Un patch de verdure normande et une malle qui déborde de livres rieurs...
L’heure avancée, le courrier qui piaffe dans la cour, l’apéritif qui m’attend pantelant dans sa coupe, tout se conjure pour que j’emprunte à la plume d’autrui ma tâche de ce jour.
Je ne sais pas si mon jeune et vaillant ami Narcisse Lebeau destinait à la publicité l’amicale épistole que je reçus, de lui, ce matin. Je n’ai de son intention qu’un souci relatif.
Et puis, d’ailleurs, je n’ai de comptes à rendre à personne.
Quelques fragments de ladite correspondance :
« Voici que, tel notre vieil ami Deibler, les jours raccourcissent, mon cher Allais, et, je comprends le désir qui te hante, au moment où tu vas rentrer à Paris, de savoir quelles sont les nouvelles modes, les récentes créations de nos grands couturiers, en un mot, ce qu’on devra porter cet hiver, sous peine de passer pour l’avant-dernier des conducteurs de bestiaux.
Côté des hommes : Nulle transformation palpitante, sauf en ce qui concerne le chapeau haut de forme, lequel, désormais, sera à claire-voie, pour permettre à nos élégants d’en faire une volière où prendront leurs ébats des oiseaux multicolores.
Côté des dames, autre barcarolle : sache qu’à partir de l’année prochaine, les jeunes filles ne se marieront plus en blanc. Cette couleur était trop salissante. En effet, une jeune mariée s’était à peine roulée dans le charbon de terre que sa robe n’était plus mettable : d’où dépense incompatible avec la plupart des budgets parisiens.
On adoptera, pour les hyménées, le costume mi-partie vert et rouge, plus économique et d’un effet autrement gai.
Le marquis de Lachaize-Persay qui, jeudi, mariera ses deux filles à Saint-Augustin, a l’intention de leur faire porter le costume de son écurie : casaque bleue, manches et toque cerises. On ne sait encore laquelle des deux, Yseult ou Radegonde, aura l’écharpe dans cette épreuve bien parisienne.
— On a soupé aussi, me disait, l’autre soir, le prince X…, des coiffures de mariées dont la fleur d’oranger fait tous les frais… La fleur d’oranger ! À quoi rime, par le temps qui court, ce prétentieux symbole ?
Et le prince ajoutait :
— Remplacez donc cet emblème usé par une bonne garniture de légumes frais, de légumes de pot-au-feu, de préférence.
Et l’idée a si bien fait son chemin que, déjà, plusieurs de nos grandes modistes viennent d’adjoindre à leur magasin une petite fruiterie.
Ces détails paraîtraient peut-être frivoles à tes lecteurs, mon cher Allais ; n’oublie pas de dire à ceux de tes correspondants qui s’étonneraient de notre sollicitude pour les choses de la mode, que toi et moi sommes dans la vie les derniers refuges du dandysme, et qu’il n’est pas de jour que Dieu fasse — on avouera que le bougre en fait quelques-uns — où nous ne mettions en pratique cette assertion de Beaudelaire : Le véritable dandy doit vivre et mourir devant sa glace (au moins pour ce qui concerne la première partie de cette phrase remarquable).
Permets-moi de terminer par une anecdote qui te montrera que, pendant ton absence, nous n’avons pas cessé d’être le peuple le plus poli et le plus spirituel de la terre.
Pas plus tard qu’hier soir, dans l’omnibus Gare Saint-Lazare-Place Saint-Michel, un jeune homme chauve qui gelait sur la plate-forme est allé offrir sa place à une vieille dame, logée au fond du véhicule.
…À bientôt, mon cher Allais ; je profite de ce que tu es à Honfleur, pour te prier de me rapporter un gros coquillage avec cette inscription : Souvenir de Biarritz.
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- Ton vieux franco-russe,
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- Narcisse Lebeau. »
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Sois tranquille, mon vieux Lebeau, tu auras ta conque.
Te souviens-tu, l’année dernière, quand je suis revenu de Belgique et que je t’ai rapporté un bouchon sur lequel j’avais fait graver ces mots : Souvenir de Liège ?
On était jeune, alors.
(Alphonse Allais, Rose et Vert-Pomme, Paul Ollendorff Éditeur, Paris, 1894)