68, Liv la Suédoise (interprété par l'espiègle Ann Zacharias dont le patronyme, coïncidence, signifie, en hébreu, le sait-on ?, Dieu se souvient).

 

Quel contraste saisissant avec ce que j'observe aujourd'hui d'une certaine autre jeunesse ! Des post-adolescentes, pas toutes, ouf !, qui tiennent chichiteusement leurs ridicules sacs-à-main sur le coude. Ce n'est pas populaire, c'est vulgaire. Et ça ne se pose pas de questions. C'est à mourir de rire quand on -mes homologues et moi- voit ce spectacle dans les amphis ! Quelle engeance !

 

La France de 1974 allait s'enfoncer à nouveau dans le plomb pour un bout de temps et ce personnage d'Ariel longiligne, venant d'ailleurs, s'en retournant ailleurs, qui provoque au passage un chahut salutaire, apporte avec lui une idée très physique de la vie légère sans fard...

 

 

(Jacques Doillon, Les Doigts dans la tête, 1974, diffusion mk2 / Arthur Rimbaud, Jeunesse in Illuminations, 1873)

9 octobre 2011 7 09 /10 /octobre /2011 06:00

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J'ai respiré l'air en bleu profond.

 

Suis resté une bonne heure au sommet du lac.

 

Assis sur une pierre chaude.

 

Griffonné deux ou trois choses.

 

Un aigle glissait au ras de l'eau.

 

Sorti le livre du sac.

 

Des lièvres zigzaguaient sur le chemin.

 

Et l'incantation s'est jouée du vent  :

 

 

Man is not worried in the middle

Man in the Middle
Is not Worried
He knows his Karma
Is not buried

But his Karma,
Unknown to him,
May end -

Which is Nirvana

Wild Men
Who Kill
Have Karmas
Of ill

Good Men
Who Love
Have Karmas
Of dove

Snakes are Poor Denizens of Hell
Have come surreptitioning
Through the tall grass
To face the pool of clear frogs


 

 

(Jack Kerouac, Mexico City Blues, 2nd Chorus, Grove Press, 1959) 

5 octobre 2011 3 05 /10 /octobre /2011 06:00

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Joie automnale de retrouver l'amphi A1.

 

Pour débuter en beauté, j'avais très envie de faire la petite blague que voici à mes étudiants :

 

 

Sibinön, u no sibinön, atos binon el säk :
Va lan binom umo nobik if dasufom
Jedis e sagitis fäda lejekikün,
Ud if vafom oki ta töbs so gletik äs mel,
E finom omis tadunölo ? - Deilön, - slipön, -
No sibinön; e lesagön, das slipölo finon
Doli lada gliföl, e jokis at mil natik
Kelis menad gelütom, - binos ga lefulot
Pövipöl relugiko fa mens. Deilön, - slipön; -
Slipön! e ba dlimön; - si, atos binon fikul;
Bi dlims kels du deil sliplik ba okömoms,
Ven udelemufobs kompligi at menik,
Mutoms stöpön obis: tefam iet binom,
Kel lifi tu lonedik mekom neleläbik :
Bi kim vilomöv sufön flapis e nestimis tima,
Dämis lepedela, bolöti mena pleidik,
Tomis löfa panestimöl, zogi lona,
Nejemöfi löpalas, e fejokis stutik,
Kelis melid sufädik getom de mens nedigik,
Do om it takedi kanom givön oke
Me däg teik ? Kim lodis vilomöv polön,
Hagöl e suetöl dis töb lifa fenik;
Pläsif lejek dö bos ojenöl ba pos deil,
Län at nepesevik, deü mieds kela
  "Tävel nonik gevegom, vili obas kofudom;
Kodöl obis sufön liedis at plisenik,
Bufo al votikos nepesevik spidön ?
Also konsien mekom obis valik temipäbis;
Ed also logodaköl natik sluduga fümik
Getom jini malädik sukü neled süenama;
E beginams valüdik e levemo veütik
Kodü tefam löpnik, flekoms leflumis okas,
E no rivoms nemi dunams" (...)

 

 

 

Déconcertés, ils l'ont été.

 

Parfait.

 

Sláinte Mhath !

1 octobre 2011 6 01 /10 /octobre /2011 22:00

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Dans le train qui me porte ce matin vers Anvers, je me réjouis de relire ce texte de Voltaire : 

 

J’étais las de la vie oisive et turbulente de Paris, de la foule des petits-maîtres, des mauvais livres imprimés avec approbation et privilège du roi, des cabales des gens de lettres, des bassesses et du brigandage des misérables qui déshonoraient la littérature. Je trouvai, en 1733, une jeune dame qui pensait à peu près comme moi, et qui prit la résolution d’aller passer plusieurs années à la campagne pour y cultiver son esprit, loin du tumulte du monde : c’était Mme la marquise du Châtelet, la femme de France qui avait le plus de disposition pour toutes les sciences.

 

Son père, le baron de Breteuil, lui avait fait apprendre le latin, qu’elle possédait comme Mme Dacier ; elle savait par cœur les plus beaux morceaux d’Horace, de Virgile, et de Lucrèce ; tous les ouvrages philosophiques de Cicéron lui étaient familiers. Son goût dominant était pour les mathématiques et pour la métaphysique. On a rarement uni plus de justesse d’esprit et plus de goût avec plus d’ardeur de s’instruire ; elle n’aimait pas moins le monde, et tous les amusements de son âge et de son sexe. Cependant elle quitta tout pour aller s’ensevelir dans un château délabré sur les frontières de la Champagne et de la Lorraine, dans un terrain très-ingrat et très-vilain. Elle embellit ce château qu’elle orna de jardins assez agréables. J’y bâtis une galerie ; j’y formai un très-beau cabinet de physique. Nous eûmes une bibliothèque nombreuse. Quelques savants vinrent philosopher dans notre retraite. Nous eûmes deux ans entiers le célèbre Koënig, qui est mort professeur à la Haye, et bibliothécaire de Mme la princesse d’Orange. Maupertuis vint avec Jean  Bernouilli ; et dès lors Maupertuis, qui était né le plus jaloux des hommes, me prit pour l’objet de celte passion qui lui a été toujours très-chère.

 

J’enseignai l’anglais à Mme du Châtelet, qui au bout de trois mois le sut aussi bien que moi, et qui lisait également Locke, Newton et Pope. Elle apprit l’italien aussi vite ; nous lûmes ensemble tout le Tasse et tout l’Arioste. De sorte que quand Algarotti vint à Cirey, où il acheva son Neutonianismo per le dame, il la trouva assez savante dans sa langue pour lui donner de très-bons avis dont il profita. Algarotti était un Vénitien fort aimable, fils d’un marchand fort riche ; il voyageait dans toute l’Europe, savait un peu de tout, et donnait à tout de la grâce.


 

Électrique, comme toujours : quod erat demonstrandum...

 

 

(Voltaire, Mémoires pour servir à la vie de Voltaire écrits par lui-même, 1759, édition du Mercure de France, collection Le Temps retrouvé, 1965)

28 septembre 2011 3 28 /09 /septembre /2011 06:00

 

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Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats.

 

 

J'étais en train de lire au soleil dans le jardin quand la sonnette de la porte cochère a retenti.

 

Un garçonnet, cartable en bandoulière, tenait un chat tigré dans les bras.

 

- Il est à vous ce chat, Monsieur ?

 

- Euh, non, mon grand, je crois qu'il a ses habitudes dans la maison au coin de la rue.

 

Fier de la mission qu'à l'évidence il s'était confiée, le garçonnet s'éloigne.

 

Un quart d'heure plus tard, nouveau coup de sonnette.

 

- Il n'y a personne dans la maison. Il ne peut pas rester tout seul, ce chat, dehors...

 

- Non, en effet, tu as raison. Voici ce que je te propose : en attendant le retour de ses maîtres, nous allons lui donner du lait.

 

Ses maîtres ? J'aurais pu lui expliquer qu'un chat, même domestique, n'appartient à personne. Jamais. 

 

Mais bon, il arrive que les chats, à la ville comme à la campagne, aient parfois besoin de chaleur humaine...

 

Un moment passe en silence, le garçonnet, le félin et moi.

 

Les propriétaires du chat finissent par revenir et le garçon s'avance bravement pour leur remettre l'animal.

 

Je retourne dans le jardin et me demande lequel de nous deux, le garçonnet ou moi, est le plus heureux de cette belle et bonne action du jour.

 

 

(Charles Baudelaire, L'Horloge in Le Spleen de Paris, 1869)  

25 septembre 2011 7 25 /09 /septembre /2011 06:00

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Vent rapace.

 

Cela faisait un bon bout de temps que je voulais retourner dans cette partie Nord du pays de Galles, revoir certains lieux où John Cowper Powys avait passé les dernières années d'une existence singulièrement intense des points de vue de la création intellectuelle et des voyages en qualité de conférencier itinérant.

 

J'ai bien fait de prendre le premier bus ce matin à la gare routière : six heures pour parcourir une centaine kilomètres ! C'est un trajet artisanal qui, lui, n'a pas changé dans le temps humain et qui me permet de relire, cover to cover (de la première à la dernière page), mon Guide To Wales publié chez l'éditeur Collins dans les années 1950.

 

Il y a soixante places dans le bus et nous sommes une petite troupe de neuf passagers éparpillés sur les sièges : des grands-parents aux visages rosés qui rendent une visite à leurs petits-enfants, un couple silencieux, un jeune loup à l'évidence dans les affaires (ordinateur portable, téléphone pour communication intersidérale, grosse montre bien masculine), deux lycéennes portant l'uniforme (quelle école ?), le chauffeur à large casquette (I am the Master...) et moi.

 

Nous quittons le comté de Powys pour entrer dans celui de Gwynedd. La route serpente au milieu des collines ondulées qui ont viré du vert au gris-bleuté. Avant chaque virage - on se croirait en Corse ou presque -, un panneau indicateur porte la mention Gyrrwch yn ddiogel  (Conduisez avec prudence). À droite, à gauche, les carrières de l'industrie ardoisière s'offrent à nous sur des kilomètres. Autrefois florissante, cette activité, vitale pour toute cette partie pauvre de la Grande-Bretagne, a été, au fil des fermetures et de l'évolution des techniques, transformée en musées. C'est le cas des Llechwedd Slate Caverns, situées dans l'univers minéral de Blaenau Ffestiniog (prononciation approchante : blénaï festiniok), aux portes du Snowdonia National Park, ma destination exclusive aujourd'hui et dernière halte terrestre pour l'auteur d'Apologie des sens.

 

À la descente du bus, sachant qu'il me faudra le reprendre dans une heure pour continuer vers le Nord, je ne traîne pas et me dirige vers le cottage habité par Powys entre 1955 et 1963.

 

Ailinon ! (Trois fois hélas ! en grec, une des expressions favorites de Powys).

 

Je n'étais revenu depuis vingt ans : l'endroit est à présent un ensemble de chambres d'hôtes quatre étoiles. Derrière une fenêtre qui ressemble davantage à une baie vitrée, un homme chauve m'observe avec méfiance. À l'entrée du cottage, une pancarte flambant neuve vante des prestations exceptionnelles, un cadre naturel préservé et l'abondance de pubs dans le bourg proposant une sélection de plats originaux. On ne vas pas s'ennuyer. Qu'aurait pensé John si, dans son rural cottage, il avait disposé d'une machine à laver, d'un lave-linge, de la télévision par satellite, de platines électroniques, de consoles de jeux, de bicyclettes, d'un garage privatif, de barbecues mobiles, d'un patio arboré et de trois salles de bains ?!

 

C'est presque toujours pareil. Il serait temps que je le sache. Ça m'apprendra, une fois de plus. Pourquoi les autorités locales n'ont-elles pas fait de cette maison un conservatoire pédagogique ? Je regarde le cottage pendant cinq minutes puis, taoïste, ce qui aurait sans doute plu à John, tourne les talons.

 

À bord du car qui me porte maintenant à Betws-y-Coed (bétus-eukoïd, littéralement, la chapelle dans les bois), je me réjouis de me replonger bientôt dans le Sens de la culture...

 

 

(John Cowper Powys, In Defense of Sensuality, Victor Gollancz Publisher, 1930, Apologie des sens, traduction de Diane de Margerie, Jean-Jacques Pauvert, 1975 / The Meaning of Culture, Jonathan Cape Publisher, 1929, Le Sens de la culture, traduction de Marie-Odile Fortier-Masek, L'Âge d'homme, 1981) 

21 septembre 2011 3 21 /09 /septembre /2011 06:00

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Sirocco britonnique.

 

Lueur du jour. Le train qui vient de traverser l'élégante cité d'Oxford fonce maintenant vers la côte. La locomotive a la volonté manifeste de rivaliser avec la vitesse du vent qui balaie tout sur son passage. J'aurais pu descendre à cet arrêt, car j'aime bien la ville-université où l'on peut encore croiser Duns Scot ou Thomas Stearns Eliot dans les jardins de Merton College. J'y ai de bons souvenirs. Par exemple, du côté de la Bodleian Library. Ou du côté de la Turf Tavern, Bath Place. Ce sera pour une autre fois. J'ai l'intention de séjourner un ou deux jours, trois au plus, dans la petite station balnéaire de Weymouth située dans le Dorset. Pour mener ce projet à bien, il m'a fallu des préparatifs et des changements d'itinéraires. Ce n'est pourtant pas éloigné de mon point de départ, mais ce n'est pas rien et, au fond, cela m'amuse.

 

La gare, terminus de la South Western Line qui relie Bristol à Londres, a été, me dit la plaque commémorative, entièrement reconstruite dans les années 1980. L'ancien édifice, ne pouvant plus accueillir le flot continu des touristes, méritait sans doute un lifting digne des temps modernes. Je savais que Weymouth avait, depuis belle lurette, un authentique pouvoir d'attraction : John Constable qui est loin d'être un mauvais peintre a souvent arpenté le coin. Ses exquises esquisses, ses croquis sur le vif et ses toiles nous donnent à voir des paysages côtiers plutôt tourmentés en gris et bistres grotesques, au sens premier, qui contrastent avec l'apparente tranquillité du rivage très aménagé d'aujourd'hui.

 

Mais ce n'est pas tant à Constable que je pense ce matin tandis que je me dirige au gré des rafales vers un café à la devanture bleue pour prendre mes marques. Non, j'ai devant les yeux, mentalement parlant, les premières pages de Weymouth Sands :

 

The sea lost nothing of the swallowing identity of its great outer mass of waters in the emphatic, individual character of each particular wave...

 

(La mer ne laissait pas entamer son individualité : de toute l'énorme masse visible de ses eaux, elle restait la mer, entité triomphale, gouffre insatiable en dépit de la fougue que les vagues mettaient à imposer leur caractère individuel...)

 

Ce roman hyperbolique, mon cher John Cowper Powys l'a écrit à des milliers de kilomètres d'ici, dans l'agitation new-yorkaise. Nous sommes en 1934 et John commence à en avoir assez de son existence outre-Atlantique au point de vouloir revenir, en deux temps trois mouvements, au pays - haut en couleur ! - de Galles. À cause de John, j'avais le désir de voir d'assez près à quoi ressemble Weymouth et ses environs.

 

Après le café qui avait un goût de thé, l'air redevenu doux aidant, j'ai marché jusqu'au bout de l'Esplanade -The Esplanade, s'il vous plaît. Je suis resté là un moment à regarder la manœuvre de l'unique ferry qui se portait au mouillage. À quelques encablures, plus au Sud, la presqu'île de Portland dans un nuage d'oiseaux. Activités des uns, activités des autres. Rebroussant chemin - je ne pouvais aller plus loin au risque de tomber directement dans l'eau -, je suis passé devant un gîte géorgien de luxe, a guest house, qui porte le titre exact du roman de Powys. J'entre et me fait donner certains renseignements par une dame qui portait non pas une jupe, mais carrément une robe à motifs écossais. L'endroit ne manquait pas de charme, mais je préfère l'hôtel légèrement en retrait où j'ai réservé une chambre. En effet, parcourant un prospectus à la gare avant d'entrer en ville, comme quoi il faut toujours avoir l'oeil actif, j'avais remarqué toutes sortes de festivités qui, d'après le calendrier, devaient se produire au cours de la semaine dans les parages de la guest house, notamment au Game Zone-Laser Zone. Je craignais déjà le pire. Mon choix était donc le bon.

 

Soir de brume dans ma chambre à l'hôtel.

 

Je fume un cigare Hamlet. Finalement, ,j'aurais déambulé dans la ville toute la journée et vu tout ce que je voulais y voir, empruntant le dédale de ses rues pittoresques derrière le port : Maiden Street, Market Street, Saint Nicholas et Saint thomas Streets, une East Street mais pas de West Street, une Franchise Street et une belle Helen Street. Chez un libraire-antiquaire - la boutique, matières sur matières, était la convergence en un point focal de tout ce qui a été manufacturé en Angleterre depuis au moins un siècle -, je n'ai pas trouvé le moindre bouquin digne d'intérêt. Ce n'était que de la fiction en tombereaux d'éditions bon marché. Mais, au milieu de ce fatras, j'ai déniché un petit lion de bronze de bon poids que je me suis offert et que je placerai au retour sur les feuillets épars dans l'atelier.

 

J'avais faim et suis reparti, guidé par le hasard. Dans un restaurant propret tenu par un ancien de la Royal Navy, une assiette de fruits de mer et un honnête vin blanc portugais ont composé mon repas. Après le dîner et un whisky offert par le patron en souvenir du Débarquement, j'étais heureux de mon sort. Malgré le vent qui n'avait pas cessé de souffler depuis l'aube et les bancs de brouillard de plus en plus compacts, je ne voulais pas rentrer tout de suite. Sur le pavé, canettes de bière à la main, des groupes de jeunes tapageurs se dirigeaient vers la zone de jeux. J'oblique vers une rue plongée dans une étrange lumière jaune et verte. Une bonne surprise m'attendait : un cinéma. À l'affiche, The Ghost and Mrs Muir, un de mes films préférés et la séance allait débuter. Good ! Je ne pouvais trouver mieux ! Pendant une heure et demie, le vent dehors, le vent sur l'écran, j'étais tantôt Captain Gregg (magistral Rex Harrison), tantôt Lucy Muir (touchante Gene Tierney). Et je n'oublie pas la jeune Nathalie Wood et le délicat George Sanders. Sait-on qu'ils étaient, l'un et l'autre, d'origine russe ? Le Gull Cottage de Mrs Muir me plaît beaucoup dans son retirement à la fois simple et raffiné. Vu les conditions atmosphériques, les scènes de bourrasques, quant à elles, auraient pu être filmées ici, à Weymouth. Sauf que, si ma mémoire est bonne, elles le furent sur la côte de l'océan Pacifique, au Nord de Carmel, en Californie.

 

Le lendemain, préparant mon paquetage, la tête encore pleine de gentils fantômes, je me dis, jetant par la fenêtre un dernier coup d'œil à la ligne d'horizon, que je ferai bien de monter en bus vers le Nord, vers le pays de Galles, vers un ailleurs à revisiter...           

 

 

(Joseph Leo Mankiewicz, The Ghost and Mrs Muir, 1947 / John Cowper Powys, Weymouth Sands, The Overlook Press, 1934, Les Sables de la mer, traduction de Marie Canavaggia, préface de Jean Wahl, Plon, 1959)