Il fait très chaud aujourd'hui dans l'atelier, mais je me suis quand même mis en tête de reclasser avec soin des textes que j'avais écrits il y a une dizaine d'années. Je tombe sur celui-ci, en forme d'aphorisme détendu, publié à l'ouverture des années 2000 dans un quotidien belge du soir.
J'en donne l'extrait qui suit. À le relire, je trouve des descriptions, mais pas tant que cela. Sous-jacent à certains moments, plus visible à d'autres, un chemin se dessine. C'est là l'essentiel. Un chemin (de vie) qui est mouvement de soi. Vers ?
Qui sait s'il ne se dégage pas, entre les lignes de ce texte, rétrospectivement, une heureuse prémonition...
- Je ne veux pas aller vivre dans le Nord. Il y fait froid ! Il pleut tout le temps ! La campagne est laide, les villes sont moches ! Non, non !
Combien de fois ai-je entendu cette supplique dans mes oreilles attentives ? Rien de plus faux ou, plutôt, de contrefait -selon moi, bien sûr.
L'une de mes activités me met en contact régulier avec de jeunes et brillants collègues universitaires, parisiens ou méditerranéens, pour qui une première nomination en terre de Flandre équivaut littéralement, dans leur intime, à une relégation aussi sévère que celle que Publius Ovidius Naso, Ovide pour les intimes, a endurée jadis sur les berges du Pont-Euxin, autrement dit la mer Noire. Exil, en effet, il a connu du fait de l'empereur Auguste, en la cité de Tomes, aujourd'hui la Constantza roumaine. En raccourci, une terre des confins. Loin des fastes romains, certes passablement en déclin, au milieu de peuplades barbares, Ovide en a profité, intelligent qu'il était, afin d'entreprendre la rédaction de cette oeuvre subtile, Les Pontiques. Avançons que c'est l'art de s'aimer encore, y compris dans l'adversité.
Ça venait à pic. L'autre semaine, un couple d'amis bruxellois me sachant toujours sur le départ en équipées proches ou lointaines, m'avait invité à faire le tour des bouquinistes le temps d'un week-end sur la charmante place des Sablons. Occasion idéale sur le chemin pour m'arrêter une journée à Lille avant de gagner la Belgique par le rail et de vérifier à nouveau, in situ, par le menu, que le Nord vaut qu'on ne le perde pas.
Ni une ni deux, j'étais dans le train vert à compartiments qui déjà arrivait aux portes de la capitale des Flandres. Lille est à deux heures de Paris grâce aux bons soins de la SNCF. De la capitale, j'avais réservé par téléphone une chambre dans un hôtel proche la grand'place pour une nuit. J'avais fréquenté cet établissement il y a quelques années et l'accueil y avait été chaleureux.
Sortant de la gare, j'ai tout retrouvé : le ciel presque hollandais dont parle Fromentin dans son opus, Les Maîtres d'autrefois, les odeurs de mer et de goudron, la démarche vive et souple à la fois des habitants. Voici un rythme qui commençait bien.
À l'hôtel, j'ai aussi retrouvé ma chambre confortable dont la fenêtre donnait sur une rue qui venait d'être restaurée. Ce n'était pas le seul embellissement que je constatais : la brique des murs, autrefois noircie par les fumées des usines alentour, montrait à présent son éclat rouge si typique à tous. En guise de bienvenue et comme il m'avait reconnu, le patron s'était empressé de m'offrir à une heure pourtant matinale une bière ambrée dans un immense verre à pied que j'ai bue d'un trait. Les voyages et les émotions, ça donne toujours soif.
Rue de la Clé, j'ai marché dans mes pas, jouissant d'un franc soleil et des devantures alléchantes. Je suis allé revoir la charmante vieille bourse aux portiques quasi florentins, puis j'ai eu envie de flâner du côté de l'ancien port, vers la belle demeure du négociant Gilles de la Boë, édifiée au XVIIe siècle.
Je suis resté là un moment avant de repartir, jambes vaillantes, en direction de la place aux Oignons, me perdant volontairement au hasard des rues Doudin, du Cirque, Négrier, Esquermoise, du Vert-Bois, des Trois-Mollettes, des Chats-Bossus et d'Angleterre. Je pouvais presque sentir dans l'air les épices s'échappant des ballots de jute à peine déchargés des anciens canaux qui avaient autrefois composé comme une cartographie hydraulique particulièrement savante en sol mineur.
L'estaminet s'est présenté au bon moment : que choisir entre le waterzoï, la carbonnade de poissons, le potjevleesch ou le lapin aux pruneaux ? Finalement, je me suis régalé d'un hochepot à la flamande accompagné d'une gueuse aux bulles d'or. Cet homme a faim, il faut le nourrir. J'ai dû faire cet effet-là.
Le soir, sur la grand'place qui brillait de mille feux, j'ai regardé le fier monde lillois aller et venir. Après une halte au Furet du Nord, la célèbre librairie indépendante où j'ai eu la bonne fortune de remettre la main sur ce très bon bouquin de Fernand Deligny que j'avais égaré, Les Vagabonds efficaces, Deligny originaire de cette région, j'ai réalisé que cette ville était l'une des rares dans ce pays à être depuis peu administrée, et à l'évidence de belle façon, par une femme. Rendons à César... J'ai ouvert mon calepin pour y consigner ce fait remarquable quand on connaît un peu l'histoire de la France ainsi que deux ou trois autres notations dans le même esprit.
(...)
Il me fallait rentrer à l'hôtel pour préparer la suite de mon voyage. Malgré tout, il fait bon vivre dans le Nord, chers collègues. C'est ce que je me disais à voix haute. Je savais que j'accosterai encore, un jour ou l'autre, à Lille de beauté.
(Ovide, Les Pontiques, Les Belles Lettres, 2003 / Eugène Fromentin, Les Maîtres d'autrefois, Le Livre de poche, 1965 / Fernand Deligny, Les Vagabonds efficaces et autres récits, François Maspero, 1970)