Y'en a qui tiennent le haut du pavé, moi je tiens le bas du fossé...
L'observation - focale - d'une image sainte peut vous amener à la sérénité parfaite.
Je vais vous faire un aveu : rien ne me plonge autant en une douce léthargie que le spectacle sans heurt d'un balayeur qui passe et repasse son instrument magique dans l'espoir de bien récurer le sol poussiéreux d'une voie.
Quand je suis fatigué - c'est le cas ces jours-ci, puisque tout le monde parle et que plus personne n'écoute -, je connais tel passage à Venise, telle avenue de New York, Moscou ou Buenos-Aires, telle rue de Delhi où je peux m'hypnotiser à loisir. Car il s'agit de cela, un changement d'état mental que je m'administre de façon naturelle, c'est stupéfiant de facilité, qui s'apparente, quant au résultat, à certaines formes de jouissance fétichiste. Il faudra que je pose la question à un ami analyste et à un autre ami neurobiologiste. Je tiens que ma petite manie remonte à l'enfance : place nette, un ordre s'installe, une nouvelle couche de poussière arrive, et le cycle repart. Pas besoin d'insister, on aura compris.
Je sais pertinemment qu'aucun balai ne viendra jamais à bout de la poussière. Remarquez que je ne pointe pas la saleté. Serait-ce mon vocabulaire ? Non. Dans l'atelier, je passe mon fidèle balai indien, branches de genêt solidement nouées, une fois l'an. Pas davantage. Aquoibonisme de bon aloi.
Souvenir : à Jodhpur, or sur bleu, les tas d'ordures que les street sweepers emportaient, inlassablement et sans se plaindre, d'une extrémité de la rue à l'autre. Ils ne font que déplacer le problème, se serait gaussé plus d'un Occidental. C'est vain de le leur dire, bien sûr - ces balayeurs, des femmes en grand nombre et, j'ajoute, opprimées, estiment qu'ainsi leur karma d'intouchables n'est pas offusqué.
Dans les archives du temps, cette photographie d'Amérique que je trouve saisissante où l'on voit deux convicts, des prisonniers de droit commun, plutôt dignes, l'un Noir, l'autre Blanc. Selon le point de vue que vous choisissez, ces hommes donnent l'impression soit de tenir le photographe en respect, soit de défier l'objectif, tous les objectifs. Des objecteurs de conscience ? Qui sait ? Ils sont enchaînés à la même tâche, des fois que les boulets se changeraient en décorations de Noël et que les balais se mettraient à voler vers le large...
Imaginons à présent une autre scène.
Ah ! Celle-ci me plaît beaucoup : matin de Chine sur la place Tian'anmen, une poignée de moineaux saufs, et ce balayeur à sa joie. Un silence de paix céleste.
Mon opium - sans illusion d'optique.