À l'Inde, il faut un peu se donner pour ne pas risquer de glisser en elle sans la saisir...
Bleu océan sur le front de mer.
Logé chez des amis dans ce quartier de la petite France où j'ai mes habitudes, à deux pas de la rue Romain-Rolland, entre les rues, je devrais dire les venelles, Dumas et Suffren, je me lève juste avant l'animation du jour pour flânocher au milieu des chats qui s'étirent sur les toits encore chauds des belles demeures ancestrales de Pondy.
Si j'aime infiniment Cochin et Goa, cités par excellence du métissage, une cure de Pondichéry me remet d'aplomb. Les villes indiennes, ce n'est un secret pour personne, sont, en général, bruyantes. Mais ici, le tintamarre, comme à l'écart de lui-même par inspiration divine, se met aussitôt à votre diapason. Question d'oreille.
Ce matin miniature, aucun être humain en vue. Sur le pavé inégal, je flotte, je crois, aussi soyeusement que les félins parmi les couleurs déjà odorantes d'œillet, de jasmin, de rose - rosa indica - de plumbago, de crossandra, de bougainvillée. La rose, oui, dont je m'approche et que je ne cueille pas : elle vivra son destin.
Karma fondu en nirvāṇa.
Une centaine de mètres dans l'air neuf et j'ai la sensation d'avoir franchi une distance épique. La veille, j'ai assisté à un spectacle de kathakali par une troupe de comédiens ambulants originaires de Trivandrum. Le ramdam était sur la scène. L'histoire se joue encore de moi, c'est évident. Pourquoi aller plus loin ? Tout est là. Tout est dit. Assis en tailleur sur la chaussée, je carpédiémise.
तत् त्वम् असि or तत्त्वमसि. Tat tvam asi. Tu es cette fleur.
Préparant mon bagage dans l'autre grande ville, j'avais, cette fois, un peu hésité quant au choix d'un livre-compagnon. Était-ce la couverture dont la teinte ocre profond m'est si étrangement familière ? Toujours est-il que l'ouvrage, codex geographicus, apparaît à l'instant hors de mon sac et qu'à voix haute j'en lis des passages au gré des pages. Dans la meilleure tradition orale.
Pollen de mantras. En voici quelques-uns, remarquables :
L'Hyphase porte sur ses rives des arbres à peu près pareils à ceux des bords de l'Ister et il en coule un parfum dont les Indiens font un onguent nuptial. Les poissons qu'on appelle paons, ce fleur est le seul à s'en nourrir ; on leur a donné le même nom qu'à l'oiseau parce qu'ils ont une crête d'un bleu sombre et des écailles qui se soulèvent et une queue dorée qu'ils remuent à volonté.
Le lever du soleil, dans les régions situées au-delà de la Ptolémaïde, se produit, dit-on, d'une façon particulière et étrange. D'abord, il n'y a pas, comme chez nous, cette lumière que nous voyons dès l'aurore pendant un temps assez long avant de voir le soleil se lever ; alors que règne l'obscurité de la nuit, le soleil éclate tout d'un coup, et il ne fait jamais jour là-bas avant que le soleil ne soit visible.
Il dit que l'Indus, à la partie la plus étroite de son cours, a quarante stades de largeur et, à la partie la plus large, deux cents. Des Indiens eux-mêmes, il dit qu'ils sont, ou peu s'en faut, les plus nombreux de tous les hommes. Il signale le ver du fleuve, le seul animal qui vive dans ses eaux. Il n'y a pas d'habitat humain au-delà du pays des Indiens.
Et celui-ci, pour moi, parfaite synthèse métaphysique très physique :
Il dit qu'il ne pleut pas aux Indes, mais que le fleuve irrigue le pays.
Repos, à présent, de la parole sur la voie.
Puducherry cosmopolite : cerise sur le gâteau, outre le français et l'anglais, on y parle le tamoul et le tĕlugu.
Je m'y sens bien. Seri seri.
(Michel Photios, Les Codices du merveilleux, traduit du grec par René Henry, Anarchasis Éditions, 2002)