Ah, mon cher Ralph, quand tu t'y mets !
Un certain degré de progrès depuis l'état le plus grossier où l'on trouve l'homme -l'état de celui qui habite dans les cavernes ou sur les arbres, comme le singe; l'état du cannibale, du mangeur de limaçons écrasés de vers et de détritus- un certain degré de progrès au-dessus de ce point extrême s'appelle la Civilisation. C'est un mot vague, complexe, comprenant bien des degrés. Personne n'a essayé de le définir. M. Guizot, écrivant un livre sur la question, ne le fait pas. La civilisation implique le développement d'un homme hautement constitué, amené à une délicatesse supérieure de sentiments, ainsi qu'à la puissance pratique, à la religion, à la liberté, au sens de l'honneur, et au goût. Dans notre embarras à définir en quoi elle consiste, nous le suggérons d'ordinaire par des négations. Un peuple qui ignore les vêtements, le fer, l'alphabet, le mariage, les arts de la paix, la pensée abstraite, nous l'appelons barbare. Et quand il a trouvé ou importé nombre d'inventions, comme l'ont fait les Turcs et les Mores, il y a souvent quelque complaisance à l'appeler civilisé.
Chaque nation se développe d'après son génie, et a une civilisation qui lui est propre. Les Chinois et les Japonais, bien qu'achevés chacun en leur genre, diffèrent de l'homme de Madrid ou de l'homme de New-York. Le terme implique un progrès mystérieux. Il n'en est point, chez les brutes ; et dans l'humanité moderne, les tribus sauvages s'éteignent graduellement plutôt qu'elles ne se civilisent. Les Indiens de ce pays n'ont pas appris les travaux de la race blanche, et en Afrique le nègre d'aujourd'hui est le nègre du temps d'Hérodote. Chez d'autres races, la croissance ne s'arrête pas; mais le progrès que fait un jeune garçon « quand ses canines commencent à percer », comme nous disons -quand les illusions de l'enfance s'évanouissent journellement, et qu'il voit les choses d'une manière réelle et compréhensive - les tribus le font aussi. Il consiste à apprendre le secret de la force qui s'accumule, le secret de se dépasser soi-même. C'est chose qui implique la facilité d'association, le pouvoir de comparer, le renoncement aux idées fixes. Pressé de se départir de ses habitudes et traditions, l'Indien se sent mélancolique, et comme perdu. Il est subjugé par le regard de l'homme blanc, et ses yeux fuient. La cause de l'un de ces élans de croissance est toujours quelque nouveauté qui étonne l'esprit, et le pousse à oser changer. Ainsi à l'origine de tout perfectionnement, il y a un Cadmus, un Pytheus, un Manco Capac - quelque étranger supérieur qui introduit de nouvelles inventions merveilleuses, et les enseigne. Naturellement, il ne doit pas savoir trop de choses, mais doit avoir les sentiments, le langage et les dieux de ceux qu'il veut instruire. Mais c'est surtout le rivage de la mer qui a été le point de départ du savoir, comme du commerce. Les peuples les plus avancés sont toujours ceux qui naviguent le plus. La force que la mer exige du marin en fait rapidement un homme, et le changement de pays et de peuple affranchit son esprit de bien des sottises de clocher.
Où commencer et finir la liste de ces hauts faits de la liberté et de l'esprit, dont chacun marque une époque de l'histoire ?
(Ralph Waldo Emerson, La Civilisation, traduction Marie Dugard, 1911)