Il faut confronter des idées vagues avec des images claires...
Retour de Londres. Un ami vient me chercher à la descente du train. Là, tout de suite, dans le vaste hall, les voix françaises criardes, les gestes comme égratignés de l'intérieur, les visages totalement inexpressifs. Plus ça change, plus c'est la même chose. De part et d'autre de la sortie, les monumentales cariatides métalliques, quant à elles, restent...de marbre.
On s'en fout et on s'engouffre dans un café.
- Alors, tu as été voir des films pendant ton séjour ?
- Non. Et oui...Tiens, en me baladant du côté de Covent Garden un matin, je suis tombé sur un cinéma, Art et Essai, comme on disait avant 68, n'est-ce pas ?, un cinéma déjà ouvert et À bout de souffle à l'affiche. J'ai eu soudain envie de le revoir, peut-être pour la dixième fois ! J'étais tout seul. Quel luxe ! L'agitation de la capitale dehors et le calme à l'intérieur ! Le titre anglais du film de Godard est Breathless. C'est exactement ça. C'est même meilleur, je trouve, en langue anglaise. Pour nous amuser, je dirais qu'on navigue sans arrêt dans les films de Godard entre à bout de course et à perdre haleine...Les Pieds-Nickelés, référence obsessionnelle, ce ne sont pas les personnages sur l'écran, mais, à la limite, les spectateurs dans la salle...
- Et il y a d'autres de ses films que tu as revus ?
- J'avais bien aimé Pierrot le fou autrefois. Pierrot n'est d'ailleurs pas le nom du personnage, comme tu le sais, puisqu'il s'appelle en réalité Ferdinand Griffon, Ferdinand que Marianne Renoir, le personnage que joue Anna Karina, s'ingénie à appeler de façon têtue Pierrot. C'est délibéré, bien sûr. Le côté facétieux de Godard, celui qui fait toujours une bonne et vraie blague. Beaucoup de désillusions finalement dans ce film...Les héros modernes, un homme et une femme, une femme qui est toutes les facettes d'une femme, aimante, cruelle, douce, acide, ces héros, donc, sont archi-fatigués sur fond de pins parasols ensoleillés...D'autres films aussi qui ont plutôt bien traversé le temps, Une femme est une femme, Alphaville, Je vous salue Marie, plutôt inattendu et intelligent, Passion ou encore Prénom Carmen avec cette actrice qui a une voix intéressante, Maruschka Detmers. Les femmes de Godard ont-elles été ses muses ? Je pense aussi aux constantes citations d'auteurs, les clins d'œil admiratifs à la peinture...Par exemple, Marianne Renoir dont je viens de parler...La réponse est dans la question...
- La Chinoise ?
- La Chinoise, oui, tu peux le mentionner, loufoque et sérieux en même temps. Comme le metteur en scène. Très caractéristique de tout ce qui a précédé le tournant culturel et politique de Mai 68. Je me souviens, les scènes de l'appartement rempli de Petits Livres rouges et de citations maoïstes...Bon, humour au troisième degré et plus ! Jean-Pierre Léaud, formidable et très drôle ! Je ne suis pas sûr que l'on entende l'ironie profonde et tendre, après tout, de Godard derrière chacune de ses narrations filmées...Il faut, vois-tu, donner les dates, sinon on ne comprend pas et on passe à côté de l'Histoire. À bout de souffle, c'est 1959. Pierrot le fou, 1965, Prénom Carmen, 1983. Et La Chinoise, 1967. Godard est très attentif au mouvement de l'Histoire et aussi à la capacité qu'on les gens qui ne sont pas encore des individus à raconter leur propre histoire. Surtout ceux et celles qui n'ont jamais pu ou su prendre la parole...Regarde Passion...
- Cette période est assez catégorique chez Godard, non ?
- Sans doute, mais nécessaire et peut-être inévitable. Quelquefois, dans ce temps charnière précis, on pourrait penser que Godard illustre par ses films, de différentes longueurs d'ailleurs, des films de durée conventionnelle et d'autres qui agissent à la manière de pamphlets, le mot de Picasso, je le cite de mémoire : la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi. Tu saisis ?
- Oui, je vois. D'où le jeu des acteurs basé sur beaucoup d'improvisations...
- C'est ça, des improvisations, des discours décalés, des personnages qui parviennent à raconter une histoire singulière...Godard fait voir et entendre que l'outil de travail du comédien, c'est lui-même et rien d'autre...Tout en reconstruisant au passage l'histoire du cinéma...
- Quel hasard ! Nous parlons de Godard et je viens juste de finir la lecture d'Une année studieuse. C'est le récit par Anne Wiazemsky de sa rencontre avec Jean-Luc Godard en 1966. Je l'ai dans mon sac, je te prête, si tu veux. C'est un bon bouquin, sensible, humour, drôlerie...Anne Wiazemsky s'appuie sur son journal...Tu as une plongée dans la coulisse des évènements de l'époque. On peut tout à fait imaginer la scène, les scènes...Pas facile d'être la petite-fille de François Mauriac ! Elle cherche, elle se cherche et travaille dur à son émancipation féminine ! C'était un autre monde dont on n'a plus idée...L'entrevue entre Mauriac et Godard, ce dernier venu lui demander la main de sa petite-fille ! Il y a aussi un beau portrait du philosophe Francis Jeanson, un peu perdu de vue aujourd'hui...Anne Wiazemsky qui doit repasser son bachot surmonte sa timidité et lui demande carrément de l'aider à préparer l'épreuve de philosophie au rattrapage ! On y découvre un Godard attachant malgré ses défauts, ses difficultés à vivre...À propos de La Chinoise, le tournage a eu lieu en partie dans le propre appartement du couple Wiazemsky-Godard ! Et ce passage comique à la fin du livre où Jean Vilar, le grand Vilar, chargé de présenter le film au festival d'Avignon, s'enferre à l'appeler La Tonkinoise !
- Maintenant que tu me racontes ça, connaissant un peu les protagonistes, je me dis que La Tonkinoise et le petit soldat ferait un excellent titre de roman !
(Anne Wiazemsky, Une année studieuse, Gallimard, 2011 / Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Gallimard, 2006)