L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux...
Quand, au milieu des années 1980, les trains à grande vitesse ont permis de relier, d'une traite, les points cardinaux des nations, puis des continents, je me suis dit que c'était sans doute très bien pour les gens pressés mais que pour ceux qui l'étaient nettement moins, c'était le début de la fin...Très difficile de lire à bord de ces fusées sur roues. Manque d'air. Manque de place. Manque majuscule. Avons-nous vraiment gagné ?
Je voyage beaucoup à travers le monde grâce au train, moyen de transport pour moi idéal. Je ne m'étendrai pas sur la "poésie du rail" : il s'en trouve des kilomètres dans n'importe quel manuel de littérature pour les classes des premier et second degrés. Je ne citerai pas davantage, pour faire chic, ce roman plutôt réussi de Maurice Dekobra, grand reporter, La Madone des sleepings, vous savez, celui qui a aussi écrit Macao, enfer du jeu. Non, je préfère penser à telle ou telle machine en particulier, telle ou telle ligne, tel ou tel paysage de l'esprit que le trajet a pu faire naître progressivement chez moi.
Invité ce matin à une causerie dans les locaux spacieux de l'université de la belle ville d'Aix-en-Provence, comme s'il pouvait y avoir d'autres Aix ailleurs, il me faut emprunter à nouveau un de ces fameux super express au départ de la gare de Lyon à Paris. Le propre des individus qui pensent et que l'on appelle intellectuels est de ne pas être à un paradoxe près. L'omnibus d'hier et encore d'aujourd'hui, notamment en milieu rural, peut être vite lassant, j'en conviens. Mais je ne néglige rien de ce qui fait le charme des haltes interminables dans la fière campagne de France ou d'Angleterre.
Une fois la gare quittée, je reconnais instantanément, dans le sens descendant comme ascendant, chaque portion de la voie, chaque jeu de signal, chaque nuance du ballast : ici la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges, le gravissement du bassin parisien, la plaine jusqu'à Auxerre, les collines du Mâconnais, là le couloir rhodanien, les Cévennes à gauche, les Alpes à droite, l'ancienne route nationale 7, et le mistral que je devine soufflant fort sur les vergers à l'approche d'Avignon.
Jeune, j'avais une prédilection pour la Flèche d'or, splendide locomotive à vapeur, qui, jusqu'au début des années 1970, dans un raffinement de bon aloi, m'emportait de la gare du Nord vers la divine Albion. Et je revois tous ces trains, tous ces compartiments qui ont gardé la preuve de ma présence passagère : le Paris-Venise, le shinkansen Tokyo-Osaka, l'InterCity Londres-Édimbourg, le Petersbourg-Moscou, le Washington-Boston, et tant d'autres encore, prestigieux ou ordinaires.
Je pourrais me les énumérer tous, raconter, au passage, les moments de cocasserie chaleureuse dans le Транссиб, l'inénarrable Transsibérien, ou dans le train coloré de la Sierra, Lima-Huancayo. Je garde plutôt le souvenir particulier, arrivant à présent à Marseille, de trois trains qui me sont chers pour une foultitude de raisons : le train de la Côte Bleue, estaque, ce mot du Sud, la ligne Inverness-Kyle of Lochalsh, brume, brume, ciels changeants, et le Toy Train des grands enfants qui va de New Jalpaiguri, bourgade surnommée "le trou du cul du monde" par les vrais routards, à Darjeeling, face à l'Himalaya.
Demain, faisant le chemin inverse, je m'offrirai, c'est juré, le petit luxe d'une heure au Train bleu, le célèbre restaurant de la gare de Lyon, et, devant un flacon de Graves, j'accomplirai, une fois n'est pas coutume, un inoubliable voyage ferroviaire immobile.