26 août 2012 7 26 /08 /août /2012 06:00

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Oui l’heure nouvelle est au moins très-sévère.

 

Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. — Damnés, si je me vengeais !

 

Il faut être absolument moderne.

 

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

 

Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de  vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

 

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, — j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; — et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

 

 

(Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, 1873) 

 

 

 

19 août 2012 7 19 /08 /août /2012 06:00

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Soleil levant sur les Andes...

 

 

En Lima... En Lima está lloviendo
el agua sucia de un dolor
qué mortífero! Está lloviendo
de la gotera de tu amor.
No te hagas la que está durmiendo,
recuerda de tu trovador;
que yo ya comprendo.. . comprendo
la humana ecuación de tu amor.
Truena en la mística dulzaina
la gema tempestuosa y zaina,
la brujería de tu "sí".
Mas, cae, cae el aguacero
al ataúd, de mi sendero,
donde me ahueso para ti...

 

 

(César Vallejo, LLuvia, Los Heraldos Negros, 1918)

 

 

 

12 août 2012 7 12 /08 /août /2012 06:00

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Si j'ai du goût, ce n'est guère que pour la terre et les pierres...

 

 

Ciel d'hiver austral.

 

Il ne faisait pas chaud ce matin-là au Thanta Katu, le grand marché à la brocante de ce district populaire de La Paz.

 

Bonnets et chandails étaient une nécessité contre la rigueur. Colorés par l'ancienne saison, les pimentos eux-mêmes se serraient dans les jarres de jute pour résister au froid pointu.

 

Un peu à l'écart, sur deux planches en guise d'étal, un vieil Indien avait disposé toutes sortes de roches, minéraux et pierres. Son visage que fendait un large sourire invitait à la discussion. J'ai donc appris qu'il avait trouvé ces expressions de la nature au gré de courses dans la montagne et qu'il s'était dit que les vendre, pour des prix modiques, sur ce marché en plein air était, somme toute, un commerce comme un autre. Cet Indien était philosophe.

 

J'ai immédiatement été attiré par sa petite collecte de pierres à  images. Les paysages plus ou moins fantastiques, plus ou moins métaphoriques qui montaient des fragments n'offraient pas la splendeur graphique de ceux que l'on peut admirer sur certains exemplaires de marbres toscans. Mais deux ou trois parmi eux ont fini par exercer leur effet onirique sur mon esprit flottant et, pour une poignée de bolivianos, après avoir salué celui qui m'a dit s'appeler Kasa, les trois pierres dans un sac de cuir, je me suis évadé dans un rêve.

 

Évasion, oui, c'est ça.

 

De retour à mon hôtel, lu mentalement cette phrase de Caillois : De tout temps, on a recherché non seulement les pierres précieuses, mais aussi les pierres curieuses, celles qui attirent l'attention par quelque anomalie de leur forme ou par quelque bizarrerie significative de dessin ou de couleur...

 

Vérifié une fois encore : les chemins de l'existence ont la complexité des chemins lithiques.

 

(Roger Caillois, L'Écriture des pierres, Albert Skira, 1970) 

 

 

 

5 août 2012 7 05 /08 /août /2012 06:00

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Altiplano, Altiplano...

 

 

Au Café Mirador (si, si, je n'invente rien...), sur les hauteurs de la ville, un peu de calme et de soleil avant de me replonger dans les beautés de Sucre, la belle baroque.

 

Dans le sac, ce texte au-delà des mers, offert par un ami :

 

Los tres caballos, que me acosaban en el sueño, saltaron de las nubes y cayeron en la pradera, cerca de un lago en cuyas aguas se reflejaba la luna. Los miré a lo lejos, pero al verlos venir a mi encuentro, me eché a correr atravesando montes, ríos y quebradas, hasta que de pronto me escabullí en un huerto de árboles frutales.


Caminé escuchando el retumbar de los cascos. Atravesé un arco iris y aparecí ante una inmensa llanura. En el horizonte se hundía el sol con su rosado resplandor, mientras una bandada de pájaros se dispersaba en el cielo.

Aunque estaba en otro tiempo y lugar, seguía corriendo como empujado por el viento. Di un traspié y caí en redondo. Me levanté de un brinco y seguí corriendo sin volver la mirada.


Los caballos avanzaban al galope. Ninguno llevaba jinete, salvo un cuerno en la frente. Parecían caballos domados, pero no tenían amos. Lucían alas en las patas y en el lomo; eran blancos, fuertes y briosos.


Aunque los tenía cerca, muy cerca, seguía apretando el paso, mientras mis energías se me iban por las piernas. No pensaba sino en ganar distancia. Mas como mis piernas no respondían al ritmo impuesto por mi instinto de sobrevivencia, me dejé caer rendido.


Los caballos me cruzaron. Se detuvieron en seco. Se alzaron sobre sus patas traseras y relincharon lanzando llamas como dragones alados. Los miré desde abajo, lleno de pasmo y espanto. Ellos se acercaron al trote, haciendo crujir los dientes y dando coces en el aire. Me bañaron con una lluvia de babas, mientras me hablaban en un idioma desconocido, con inflexiones de dialectos pretéritos.


—¿Qué quieren? —les dije.


Los caballos se levantaron sobre sus patas traseras, aletearon el colmo de la velocidad y se elevaron al cielo, las alas desplegadas y las crines tendidas al viento.


Al despertar, escuché desplomarse la puerta en medio de una polvareda que se disipó en el ámbito. Mi madre entró en el cuarto, me lanzó una mirada furtiva y dijo :


—¿Dónde están los caballos? 


Me restregué los ojos y limpié el sudor de mi frente.


—¿Qué caballos? —pregunté.

—Los caballos que te perseguían en el sueño —contestó.

 

 

Cette histoire en vaut bien une autre...

 

 

(Victor Montoya, Los caballos, Microzoologias, 2010)

 

 

 

29 juillet 2012 7 29 /07 /juillet /2012 06:00

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Il faut aujourd’hui plus de conditions pour faire un sage, qu’il n’en fallut anciennement pour en faire sept ; et il faut en ce temps-ci plus d’habileté pour traiter avec un seul homme, qu’il n’en fallait autrefois pour traiter avec tout un peuple.

 

(...)

 

La conversation familière doit servir d’école d’érudition et de politesse. De ses amis, il en faut faire ses maîtres, assaisonnant le plaisir de converser de l’utilité d’apprendre. Entre les gens d’esprit la jouissance est réciproque. Ceux qui parlent sont payés de l’applaudissement qu’on donne à ce qu’ils disent ; et ceux qui écoutent, du profit qu’ils en reçoivent. Notre intérêt propre nous porte à converser. L’homme d’entendement fréquente les bons courtisans, dont les maisons sont plutôt les théâtres de l’héroïsme que les palais de la vanité. Il y a des hommes qui, outre qu’ils sont eux-mêmes des oracles qui instruisent autrui par leur exemple, ont encore ce bonheur que leur cortège est une académie de prudence et de politesse.

 

(...)

 

Les gens d’éminent mérite dépendent des temps. Il ne leur est pas venu à tous celui qu’ils méritaient ; et, de ceux qui l’ont eu, plusieurs n’ont pas eu le bonheur d’en profiter. D’autres ont été dignes d’un meilleur siècle. Témoignage que tout ce qui est bon ne triomphe pas toujours. Les choses du monde ont leurs saisons, et ce qu’il y a de plus éminent est sujet à la bizarrerie de l’usage. Mais le sage a toujours cette consolation qu’il est éternel ; car, si son siècle lui est ingrat, les siècles suivants lui font justice.

 

(...)

 

 

 Plus on a de fonds, et plus on est homme. Le dedans doit toujours valoir une fois plus que ce qui paraît dehors. Il y a des gens qui n’ont que la façade, ainsi que les maisons que l’on n’a pas achevé de bâtir faute de fonds. L’entrée sent  le palais, et le logement la cabane. Ces gens-là n’ont rien où l’on se puisse fixer, ou plutôt tout y est fixe ; car, après la première salutation, la conversation finit. Ils font leur compliment d’entrée, comme les chevaux de Sicile font leurs caracols, et puis ils se métamorphosent tout à coup en taciturnes ; car les paroles s’épuisent aisément quand l’entendement est stérile. Il leur est facile d’en tromper d’autres qui n’ont aussi, comme eux, que l’apparence ; mais ils sont la fable des gens de discernement, qui ne tardent guère à découvrir qu’ils sont vides au-dedans.

 

(...)

 

C’est un grand avantage de concevoir bien, et encore un plus grand de bien raisonner, et surtout d’avoir un bon entendement. L’esprit ne doit pas être dans l’épine du dos, ce qui le rendrait plus pénible qu’aigu. Bien penser, c’est le fruit de l’être raisonnable. À vingt ans, la volonté règne ; à trente, l’esprit ; à quarante, le jugement. Il y a des esprits qui, comme les yeux du lynx, jettent d’eux-mêmes la lumière, et qui sont plus intelligents quand l’obscurité est plus grande. Il y en a d’autres qui sont d’impromptu, lesquels donnent  toujours dans ce qui est le plus à propos. Il leur vient toujours beaucoup, et tout bon ; fécondité très heureuse ; mais un bon goût assaisonne toute la vie.

 

(...)

 

 

(Baltasar Gracián, L'Homme de cour, traduction par Amelot de la Houssaie, 1647)

 

 

 

22 juillet 2012 7 22 /07 /juillet /2012 06:00

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Rien n'est plus vivant qu'un souvenir...

 

 

 

Les guitares jouent des sérénades
Que j'entends sonner comme un tocsin
Mais jamais je n'atteindrai Grenade
"Bien que j'en sache le chemin"

Dans ta voix
Galopaient des cavaliers
Et les gitans étonnés
Levaient leurs yeux de bronze et d'or
Si ta voix se brisa
Voilà plus de vingt ans qu'elle résonne encore
Federico García

Voilà plus de vingt ans, Camarades
Que la nuit règne sur Grenade

Il n'y a plus de prince dans la ville
Pour rêver tout haut
Depuis le jour où la guardia civil
T'a mis au cachot

Et ton sang tiède en quête de l'aurore
S'apprête déjà
J'entends monter par de longs corridors
Le bruit de leurs pas

Et voici la porte grande ouverte
On t'entraîne par les rues désertées
Ah! Laissez-moi le temps de connaître
Ce que ma mère m'a donné

Mais déjà
Face au mur blanc de la nuit
Tes yeux voient dans un éclair
Les champs d'oliviers endormis
Et ne se ferment pas
Devant l'âcre lueur éclatant des fusils
Federico García

Les lauriers ont pâli, Camarades
Le jour se lève sur Grenade

Dure est la pierre et froide la campagne
Garde les yeux clos
De noirs taureaux font mugir la montagne
Garde les yeux clos

Et vous Gitans, serrez bien vos compagnes
Au creux des lits chauds
Ton sang inonde la terre d'Espagne
O Federico

Les guitares jouent des sérénades
Dont les voix se brisent au matin
Non, jamais je n'atteindrai Grenade
"Bien que j'en sache le chemin"

 

 

 

(Jean Ferrat, Federico Garcia Lorca, musique de Claude-Henri Vic, Decca, 1968)

 

 

 

15 juillet 2012 7 15 /07 /juillet /2012 06:00

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Souviens-toi...

 

 

Une autre fois, j'avais encore claqué une porte. J'étais très chat écorché à l'époque.

 

Je suis parti sur un chemin plongé dans une brume bien épaisse. Il faisait chaud, il n'y avait pas de vent et les genets en fleurs me servaient de balises. La contradiction avait disparu.

 

J'ai marché longtemps. Ce qu'il y a de bénéfique, c'est qu'avec une telle énergie rageuse, on peut aller loin.

 

Sur la lande, adossé à un monticule, un appentis en dur au fronton duquel j'ai lu le temps d'une éclaircie : Remember...

 

Des années plus tard, j'ai retrouvé l'endroit et l'inscription. Rien n'avait changé. Les lettres lovées dans l'ovale de la pierre avaient gardé la netteté de leurs caractères.

 

Un ami maçon me dit que ce mutus liber est parlant.

 

Une amie psychanalyste me déroule les cycles sensibles de la vie.

 

Un ami écrivain écoute, attentif.

 

Entre-temps, je n'ai plus claqué de porte et suis devenu l'apprenti de ma propre existence. 

 

Et pour bien me souvenir de tout, j'ai appris des dizaines de textes par cœur, dans des langues diverses, et les ai associés à un élément minéral, animal ou végétal.

 

L'art de la connaissance, l'art de la mémoire et l'art de la récitation sont liés. 

 

Au fait, la récitation : un viatique pédagogique pour notre école en déclin ?

 

 

(Frances Amelia Yates, L'Art de la mémoire, traduit de l'anglais par Daniel Arasse, Gallimard, 1975)

 

 

 

11 juillet 2012 3 11 /07 /juillet /2012 06:00

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Je soupçonne que l'espèce humaine - la seule qui soit - est près de s'éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète...

 

 

J'aime les librairies. Et les libraires. Je pense qu'on l'aura un peu compris.

 

Ce matin, je suis aux anges : l'une des plus belles librairies, dans tous les sens, d'Amérique latine, El Ateneo, à Buenos Aires, Avenida Santa Fe, m'offre la joie d'une circumambulation paradisiaque - oui, le centre culturel de la vie vraiment vivante. Rien de provincial, le cosmopolitisme à l'œuvre.

 

Buenos Aires, la baie des vents favorables à toutes les courses, est une cité de pur régal. Ce qui me donne l'occasion de parler, larges avenues ou rues à l'écart, encore une autre langue espagnole, différente de celle que je pratique à New York ou à Madrid.

 

Dans mon sac à dos de marin, El libro de los seres imaginarios, Le Livre des êtres imaginaires, de mon cher lucide Borges - exemplaire aux pages devenues définitivement biscornues, de bourlingage en bourlingage sur les continents de la Terre.

 

Au Río Café, face aux habitués un poil interloqués (quand même...), voici ce que je lis à voix haute :

 

À la différence d'autres animaux fantastiques, le Cheval de Mer n'a pas été élaboré par combinaison d'éléments hétérogènes ; il n'est pas autre chose qu'un cheval sauvage dont l'habitation est la mer et qui foule la terre par les seules nuits sans lune, quand la brise lui apporte l'odeur des juments. Dans une île indéterminée -peut-être Bornéo- les bergers entravent sur la côte les meilleures juments du roi et se cachent dans chambres souterraines ; Sindbad vit le poulain qui sortait de la mer et le vit sauter sur la femelle et entendit son cri...

 

Écrivain public ? Lecteur public ! J'assume !

 

Chaos sensible, je suis aujourd'hui libéré de toutes les formes...

 

 

(Jorge Luis Borges, Le Livre des êtres imaginaires, Gallimard, 1987)

8 juillet 2012 7 08 /07 /juillet /2012 06:00

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Une tautologie, non ?

 

L'amour ne peut être que libre... 

 

Dès l'aurore, au jardin, près de l'eau :

 

 

Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
 À la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
 À la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
 À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
 À la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical
Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
 À la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu.

 

 

(André Breton, L'Union libre in Clair de terre, Gallimard, 1966)

 

 

 

4 juillet 2012 3 04 /07 /juillet /2012 06:00

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Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini...

 

 

Nous sommes à la toute fin des années 1960. Londres est alors en pleine mutation sociologique : ça bouge dans tous les sens. Stratégie ? Dans l'ombre, sans aucun doute. Quoi qu'il en soit, un laissez-faire qui tranche sur la grisaille continentale.

 

À l'isolement volontaire au sein de communes peu ordinaires au fin fond des Rocheuses prôné, non sans raison, par quelques irréductibles - un couple, un chien et une cabane en bois de récupération tous les deux miles -, c'est le mode, la mode, du happening très groupal qui prévaut, pour un oui ou pour un non, downtown London.

 

Cette effervescence, après une décennie moralement difficile, comme à peu près partout en Europe, certains, par conformisme culturel et frilosité politique, finissent par la juger dangereuse : We must keep Britain right ! - Pas de ça chez nous...Réplique inévitable : Keep things left ! - Vive le changement !

 

Ce joyeux babil ambiant m'amusait. Je me rendais vite compte que beaucoup de déclarations fracassantes lancées par tel ou tel artiste en vogue étaient déjà périmées du point de vue de la vraie culture, et qu'en général les comportements des jeunes adultes qui ruaient diversement dans les brancards de l'Old England dénotaient un goût situé massivement au niveau des sucettes. Mais bon, il me fallait trier ce qui flottait sur l'écume et toutes les expressions, individuelles ou coopératives, n'était pas que de pacotille. 

 

Donc, sur la carte du temps, on peut me croiser du côté de Leicester Square, d'Oxford Circus ou de Saint Martin's Lane.

 

Logé hors du tumulte de la capitale dans une famille qui avait fui la répression de l'automne 1956 à Budapest, je prenais le train quasiment chaque jour à la gare de Welling pour arriver, une petite demi-heure après, tantôt à London Victoria, tantôt à Charing Cross Station.

 

Dans mon esprit, Welling rimait avec swinging

 

Les membres de cette famille exilée parlaient un anglais impeccable, buvaient du porto vintage et connaissaient sur le bout de la mémoire des chapitres entiers des plus universels récits du grand Charles Dickens.

 

J'avais, cet été-là, le meilleur des deux voies : la tradition et la transition.

 

L'idée de marcher dans l'odeur d'asphalte chaud me procurait une joie à l'avance et c'est pourquoi, quitte à allonger le pas vers mes quartiers de prédilection, je préférais descendre à la gare de Victoria. J'aimais bien aussi le son des lourdes portières que l'on claquait une fois le train à quai, le sourire des porteurs indiens et le théâtre cockney des infatigables crieurs de journaux.

 

Je sortais à droite pour remonter Victoria Street, - les marchands de tabac, de timbres, de pièces de collection, les boutiques serrées les unes contre les autres, il est cinq heures du soir, dit le clerk, l'employé, je sors du bureau, j'entre et emporte un peu de la grandeur fanée de l'Empire dans ma banlieue -,  puis Westminter Abbey, Big Ben, phare dans la brume estivale, Whitehall et Trafalgar Square enfin.

 

Une autre fois, sur cette avenue, j'ai été invité à découvrir les tours et détours de Scotland Yard. À la fin de la visite, l'un des bobbies m'a offert ce sifflet de policeman reconnaissable entre tous. Je l'ai toujours.

 

J'ai aussi beaucoup fréquenté la National Gallery. Longues conversations muettes avec Gainsborough et Van Gogh. Le porche de Saint-Martin-in-the-Fields ensuite, de l'autre côté de la place, à la fraîcheur duquel je notais avidement mes choses vues dans le musée.

 

Pêle-mêle sur Pall Mall, j'échangeais souvent des cigarettes avec des filles plus extravagantes les unes que les autres qui, revenues de Carnaby Street-frou-frou, étaient incapables d'aligner trois mots sensés. Mariage et ribambelle de gamins, leur destin, ça me sautait aux yeux, était gravé dans le marbre des conventions. Saoulantes quand elles lâchaient le mot revolution à jet continu, voulant sans doute imiter les hommes, pardon, leurs homologues masculins, car incapables de la moindre réforme personnelle. À Berlin, Amsterdam, San Francisco, Rome ou Paris, dans ces heures similaires, d'autres filles, elles bien plus futées.

 

Je les saluais et remontais vers le nord, vers le district que j'estimais infiniment plus sûr des libraires d'occasion. J'ai toujours eu un besoin radical de compagnons vraiment vivants. Revêtus de leur cuir vert et rouge aux titres coruscants, ils me tendaient les bras aux étals de Charing Cross Road. Exultation. Plaisir. C'est dans l'une de ces librairies, l'une des plus fameuses, Marks & Co., que j'ai découvert un de ces bons compagnons, Arabia Deserta écrit par Charles Montagu Doughty en 1888. Je venais de lire The Time of the Assassins : A Study of Rimbaud de mon cher Henry Miller et trouvais dans l'ouvrage de Doughty une coïncidence juteuse à méditer.

 

Dans la bascule des années 1990, une amie m'offre un souvenir romancé, plein de charme, 84, Charing Cross Road, d'une certaine Helene Hanff. Je retrouve instantanément ma librairie-monde et toutes les autres. Les échange épistolaires entre l'auteur et le bouquiniste, matière du livre, forment, pour ainsi dire, l'anagramme de mon corps en mouvement à l'époque.

 

Depuis, Marks & Co. a disparu. L'autre jour, j'ai feuilleté ce petit livre, sans nostalgie mais avec émotion. Est-ce bien moi qui ai vécu tout ça ?

 

 

 

(Helene Hanff, 84, Charing Cross Road, Sphere, London, 1982 / Le Livre de Poche, Paris, 2003 / Barry Miles, In The Sixties, Pimlico, 2003 / Charles Montagu Doughty, Arabia Deserta, Jonathan Cape, 1931 / Henry Miller, The Time of the Assassins : A Study of Rimbaud, New Directions, New York, 1956 - Le Temps des assassins, Denoël, Paris, 2000)