Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini...
Nous sommes à la toute fin des années 1960. Londres est alors en pleine mutation sociologique : ça bouge dans tous les sens. Stratégie ? Dans l'ombre, sans aucun doute. Quoi qu'il en soit, un laissez-faire qui tranche sur la grisaille continentale.
À l'isolement volontaire au sein de communes peu ordinaires au fin fond des Rocheuses prôné, non sans raison, par quelques irréductibles - un couple, un chien et une cabane en bois de récupération tous les deux miles -, c'est le mode, la mode, du happening très groupal qui prévaut, pour un oui ou pour un non, downtown London.
Cette effervescence, après une décennie moralement difficile, comme à peu près partout en Europe, certains, par conformisme culturel et frilosité politique, finissent par la juger dangereuse : We must keep Britain right ! - Pas de ça chez nous...Réplique inévitable : Keep things left ! - Vive le changement !
Ce joyeux babil ambiant m'amusait. Je me rendais vite compte que beaucoup de déclarations fracassantes lancées par tel ou tel artiste en vogue étaient déjà périmées du point de vue de la vraie culture, et qu'en général les comportements des jeunes adultes qui ruaient diversement dans les brancards de l'Old England dénotaient un goût situé massivement au niveau des sucettes. Mais bon, il me fallait trier ce qui flottait sur l'écume et toutes les expressions, individuelles ou coopératives, n'était pas que de pacotille.
Donc, sur la carte du temps, on peut me croiser du côté de Leicester Square, d'Oxford Circus ou de Saint Martin's Lane.
Logé hors du tumulte de la capitale dans une famille qui avait fui la répression de l'automne 1956 à Budapest, je prenais le train quasiment chaque jour à la gare de Welling pour arriver, une petite demi-heure après, tantôt à London Victoria, tantôt à Charing Cross Station.
Dans mon esprit, Welling rimait avec swinging.
Les membres de cette famille exilée parlaient un anglais impeccable, buvaient du porto vintage et connaissaient sur le bout de la mémoire des chapitres entiers des plus universels récits du grand Charles Dickens.
J'avais, cet été-là, le meilleur des deux voies : la tradition et la transition.
L'idée de marcher dans l'odeur d'asphalte chaud me procurait une joie à l'avance et c'est pourquoi, quitte à allonger le pas vers mes quartiers de prédilection, je préférais descendre à la gare de Victoria. J'aimais bien aussi le son des lourdes portières que l'on claquait une fois le train à quai, le sourire des porteurs indiens et le théâtre cockney des infatigables crieurs de journaux.
Je sortais à droite pour remonter Victoria Street, - les marchands de tabac, de timbres, de pièces de collection, les boutiques serrées les unes contre les autres, il est cinq heures du soir, dit le clerk, l'employé, je sors du bureau, j'entre et emporte un peu de la grandeur fanée de l'Empire dans ma banlieue -, puis Westminter Abbey, Big Ben, phare dans la brume estivale, Whitehall et Trafalgar Square enfin.
Une autre fois, sur cette avenue, j'ai été invité à découvrir les tours et détours de Scotland Yard. À la fin de la visite, l'un des bobbies m'a offert ce sifflet de policeman reconnaissable entre tous. Je l'ai toujours.
J'ai aussi beaucoup fréquenté la National Gallery. Longues conversations muettes avec Gainsborough et Van Gogh. Le porche de Saint-Martin-in-the-Fields ensuite, de l'autre côté de la place, à la fraîcheur duquel je notais avidement mes choses vues dans le musée.
Pêle-mêle sur Pall Mall, j'échangeais souvent des cigarettes avec des filles plus extravagantes les unes que les autres qui, revenues de Carnaby Street-frou-frou, étaient incapables d'aligner trois mots sensés. Mariage et ribambelle de gamins, leur destin, ça me sautait aux yeux, était gravé dans le marbre des conventions. Saoulantes quand elles lâchaient le mot revolution à jet continu, voulant sans doute imiter les hommes, pardon, leurs homologues masculins, car incapables de la moindre réforme personnelle. À Berlin, Amsterdam, San Francisco, Rome ou Paris, dans ces heures similaires, d'autres filles, elles bien plus futées.
Je les saluais et remontais vers le nord, vers le district que j'estimais infiniment plus sûr des libraires d'occasion. J'ai toujours eu un besoin radical de compagnons vraiment vivants. Revêtus de leur cuir vert et rouge aux titres coruscants, ils me tendaient les bras aux étals de Charing Cross Road. Exultation. Plaisir. C'est dans l'une de ces librairies, l'une des plus fameuses, Marks & Co., que j'ai découvert un de ces bons compagnons, Arabia Deserta écrit par Charles Montagu Doughty en 1888. Je venais de lire The Time of the Assassins : A Study of Rimbaud de mon cher Henry Miller et trouvais dans l'ouvrage de Doughty une coïncidence juteuse à méditer.
Dans la bascule des années 1990, une amie m'offre un souvenir romancé, plein de charme, 84, Charing Cross Road, d'une certaine Helene Hanff. Je retrouve instantanément ma librairie-monde et toutes les autres. Les échange épistolaires entre l'auteur et le bouquiniste, matière du livre, forment, pour ainsi dire, l'anagramme de mon corps en mouvement à l'époque.
Depuis, Marks & Co. a disparu. L'autre jour, j'ai feuilleté ce petit livre, sans nostalgie mais avec émotion. Est-ce bien moi qui ai vécu tout ça ?
(Helene Hanff, 84, Charing Cross Road, Sphere, London, 1982 / Le Livre de Poche, Paris, 2003 / Barry Miles, In The Sixties, Pimlico, 2003 / Charles Montagu Doughty, Arabia Deserta, Jonathan Cape, 1931 / Henry Miller, The Time of the Assassins : A Study of Rimbaud, New Directions, New York, 1956 - Le Temps des assassins, Denoël, Paris, 2000)