La psy hot line ? Vous tombez sur un répondeur téléphonique et la voix vous dit : si vous êtes obsessionnel, appuyez sur le chiffre 3 de manière compulsive, si vous êtes schizo, demandez à la petite voix dans votre tête le numéro qu'il faut composer et si vous êtes parano, ne quittez surtout pas, car on sait d'où vous appelez !
Des lecteurs, intéressés par l'entretien que j'avais accordé l'an dernier à un périodique médical belge et intitulé Médecine, ont souhaité avoir connaissance de ma vision relative, plus spécifiquement, au handicap psychique. La voici.
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- Vous êtes aussi sensible, je crois, à toutes les formes du handicap. Vous m'avez dit que votre père s'était au départ orienté vers la psychiatrie, ce qui touche au fonctionnement du cerveau, ses dérèglements, ses aberrations. Et vous ?
- C'est juste. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, terminant ses études à la faculté, l'une des inscriptions sociales de mon père, sur le plan éthique celle-ci, et pas uniquement, stricto sensu, professionnelle, a été de vouloir venir en aide à celles et ceux qui venaient de vivre un grand traumatisme. La guerre, Hiroshima et Nagasaki, la Shoah. Le champ psychiatrique lui semblait offrir cette possibilité. Mais il a vite déchanté. On ne parlait pas encore de handicap mental, encore moins de handicap psychique, ce qui n'est pas du tout la même chose comme vous le savez. On parlait d'enfermement. Et l'antipsychiatrie était à naître. C'est l'époque aussi où la trajectoire d'Artaud va s'effondrer, je mentionne cette puissante figure intellectuelle à dessein, dans ce contexte précis, Artaud qui va parler de Van Gogh, du monde mouvant et complexe de Van Gogh, dans son Van Gogh ou le suicidé de la société. Mon père avait tout ça en tête quand il a pris la décision de s'orienter par la suite vers la médecine généraliste. À propos de naissance, mon père a été également l'un des introducteurs de la méthode de l'accouchement sans douleur dans notre pays. Je peux en témoigner intimement ! (Rires). Pour revenir à votre question relative au handicap, au cours de ma vie, le hasard, le hasard objectif aurait dit André Breton, m'a mis en contact direct, au sein de ma famille, avec à la fois le handicap mental sous la forme de la psychose infantile et le handicap psychique par l'expression des troubles bipolaires. J'ai vécu ces manifestations intempestives de la vie du cerveau, vous pouvez me croire, de très près. Toute la panoplie des symptômes. Toute la gamme des changements brusques d'état.
- En avez-vous souffert ?
- Que les parents, la famille et les proches en souffrent, c'est évident. À titre personnel, c'était, c'est toujours, un mixte de douleur et...de chance. Je sais que quand je tiens ce propos, on peut sursauter. Mais autre dimension humaine, nouvelle expérience, entrée dans l'inconnu...Mieux vaut être bien construit, c'est sûr, pour ce genre d'équipée vertigineuse...Le handicap psychique, parlons seulement de celui-ci, peut, si l'on est soi-même sensible, avoir des effets dévastateurs sur la...cellule familiale. Je ne vais pas parler de "malades", je vais dire : celui ou celle qui se débat dans cette dimension existentielle-là souffre, en fait, par intermittence. Je parle d'expérience.
- Quelle aide la psychiatrie, en y incluant les médecins de famille et les infirmiers, peut-elle apporter ?
- La psychiatrie fait ce qu'elle peut. Le sort, d'ailleurs, qui lui est aujourd'hui réservé en Europe est consternant. Pas ou peu de moyens, un recrutement en berne, une stigmatisation médiatique et législative des passages à l'acte violents. On retourne à l'enfermement que je viens d'évoquer. Beaucoup de bruit, beaucoup de lourdes confusions. Oui, les familles ont terriblement besoin d'être aidées. Des associations, reconnues d'ailleurs d'utilité publique, s'en chargent. L'éclairage a été porté pendant longtemps et quasi exclusivement sur le patient. Pour autant, citons, par exemple, le travail, novateur, il faut le souligner, mené en France à la clinique de La Borde par Jean Oury accompagné, à des moments divers, par des individualités qui ne laissaient pas indifférent, je pense à Fernand Deligny, Claude Jeangirard ou Félix Guattari. Mais la famille a été trop longtemps tenue à l'écart dans le cadre d'un protocole bienveillant de "soins". La situation évolue, mais lentement.
- De quelle façon, selon vous, la situation évolue-t-elle ?
- Il n'est pas inintéressant, pour ce qui est du handicap en général et du handicap psychique en particulier, de regarder les choses un peu dans le détail. Par exemple, concernant notre pays, en 2005, le législateur a fait évoluer les textes officiels qui étaient, à l'époque, en décalage manifeste avec les réalités du terrain. La législation antérieure qui encadrait la prise en compte humaine, culturelle et sociale du handicap remontait à...1975 ! C'est ainsi que la COTOREP (Commission technique d'orientation et de reclassement professionnel) est devenue la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées). Le vocabulaire institutionnel a changé. Les mots ont leur importance. Les maux aussi, si vous me permettez, qui ont connu, entre-temps, une évolution ou plutôt une dégradation. Depuis quelques années, toutes sortes de nouvelles difficultés matérielles sont apparues, liées, elles, très directement à la crise économique et à la vie de nos sociétés. Ces difficultés peuvent, aujourd'hui, rendre encore plus douloureuse la dimension quotidienne du handicap.
- Toutefois, il semble qu'après plusieurs passages à l'acte violents contre des personnes physiques dans votre pays et un peu partout en Europe, le regard se modifie. Ne serait-ce pas le signe d'un revirement ou d'un renversement négatif de l'opinion publique à l'endroit du handicap mental et du handicap psychique en singularité ?
- Oui. La crainte d'un retour en arrière est fondée : la réforme, cette année, de l'hospitalisation d'office, par exemple, qui est dénoncée dans notre pays par un grand nombre de praticiens dont les psychiatres comme étant un texte de nature sécuritaire. Un amalgame est fait, de propos délibéré, entre délinquance et handicap mental et / ou psychique. Cette confusion est entretenue au plus haut niveau pour des motifs une fois de plus bassement électoralistes. Bon. Que dit la loi de 2005 ? Elle parle de l'égalité des droits et des chances, de la participation et de la citoyenneté des personnes handicapées. La personne handicapée est une personne à part entière, un sujet. Elle n'est pas, elle n'est plus, un élément social non conforme, un boulon défectueux, si vous me passez cette image, qu'il faudrait recycler. Quant aux personnes en situation de handicap, comme disent les textes officiels, elles savent désormais s'organiser en groupements d'usagers influents. Influents, ces usagers des institutions et des services publics, aussi longtemps qu'ils existeront, le sont dans les commissions tant consultatives que décisionnaires. C'est déjà le cas dans d'autres pays de la communauté européenne, la Grande-Bretagne, par exemple. Et ces usagers participent en outre activement à la création et à l'animation, département après département, des GEM, les groupes d'entraide mutuelle, dispositif inscrit dans la loi de 2005, dont l'une des finalités est de lutter contre l'isolement sous toutes ses formes.
- Quel avenir les handicapés psychiques dont vous parlez avec émotion peuvent-ils envisager ?
- Ah ! Pour les handicapés et leurs familles, puisque notre entretien se poursuit dans ce sens, je peux vous assurer que c'est un souci de tous instants et un combat de tous les jours ! Pour ce qui est des familles, dans le cadre des réseaux d'accompagnement de la parentalité, il existe, çà et là, des groupes de parole. Les familles ont un besoin légitime d'écoute, de réconfort et de soutien. Mais, au total, on ne peut pas dire que la société, sous nos climats, en ces temps sombres, réserve aux handicapés mentaux, aux handicapés psychiques et à leurs familles un sort enviable, que les handicapés soient libres de leurs mouvements, placés en curatelle, simple ou renforcée, ou, situation humaine et administrative extrême, en tutelle. Ou alors je me trompe. Oui, c'est un vrai parcours du combattant ! Considérant les familles, les régimes de vie se modifient et cela peut aller, par exemple, de la constitution d'une épargne, au profit d'un proche handicapé, en vue de l'acquisition d'un futur logement à carrément un changement du régime matrimonial des ascendants ! Tout ceci n'a rien d'anodin. Mais, encore qu'il n'y a pas de mais, le plus important de mon point de vue : certains schizophrènes, certains bipolaires, certains autistes ont parfois de ces fulgurances dans leurs discours et leurs façons d'être qui sont, pour moi, comme autant de pieds de nez au langage construit socialement, au formatage des expressions corporelles, ou, pour le dire plus crûment, sans en faire pour autant l'éloge, à l'homme réduit, ça se trouve, à l'état d'automate dans son parc, "enchanté", dit-on. Après beaucoup d'errements et d'errance, certains individus trouvent leur mode d'expression, parfois de façon authentiquement créatrice. Après les orages, un apaisement arrive, temporaire ou sur le long terme, et des possibles peuvent enfin s'ouvrir vers un autre soi...
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