Dans le train qui me porte ce matin vers Anvers, je me réjouis de relire ce texte de Voltaire :
J’étais las de la vie oisive et turbulente de Paris, de la foule des petits-maîtres, des mauvais livres imprimés avec approbation et privilège du roi, des cabales des gens de lettres, des bassesses et du brigandage des misérables qui déshonoraient la littérature. Je trouvai, en 1733, une jeune dame qui pensait à peu près comme moi, et qui prit la résolution d’aller passer plusieurs années à la campagne pour y cultiver son esprit, loin du tumulte du monde : c’était Mme la marquise du Châtelet, la femme de France qui avait le plus de disposition pour toutes les sciences.
Son père, le baron de Breteuil, lui avait fait apprendre le latin, qu’elle possédait comme Mme Dacier ; elle savait par cœur les plus beaux morceaux d’Horace, de Virgile, et de Lucrèce ; tous les ouvrages philosophiques de Cicéron lui étaient familiers. Son goût dominant était pour les mathématiques et pour la métaphysique. On a rarement uni plus de justesse d’esprit et plus de goût avec plus d’ardeur de s’instruire ; elle n’aimait pas moins le monde, et tous les amusements de son âge et de son sexe. Cependant elle quitta tout pour aller s’ensevelir dans un château délabré sur les frontières de la Champagne et de la Lorraine, dans un terrain très-ingrat et très-vilain. Elle embellit ce château qu’elle orna de jardins assez agréables. J’y bâtis une galerie ; j’y formai un très-beau cabinet de physique. Nous eûmes une bibliothèque nombreuse. Quelques savants vinrent philosopher dans notre retraite. Nous eûmes deux ans entiers le célèbre Koënig, qui est mort professeur à la Haye, et bibliothécaire de Mme la princesse d’Orange. Maupertuis vint avec Jean Bernouilli ; et dès lors Maupertuis, qui était né le plus jaloux des hommes, me prit pour l’objet de celte passion qui lui a été toujours très-chère.
J’enseignai l’anglais à Mme du Châtelet, qui au bout de trois mois le sut aussi bien que moi, et qui lisait également Locke, Newton et Pope. Elle apprit l’italien aussi vite ; nous lûmes ensemble tout le Tasse et tout l’Arioste. De sorte que quand Algarotti vint à Cirey, où il acheva son Neutonianismo per le dame, il la trouva assez savante dans sa langue pour lui donner de très-bons avis dont il profita. Algarotti était un Vénitien fort aimable, fils d’un marchand fort riche ; il voyageait dans toute l’Europe, savait un peu de tout, et donnait à tout de la grâce.
Électrique, comme toujours : quod erat demonstrandum...
(Voltaire, Mémoires pour servir à la vie de Voltaire écrits par lui-même, 1759, édition du Mercure de France, collection Le Temps retrouvé, 1965)