On reproche à ton histoire d'une vie un excès de cohérence, le fait que tout ce qui s'y passe annonce des choses ultérieures. Mais y-a-t-il une seule vie qui ne soit pas tendue vers son avenir ?
C'est mon voyage d'hiver et j'avance en apesanteur dans les contrées froides de ma bibliothèque pour y trouver une âme qui vive. Ce matin, alors que le blanc est bradé un peu partout, envie, massive, de relire quelques pages d'Elias Canetti.
(...) Les Tziganes venaient chaque vendredi. Le vendredi, chez nous, on préparait tout pour le samedi. On nettoyait la maison de haut en bas, les fillettes bulgares filaient en tous sens, dans la cuisine aussi, c'était l'affluence, personne n'avait le temps de s'occuper de moi. J'étais tout seul dans le gigantesque salon, le visage pressé contre la fenêtre donnant sur la grande cour, attendant la venue des Tziganes. J'avais terriblement peur d'eux. Les filles avaient dû, elles aussi, me parler des Tziganes au cours des longues soirées passées dans l'obscurité sur le divan. On disait qu'ils volaient les enfants et j'étais persuadé qu'ils s'intéresseraient spécialement à moi.
Oui, oui, Bohémiens, Tziganes, Gitans, Romanichels, Manouches, emmenez-moi dans le tourbillon de la vie !
Bulgare de naissance, s'exprimant en langue allemande, Juif sépharade, citoyen anglais et, accessoirement, prix Nobel, Elias, écrivain sensible, en proie aux tourments, aura saisi son siècle à la gorge et loué la richesse intellectuelle du vieux continent européen.
Cette phrase, un aphorisme, que je note, vite, sur le carnet : Garder en vie des êtres humains avec des mots, n'est-ce pas déjà comme de les créer par la parole ?
Avant de m'envoler vers Ljubljana, autre territoire de l'homme, enfin un peu de la langue de la vraie littérature !
(Elias Canetti, La Langue sauvée, Histoire d'une jeunesse, 1905-1921, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, Albin Michel, 1980)