27 mai 2012 7 27 /05 /mai /2012 06:00

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La plupart des hommes se sentiraient insultés si on leur proposait de les employer à jeter des pierres par-dessus un mur, puis de les jeter dans l'autre sens, dans le seul but de gagner leur salaire. Mais aujourd'hui nombre d'entre eux ne sont pas employés plus utilement...

 

 


Pour m'exciter un peu, je relis ce texte de l'homme à la moustache :

 

Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l’on demandait quel était le caractère général qu’il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c’était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu’il eût pu répondre avec plus de justesse : ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu’il n’est sur la terre qu’une seule fois, en un exemplaire unique, et qu’aucun hasard, si singulier qu’il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d’aussi multiple et d’aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s’en cache, comme s’il avait mauvaise conscience. Pourquoi ? Par crainte du voisin, qui exige la convention et s’en enveloppe lui-même. Mais qu’est-ce qui force l’individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même ? La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c’est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison : les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu’ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues.

 

Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d’opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère, ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires ; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu'il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux.

 

Quand le grand pen­seur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchan­dise fabriquée, qu'ils paraissent sans intérêt, indignes qu'on s'occupe d'eux et qu'on les éduque. L'homme qui ne veut pas faire partie de la masse n'a qu'à cesser de s'accommoder de celle-ci ; qu'il obéisse à sa conscience qui lui dit : « Sois toi-même ! Tout ce que tu fais mainte­nant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n'est pas toi qui le fais, le penses et le désires. »

 

Je me dis : tous autant qu'ils sont, mais à quoi pensent-ils donc ? 

 

 

(Nietzsche, Schopenhauer éducateur in Considérations inactuelles III et IV, Gallimard, 1992) 

 

 

 

23 mai 2012 3 23 /05 /mai /2012 06:00

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Il avait hâte d'écrire. Il écrivait dans toutes sortes de lieux et se fichait pas mal du temps qu'il faisait. Tout ce qui comptait pour lui était de s'assurer de la solidité de son crayon et d'avoir un coin de table sous la main et de capter les beautés du monde...  

 

 

J'aime les deux : la vaste planche de travail et le coin de table.

 

Détestation immédiate pour le bureau. On peut régler les comptes, ses comptes, ailleurs et diversement. 

 

S'il faut les régler...

 

Bureau de vote. Bureau de placement. Deuxième Bureau. Chefs, fâcheux et chefaillons.

 

Semblables logiques. Imparables. Au rebut, le bureau !

 

Dans l'atelier, je m'étonne chaque matin de retrouver debout la grande table en bois de châtaignier bâtie de mes propres mains.

 

Au fil des saisons, les feuillets s'accumulent, les livres s'empilent et les objets se répondent. Le bel espace se cantonne à un coin de table d'un inconfort plaisant.

 

Cette disposition qui peut varier m'amuse comme l'oxymore.

 

Je vis ainsi dans un café ou une gare routière ou un phare ou un aéroport ou une cantine populaire ou un temple ou une hutte ou un bateau ou une bibliothèque ou un poste frontière ou une capitainerie ou un foyer d'opéra ou une tour ou un jardin. Et simultanément partout à la fois.

 

Accoudé à mon coin de table, je sais que dans cette position sans doute peu recommandable, il m'est facile de m'en aller, de fuir, de m'évader.

 

Je me demande : mais qu'y a-t-il donc sous la table ?

 

 

 

20 mai 2012 7 20 /05 /mai /2012 06:00

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J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques...

 

 

Le temps d'une rencontre internationale, je retrouve le printemps de Bordeaux avec bonheur.

 

Une promenade au cœur de la ville gironde, cours de l'Intendance, rue Voltaire, place du Grand-Théâtre.

 

Et, rue Vital-Carles, la librairie de toujours, la librairie Mollat à l'enseigne des arts et des lettres, prolonge mon plaisir.

 

Les heures prennent alors une tout autre densité.

 

Je bois un verre de Saint-Émilion dans le quartier et Montaigne vient me rejoindre.

 

Cela peut être et cela peut ne pas être.

 

Michel, raconte-moi encore ton voyage en Chine...

 

Réjoui, je veux maintenant aller au musée des beaux-arts. Une ou deux choses à vérifier.

 

Non, une seule.

 

Voici : il se dresse devant moi, ce tableau. Taille humaine. Delacroix,1826. Eugène l'a signé à gauche.

 

La Grèce sur les ruines de Missolonghi.

 

Les deux mains féminines écartées qui ne retiennent plus grand'chose.

 

Tout ça pour en arriver là. Allégorique, n'est-ce pas ?

 

Héautontimorouménos.

 

Messianité historique en retournement négatif total. 

 

Les peuples somnolaient, mais le Destin prit soin qu'ils ne s'endormissent point, et l'on vit surgir le fils terrible et inexorable de la nature, l'antique esprit d'Inquiétude. Il s'agita tel le feu qui couve au cœur de la terre et secoue les antiques cités...

 

Je vous en précise la représentation scénique, actuelle et factuelle ?

 

À la faveur d'un ciel anglais, c'est à grandes enjambées que je file vers les jardins, vers les quais, vers le fleuve paisible qui m'appelle et m'emporte vers le large.

 

 

 

16 mai 2012 3 16 /05 /mai /2012 06:00

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Les hommes torchent les lois, les dames s'occupent que du sérieux : l'Opinion ! ...

 

 

Quel printemps !

 

Une amie attentionnée m'invite dans une brasserie pour manger un agneau de lait. Elle hausse les épaules à cet hiver qui a été d'un ennui planétaire et franco-français. Oui, d'une nullité faramineuse. Bordel !

 

Nous sommes sereins.

 

Cuicui. Elle éclate de rire. Non, elle chante de rire à mes gamineries.

 

J'aime cet univers de la restauration, au sens culinaire, dans lequel les classes sociales se trouvent provisoirement brassées. Les cartes de l'éventail sont redistribuées. Nous voici tous deux au bord de l'eau, le sommelier nous apporte un vin de Bordeaux. Monde, demi-monde, monde interlope, temps humain idéal. 

 

Comme je suis gentil -je suis toujours très gentil-, je reçois de ses mains d'artiste un cadeau. J'ai été bien sage, as usual, j'ai récolté beaucoup de bons points, j'ai quand même semé la panique en ne récitant pas la leçon qu'il fallait apprendre, ce n'est pas grave, on me pardonne mes manies, mes déraisons, mes accents fantasques. Je suis un petit enfant, c'est sans doute pour cela que je n'ai jamais été seul, surtout du point de vue de l'amour.

 

La preuve.

 

Soleil, péniche, barge, tonnelle, nappes, trilles, vermeil, nuages lointains, cigare, fleurs, oiseaux, Margaux, chaises en rotin, carnet, stylo, baiser.

 

C'est un livre d'art, de peinture, de toiles, de tableaux, ce présent. Effeuillage printanier des chapitres :

 

Vierge Marie, virgo virago, amazones, femme-diable, tentatrice, séductrice, destructrice, dominatrice, prostituée, entremetteuse, sorcière, voyante, mauvaise épouse et mauvaise mère, nu allongé, au miroir, baigneuses, sœur, femme exotique, muse...

 

Cette amie me dit son vœu d'enregistrer bientôt les variations Goldberg. Les bacchanales pianistiques de Bach. Glenn Gould approuve une relecture de son interprétation historique. Je le sais, il me l'a dit en songe. Pendant que nous parlons, on s'agite à l'Assemblée nationale. Comme toujours. Femme, elle me dit l'essentiel, comme toujours.

 

Je lui cite ce passage d'une lettre de Juliette Drouet à Victor Hugo, le protéiforme Victor qu'elle appelle Toto : Toto se serre comme une grisette ! Toto se frise comme un garçon tailleur ! Toto a l'air d'une poupée modèle ! Toto est ridicule ! Toto est académicien !

 

Tout est dit en trois mots. Le Margaux est de velours.

 

Sur la première de couverture du livre d'art, Le déjeuner sur l'herbe, Édouard Manet, 1863. Cette révolution, on peut (ne devrait-on pas ?) la trouver, la voir, l'entendre au musée d'Orsay. À Paris.

 

Et page 2, cette jeune femme en toilette de bal. Great expectations ?

 

La plupart des hommes, dans un état second. Cette femme-ci, cette femme-là, dans un état premier.

 

L'art de bien des femmes.

 

Ce cadeau est le plus beau des liens aux jours de fête.

 

 

(Marta Alvarez González et Simona Bartolena, Les Femmes dans l'art, Hazan, 2010)

 

 

 

13 mai 2012 7 13 /05 /mai /2012 06:00

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Il faut confronter des idées vagues avec des images claires...

 

 

Retour de Londres. Un ami vient me chercher à la descente du train. Là, tout de suite, dans le vaste hall, les voix françaises criardes, les gestes comme égratignés de l'intérieur, les visages totalement inexpressifs. Plus ça change, plus c'est la même chose. De part et d'autre de la sortie, les monumentales cariatides métalliques, quant à elles, restent...de marbre.

 

On s'en fout et on s'engouffre dans un café.

 

- Alors, tu as été voir des films pendant ton séjour ?

 

- Non. Et oui...Tiens, en me baladant du côté de Covent Garden un matin, je suis tombé sur un cinéma, Art et Essai, comme on disait avant 68, n'est-ce pas ?, un cinéma déjà ouvert et À bout de souffle à l'affiche. J'ai eu soudain envie de le revoir, peut-être pour la dixième fois ! J'étais tout seul. Quel luxe ! L'agitation de la capitale dehors et le calme à l'intérieur ! Le titre anglais du film de Godard est Breathless. C'est exactement ça. C'est même meilleur, je trouve, en langue anglaise. Pour nous amuser, je dirais qu'on navigue sans arrêt dans les films de Godard entre à bout de course et à perdre haleine...Les Pieds-Nickelés, référence obsessionnelle, ce ne sont pas les personnages sur l'écran, mais, à la limite, les spectateurs dans la salle...

 

- Et il y a d'autres de ses films que tu as revus ?

 

- J'avais bien aimé Pierrot le fou autrefois. Pierrot n'est d'ailleurs pas le nom du personnage, comme tu le sais, puisqu'il s'appelle en réalité Ferdinand Griffon, Ferdinand que Marianne Renoir, le personnage que joue Anna Karina, s'ingénie à appeler de façon têtue Pierrot. C'est délibéré, bien sûr. Le côté facétieux de Godard, celui qui fait toujours une bonne et vraie blague. Beaucoup de désillusions finalement dans ce film...Les héros modernes, un homme et une femme, une femme qui est toutes les facettes d'une femme, aimante, cruelle, douce, acide, ces héros, donc, sont archi-fatigués sur fond de pins parasols ensoleillés...D'autres films aussi qui ont plutôt bien traversé le temps, Une femme est une femme, Alphaville, Je vous salue Marie, plutôt inattendu et intelligent, Passion ou encore Prénom Carmen avec cette actrice qui a une voix intéressante, Maruschka Detmers. Les femmes de Godard ont-elles été ses muses ? Je pense aussi aux constantes citations d'auteurs, les clins d'œil admiratifs à la peinture...Par exemple, Marianne Renoir dont je viens de parler...La réponse est dans la question...

 

- La Chinoise ?

 

- La Chinoise, oui, tu peux le mentionner, loufoque et sérieux en même temps. Comme le metteur en scène. Très caractéristique de tout ce qui a précédé le tournant culturel et politique de Mai 68. Je me souviens, les scènes de l'appartement rempli de Petits Livres rouges et de citations maoïstes...Bon, humour au troisième degré et plus ! Jean-Pierre Léaud, formidable et très drôle ! Je ne suis pas sûr que l'on entende l'ironie profonde et tendre, après tout, de Godard derrière chacune de ses narrations filmées...Il faut, vois-tu, donner les dates, sinon on ne comprend pas et on passe à côté de l'Histoire. À bout de souffle, c'est 1959. Pierrot le fou, 1965, Prénom Carmen, 1983. Et La Chinoise, 1967. Godard est très attentif au mouvement de l'Histoire et aussi à la capacité qu'on les gens qui ne sont pas encore des individus à raconter leur propre histoire. Surtout ceux et celles qui n'ont jamais pu ou su prendre la parole...Regarde Passion...

 

- Cette période est assez catégorique chez Godard, non ?

 

- Sans doute, mais nécessaire et peut-être inévitable. Quelquefois, dans ce temps charnière précis, on pourrait penser que Godard illustre par ses films, de différentes longueurs d'ailleurs, des films de durée conventionnelle et d'autres qui agissent à la manière de pamphlets, le mot de Picasso, je le cite de mémoire : la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi. Tu saisis ? 

 

- Oui, je vois. D'où le jeu des acteurs basé sur beaucoup d'improvisations...

 

- C'est ça, des improvisations, des discours décalés, des personnages qui parviennent à raconter une histoire singulière...Godard fait voir et entendre que l'outil de travail du comédien, c'est lui-même et rien d'autre...Tout en reconstruisant au passage l'histoire du cinéma...  

 

- Quel hasard ! Nous parlons de Godard et je viens juste de finir la lecture d'Une année studieuse. C'est le récit par Anne Wiazemsky de sa rencontre avec Jean-Luc Godard en 1966. Je l'ai dans mon sac, je te prête, si tu veux. C'est un bon bouquin, sensible, humour, drôlerie...Anne Wiazemsky s'appuie sur son journal...Tu as une plongée dans la coulisse des évènements de l'époque. On peut tout à fait imaginer la scène, les scènes...Pas facile d'être la petite-fille de François Mauriac ! Elle cherche, elle se cherche et travaille dur à son émancipation féminine ! C'était un autre monde dont on n'a plus idée...L'entrevue entre Mauriac et Godard, ce dernier venu lui demander la main de sa petite-fille ! Il y a aussi un beau portrait du philosophe Francis Jeanson, un peu perdu de vue aujourd'hui...Anne Wiazemsky qui doit repasser son bachot surmonte sa timidité et lui demande carrément de l'aider à préparer l'épreuve de philosophie au rattrapage ! On y découvre un Godard attachant malgré ses défauts, ses difficultés à vivre...À propos de La Chinoise, le tournage a eu lieu en partie dans le propre appartement du couple Wiazemsky-Godard ! Et ce passage comique à la fin du livre où Jean Vilar, le grand Vilar, chargé de présenter le film au festival d'Avignon, s'enferre à l'appeler La Tonkinoise !

 

- Maintenant que tu me racontes ça, connaissant un peu les protagonistes, je me dis que La Tonkinoise et le petit soldat ferait un excellent titre de roman !

 

 

(Anne Wiazemsky, Une année studieuse, Gallimard, 2011 / Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Gallimard, 2006)

 

 

 

9 mai 2012 3 09 /05 /mai /2012 06:00

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Je ne peux exprimer convenablement que la pensée que j'aime à exprimer...

 

 

 

Extrait d'un entretien donné à un périodique de langue anglaise au tournant du XXIe siècle 

 

(...)

 

- Lorsque nous nous étions rencontrés la première fois, vous m'aviez dit tenir un journal.

 

- Oui, je tiens un journal depuis longtemps, je ne compte plus les années, ou plutôt si. Je sais exactement que j'ai commencé à noter pour y voir clair et mieux comprendre toutes sortes de choses, des pensées, des choses vues, des fragments de conversations, des voix, des gestes, des situations, autour de mes dix ans. J'écris, en fait, depuis que je sais lire. Ce qui ne va pas forcément de soi...

 

- De quoi s'agit-il ?

 

- Prenez, par exemple - je vais prendre cet exemple, car, au fond, il est significatif de la période actuelle -, la masse d'ouvrages, et pas que des romans, publiés chaque rentrée automnale à Paris, à Londres, à Rome ou à Francfort, vous savez, la Foire de Francfort, toute cette fiction comme on dit  dans le monde anglo-saxon, entendez-vous vraiment un ton singulier, une résonance juste, un style évocateur, dès les premières pages ? Et surtout, l'annonce d'un quelconque horizon ? La réponse est non à 95%. Preuve s'il en est que ce sont, la plupart du temps, des pseudo-livres bricolés par de pseudo-écrivains qui sont autant de pseudo-lecteurs.

 

- Vous allez vous faire des amis !

 

- C'est une réalité éditoriale. Sur le plan économique, les maisons d'édition tournent de nos jours avec 95% de grosse cavalerie, trompettes et fanfares en prime, cette falsification, j'ajoute, sans vergogne, de la littérature, ce n'est pas la puissance de la création, ce sont les lettres en marchandise, et avec à peine 5%, je suis encore gentil, de véritables auteurs qui ont quelque chose de valable à proposer à un public pas trop massivement abruti, un peu exigeant. Par ailleurs, l'arrivée récente en Europe, après le continent nord-américain, de nouvelles technologies, je pense aux réseaux, à l'Internet, au monde des écrans, va contribuer à faire bouger les lignes, à modifier, à mon sens durablement, l'acte de lire et donc l'acte d'écrire. J'en suis persuadé. Je vous donne rendez-vous dans dix ans et nous verrons bien ! *

 

* 2012, c'est tout vu.

 

 

(...)

 

 

- Parlons de l'aspect matériel de vos journaux. Je vois des carnets et des cahiers de toutes les tailles. Certains semblent avoir beaucoup voyagé...

 

- Ah, la matérialité spirituelle des choses, si je peux dire. J'aime le format 10 x 18 du carnet, spiralé ou broché.  On peut le glisser aisément dans n'importe quelle poche et par tous les temps. Mais mon format préféré est celui du cahier asiatique A6, le rouge et le noir de la couverture à jamais liés. On a commencé à le voir apparaître, ce cahier destiné à l'origine au brouillon, un peu partout en Europe dans les années 60 en propagation suave de Chine populaire. Tiens, tiens... Je suis sensible à l'odeur que ce papier particulier dégage, une odeur de bambou et de rizière, et au toucher du feutre d'encre noire sur ses pages. C'est par fournées que ces cahiers d'Orient entrent dans mon atelier occidental. Un de mes amis dit que c'est ma contribution personnelle au maoïsme. Il plaisante, bien sûr. Vous les voyez là, bien rangés, sur les planches en châtaignier, avant, qui sait ?, de repartir mentalement vers l'extrême de l'Orient. Cette idée d'un va-et-vient géographique et intellectuel entre ces deux polarités me plaît beaucoup. Sans verser dans une forme de fétichisme, je réserve les cahiers chinois à l'enregistrement, parfois sélectif, des expériences quotidiennes qui peuvent, plus tard, provoquer des développements inattendus - provisions potentielles en vue de projets divers. Des cahiers d'école sans école en perpétuelle recréation.

 

- Et il y a vos carnets. J'ai dans la main celui de l'un de vos voyages en Inde. C'est assez impressionnant, ça pousse dans tous les sens !

 

- N'est-ce pas ? Le carnet, lui, est présent constamment. Les ramures de mes heures souterraines sont là. D'où son aspect essentiellement géologique. Mais on traverse aussi le temps aérien. On y trouve ces fameuses observations auditives et visuelles que je mentionnais au début de notre entretien, notées très rapidement, presque en style télégraphique, dans toutes les circonstances probables et improbables, des cartes ou des plans de villes griffonnés, des rencontres, des indications de trajets, des tickets de bus, des billets de trains, des notes de restaurants, des découpes de magazines, des reproductions de tableaux, des lectures, des listes, des passages de textes écrits avant le départ, des tentatives de dessins ou d'aquarelles, des feuilles d'arbres, du sable, des plumes d'oiseaux, parfois des pièces de tissus...C'est l'aspect anecdotique, mais aussi important pour moi, puisque c'est mon existence et pas celle d'un autre. Ce sont des baromètres ou des sismographes très fiables, ces carnets, je sais précisément quand je vais bien et quand je me fais un sang...d'encre !

 

- Aux feuilles des carnets viennent s'ajouter d'autres notes sur des morceaux de papier...


- Oui, entre les pages des carnets, vous allez trouver des bouts de papier, simplement glissés, d'autres maintenus par du ruban adhésif. Ah, mes bouts de papier, qui, eux aussi surchargés de vérités immédiates jaillies du hasard, vont constituer une couche supplémentaire de sédiments. La nature est très présente dans ces carnets. À commencer par les traces de pluie ou de neige ! Et la marque des vents sur les pages cornées ! Mais qu'est-ce que cette nature ? C'est  mon moi, une fois les bavardages dépassés, injecté en solution - ou plutôt en dissolution, si vous me permettez ce jeu de mots -, dans cette plume, dans cette feuille, dans ces grains de roche. Étrange ? Pas tant que cela si l'on sait devenir le chamane, en quelque sorte, de sa propre vie. De cet ensemble que vous appelez foisonnant et multiforme se dégage en silence, quand même, malgré tout, une idée, certes encore fragile, mais une idée d'organisation. Tout un monde encore magmatique, des contours mouvants, des lignes rhizomatiques - chaque carnet a sa trajectoire individuelle, OK -, et en même temps, de carnet en carnet, une ritournelle connue, cet accent que je sais unique pour moi, s'y entend.

 

- Vous arrive-t-il de penser à tel ou tel écrivain lorsque vous rédigez  votre journal ?

 

- Parmi tous ceux et celles, diarists, je pense souvent à mon ami Thoreau et reviens fréquemment à ce corpus très dense, très vivant, très radical sous certains aspects, qu'est son Journal qu'il a tenu, vous le savez, pendant près d'un quart de siècle, de 1837 à 1861, sur plusieurs milliers de pages. C'est d'ailleurs son ami Emerson qui lui a suggéré cette idée. Le Journal, par la richesse de ses contenus, la diversité des approches thématiques et sa profondeur de vue, est la terre originelle complètement originale d'où Thoreau extrait les matériaux propices par exemple pour préparer ses conférences - et Thoreau est un conférencier  mémorable ! -, ainsi que pour mettre en chantier d'autres œuvres.  L'intime du journal ? Laissons à présent, voulez-vous ?, la parole à Thoreau : Que le flot de chaque jour laisse un dépôt sur mes pages, comme il laisse du sable et des coquillages sur le rivage. Autant de terre ferme de plus. Ceci pourrait être le calendrier des marées de l'âme...

6 mai 2012 7 06 /05 /mai /2012 06:00

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Ce pourrait être le titre d'un tableau de Fragonard ou de Watteau... 

 

 

Étourdissement, s. m. (Médecine) :  C’est le premier degré du vertige : ceux qui en sont affectés, se sentent la tête lourde, pesante ; semblent voir tourner pour quelques moments les objets ambiants, & sont un peu chancelants sur leurs pieds : symptômes qui se dissipent promptement, mais qui peuvent être plus ou moins fréquents.


Cette affection est souvent le commencement du vertige complet ; elle est quelquefois l’avant-coureur de l’apoplexie, de l’épilepsie : elle est aussi très communément un symptôme de l’affection hypocondriaque, hystérique, des vapeurs. Voyez en son lieu l’article de chacune de ces maladies. 

 

Et donc :

 

Étourdi, adj. (Morale) : Celui qui agit sans considérer les suites de son action ; ainsi l’étourdi est souvent exposé à tenir des discours inconsidérés.


Il se dit aussi au physique, de la perte momentanée de la réflexion, par quelque coup reçu à la tête : il tomba étourdi de ce coup. On le transporte par métaphore à une impression subitement faite, qui ôte pour un moment à l’âme l’usage de ses facultés : il fut étourdi de cette nouvelle, de ce discours.


 

L'un : Vraiment ? Avons-nous fait d'un défaut perfection ? Je parle à mon bonnet, bien entendu...Enfin...Vous êtes sûr ? Alors, tout est bien qui commence...bien !


 

L'autre : Oui, savourons sans barguignier cet élixir du temps présent ! Si terre en vue, embarquons-nous ! Que les transports nous soient agréables !

 

 

 

(Denis Diderot et Jean Le Rond d'Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751)

 

 

 

2 mai 2012 3 02 /05 /mai /2012 06:00

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Bourrasque équinoxiale qui balaie tout sur son passage...

 

 

L’Aurore, s’échappant des bras du beau Tithon,
Surgit pour éclairer et le ciel et la terre.
Les dieux de s’assembler, sous le regard sévère
De Jupin darde-foudre et maître en tout canton.
Minerve leur redit les fatigues d’Ulysse
Qui, captif de la nymphe, était son grand souci :


« Père Zeus, et vous tous, béats siégeant ici,
Que désormais nul roi, sceptrigère d’office,
Ne soit bon, clément, doux, ami de l’équité,
Mais qu’il se montre dur et constamment injuste,
Puisque là-bas chacun oublie un prince auguste,
Parmi ce peuple grec qu’en père il a traité.
En proie à la douleur, il gémit dans une île,
Aux mains de Calypso qui le tient prisonnier.
Il ne peut rallier son patrien asile,
N’ayant aucuns vaisseaux, pas même un nautonnier,
Pour l’aider à franchir l’immensité marine.
Ores les Prétendants vont tuer de concert
Son cher fils au retour ; car d’Ulysse il s’enquiert
Dans la sainte Pylos, à Sparte la divine. »


  En ces mots riposta le recteur sourcilleux :


« Ma fille, de tes dents quelle parole glisse !
N’as-tu pas décidé de toi-même qu’Ulysse
Rentrerait dans sa ville et se vengerait d’eux ?
Dûment, comme tu sais, dirige Télémaque,
Afin qu’en ses foyers il retrouve un abri,
Et que ses noirs chasseurs, déçus, voltent casaque. »

Il dit, et stimulant Hermès, son fils chéri :


« Hermès, en tout besoin notre courrier rapide,
Instruis de mon arrêt la Nymphe aux longs cheveux,
Concernant le retour d’Ulysse l’intrépide.
Qu’il parte, sans l’appui des hommes ni des dieux ;
Mais seul, sur un radeau, souffrant mille misères,
Qu’au sol gras de Schérie il aborde en vingt jours
Chez les Phéaciens qui sont presque nos frères.
Tous viendront, comme un dieu, l’honorer au parcours,
Et le rendront par mer à sa chère peuplade,
Comblé de plus d’effets, d’or, d’airain, d’objets d’art,
Qu’il n’en eût rapporté du sac de la Troade,
En rentrant sain et sauf avec sa quote-part.
À ces conditions, sur ses rives natales,
Sous son toit, près des siens, il pourra revenir. »

(...)

 

 

Bien à l'abri, car prévoyant, dans la crique indienne aux eucalyptus, j'ouvre l'Odyssée une fois encore et pense à Calypso.

 

Les grands arbres à l'écorce blanche derrière moi et la fameuse nymphe sont êtres de mystères, liés par leur origine.

 

Ulysse, polutropos, parvient à bâtir son radeau et à s'échapper de l'île parfumée. Gros chagrin : Calypso, inconsolable, perd son aptitude au chant.

 

On a beau connaître l'histoire par cœur, on y revient toujours.

 

Monde de la ruse, de l'artifice, de la dissimulation. Des grottes et des cavernes. Des cachettes et des secrets.

 

Homère a raison : un peu de mythologie n'est pas nocif.

 

 

 

29 avril 2012 7 29 /04 /avril /2012 06:00

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The proof of the pudding is in the eating.

 

 

La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri II. Ce prince était galant, bien fait, et amoureux : quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n’en était pas moins violente, et il n’en donnait pas des témoignages moins éclatants.

 

Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations : c’était tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements. Les couleurs et les chiffres de madame de Valentinois paraissaient par-tout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir mademoiselle de la Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier.

 

La présence de la reine autorisait la sienne : cette princesse était belle, quoiqu’elle eût passé la première jeunesse ; elle aimait la grandeur, la magnificence, et les plaisirs. Le roi l’avait épousée lorsqu’il était encore  duc d’Orléans, et qu’il avait pour aîné le dauphin, qui mourut à Tournon ; prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la place du roi François 1er, son père.

 

L’humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur à régner. Il semblait qu’elle souffrît sans peine l’attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n’en témoignait aucune jalousie ; mais elle avait une si profonde dissimulation, qu’il était difficile de juger de ses sentiments ; et la politique l’obligeait d’approcher cette duchesse de sa personne, afin d’en approcher aussi le roi. Ce prince aimait le commerce des femmes, même de celles dont il n’était pas amoureux. Il demeurait tous les jours chez la reine à l’heure du cercle, où tout ce qu’il y avait de plus beau et de mieux fait de l’un et de l’autre sexe ne manquait pas de se trouver.

 

Jamais cour n’a eu tant de belles personnes et d’hommes admirablement bien faits ; et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Madame Élisabeth de France, qui fut depuis reine d’Espagne, commençait à faire paraître un esprit surprenant, et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine d’Écosse, qui venait d’épouser M. le dauphin, et qu’on appelait la Reine Dauphine, était une personne parfaite pour l’esprit et pour le corps ; elle avait été élevée à la cour de France, elle en avait pris toute la politesse ; et elle était née avec tant de dispositions pour toutes les belles choses, que, malgré sa grande jeunesse, elle les aimait  et s’y connaissait mieux que personne. La reine, sa belle-mère, et Madame, sœur du roi, aimaient aussi les vers, la comédie, et la musique. Le goût que le roi François 1er avait eu pour la poésie et pour les lettres régnait encore en France ; et le roi, son fils, aimant les exercices du corps, tous les plaisirs étaient à la cour. Mais ce qui rendait cette cour belle et majestueuse, était le nombre infini de princes et de grands seigneurs d’un mérite extraordinaire. Ceux que je vais nommer étaient, en des manières différentes, l’ornement et l’admiration de leur siècle.

 

(...)

 

 

On peut avoir l'envie de lire la suite.

 

Ça s'est vu de céder à son désir...

 

 

(Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, Le Livre de Poche, 1973)

 

 

 

25 avril 2012 3 25 /04 /avril /2012 06:00

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Words, words, words...


 

 

Frimas d'avril dans la forêt.

 

La yeuse exécute un zapatéado en agitant ses feuilles piolées.

 

C'est dit : les maries-salopes de la côte ne seront pas nées de ton bois.

 

Les dévoirants n'ont qu'à bien se tenir : à blanc-étoc ils seront.

 

Printemps approche.

 

Toutes terres bientôt exondées.

 

Le douzil fendu qui annonce le vin frais.

 

Bejannies et quolibets fuseront.

 

Empan allongé des jours.

 

De plein air, la manécanterie.

 

Oblations, oblations, oblations...

 

Un rouan se joint à la fête.

 

En tapinois, une Suzon nargue son amant.

 

Vartigué ! Tu es une drôlesse !

 

Les trivelinades des fripons n'ont plus cours.

 

La statère du peuple est juste.

 

Tournez casaque vaguemestres !

 

Bêtes aumailles, faites bombance !

 

Blondins et aujoulets s'amusent enfin.

 

Une rouffle encore pour cet odieux attrape-minon.

 

Le quidam durchéant n'en peut mais.

 

Triades symboliques, ennéades magiques.

 

Escamanc !

 

Hale-boulines : déguerpissez !

 

Lagrimoso, Messire Josse rend les bijoux du temps.

 

Que Maufait t'accompagne !

 

Foulons aujourd'hui le rain giboyeux.

 

Salignons négines dans la bouche.

 

Bals et popines et toute la rocambole !

 

Cette pierre smaragdine dans ta main.

 

Turlututaines nouvelles.

 

La venette s'en est allée : ocieuses les heures.

 

Amour pancreste des cimes.

 

Vois mon tarbouch ! Vois mon calicot !

 

Adamantins, nous resterons !

 

Josteor, mon grimoire vanant est rempli.

 

 

 

Ab hoc et ab hâc, ce conte ?