Je soupçonne que l'espèce humaine - la seule qui soit - est près de s'éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète...
J'aime les librairies. Et les libraires. Je pense qu'on l'aura un peu compris.
Ce matin, je suis aux anges : l'une des plus belles librairies, dans tous les sens, d'Amérique latine, El Ateneo, à Buenos Aires, Avenida Santa Fe, m'offre la joie d'une circumambulation paradisiaque - oui, le centre culturel de la vie vraiment vivante. Rien de provincial, le cosmopolitisme à l'œuvre.
Buenos Aires, la baie des vents favorables à toutes les courses, est une cité de pur régal. Ce qui me donne l'occasion de parler, larges avenues ou rues à l'écart, encore une autre langue espagnole, différente de celle que je pratique à New York ou à Madrid.
Dans mon sac à dos de marin, El libro de los seres imaginarios, Le Livre des êtres imaginaires, de mon cher lucide Borges - exemplaire aux pages devenues définitivement biscornues, de bourlingage en bourlingage sur les continents de la Terre.
Au Río Café, face aux habitués un poil interloqués (quand même...), voici ce que je lis à voix haute :
À la différence d'autres animaux fantastiques, le Cheval de Mer n'a pas été élaboré par combinaison d'éléments hétérogènes ; il n'est pas autre chose qu'un cheval sauvage dont l'habitation est la mer et qui foule la terre par les seules nuits sans lune, quand la brise lui apporte l'odeur des juments. Dans une île indéterminée -peut-être Bornéo- les bergers entravent sur la côte les meilleures juments du roi et se cachent dans chambres souterraines ; Sindbad vit le poulain qui sortait de la mer et le vit sauter sur la femelle et entendit son cri...
Écrivain public ? Lecteur public ! J'assume !
Chaos sensible, je suis aujourd'hui libéré de toutes les formes...
(Jorge Luis Borges, Le Livre des êtres imaginaires, Gallimard, 1987)