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Uppsala, l'éternelle étudiante. Une géographie de la blancheur à proximité du lac Mälar pour huit jours de travail en paix. Le fantôme de Carl von Linné rôde dans les parages et veille sur cette page.
Dans la maison du lac, j'ai mon lot de bons réveils. Je bois du thé, parfois du whisky et ne mange pas de viande de renne. Je préfère voir gambader le bel animal farouche près de la futaie. J'ai apporté deux ou trois choses, dont la Correspondance d'August Strindberg, document très intéressant qui couvre près de quarante ans du polymathe suédois (écrivain en rouge infernal, dramaturge grinçant et peintre du bleu-gris abyssal).
La préfacière sensible écrit : En lisant la correspondance de Strindberg, on a l'impression d'assister en direct à une aventure intellectuelle et affective d'une intensité hors pair. Écrire - y compris des lettres - est pour lui synonyme de réfléchir. Ce mouvement de la pensée se reflète dans chaque mot, dans chaque signe de ponctuation. Scribo ergo sum pourrait être sa devise.
Oui, Strindberg qui a souvent dit que l'éducation fait de chacun de nous une pièce de machine et non pas un individu secoue les lettres en tous sens pour trouver la gestuelle précise de son...être.
En 1873, Strindberg travaille comme apprenti télégraphiste, et, l'année d'après, se met à apprendre la langue chinoise tout en s'occupant du fonds extrême-oriental de la Bibliothèque royale suédoise, la magnifique Kungliga Biblioteket. Sans trop tirer ces éléments biographiques par les cheveux, j'y lis, au pays des frimas qui rendent mélancoliques, la rencontre, pour Strindberg, des signes extérieurs de l'altérité (d'une part, nouvelle technique de communication entre les hommes, tam-tam électrique des temps modernes, et, d'autre part, remontant les siècles, idéogrammes, connaissance des tons, statuaire déroutante, raffinement des soieries, cartes, portulans, et dragons drolatiques). Cette sortie de soi à la découverte de sa propre ponctuation intérieure.
Parmi les lettres, de la même flamme à la brûlure toute nietzschéenne, celle, emblématique, du 28 juin 1875 :
(...)
Vous disiez que, n’ayant pas vraiment vécu, vous
n’avez rien à raconter. Premièrement, ne prenez pas
mes considérations décousues pour des articles de foi.
Deuxièmement, avoir vécu ne signifie pas nécessairement
avoir été actrice, instituteur, émigré, prêtre,
médecin, etc.! Les individus qui ont eu une pareille
existence mouvementée – et qui n’ont pas réussi à y
découvrir une idée générale, ni à trouver un fil conducteur,
ni à comprendre le sens profond de ce qu’ils ont
vu –, ces individus deviennent des mémorialistes ou
bien s’adonnent à la littérature de rail et de vapeur (cf.
Claude Gérard). Toutefois, cela ne signifie pas que
celui qui a des choses importantes à dire ne tirera pas
profit d’une vie agitée : elle lui fournira pour ainsi dire
une garde-robe, des tenues permettant de déguiser ses
pensées – mais rien au-delà !
Vivre : c’est avoir les yeux ouverts – observer avec
attention – réfléchir sur les événements – mais aussi
sentir intensément – être capable de souffrir ! Ce
dernier mot a besoin d’être expliqué. Souffrir ce n’est
pas (uniquement) : avoir à supporter une belle-mère,
ne pas pouvoir se laver quand on aime la propreté, être
accusé de mensonge quand on vénère la vérité, ne pas
manger à sa faim, etc. Certes, tout cela, ce sont des
souffrances, mais – premièrement – des souffrances
avilissantes qui rendent l’individu pire qu’il ne l’est
(même celui qui est suffisamment fort pour les tourner
à son avantage), de ce fait, elles ne peuvent pas constituer
un vrai capital pour un écrivain (la pauvreté a
cessé d’être intéressante avec l’avènement du Second
Empire). Deuxièmement, ces souffrances-là sont relativement
faciles à supporter, et leur impact n’est pas
considérable, car elles ne concernent que la sphère
privée – or, malheureusement, l’être humain n’est pas
aussi égoïste qu’il en a l’air, croyez-moi ! Il existe des
souffrances plus grandes. Par exemple : pourquoi
l’oppression en général nous fait-elle tellement
souffrir ? Je crois que le processus émotionnel se
déroule comme ceci : tout d’abord, c’est moi qui subis
un préjudice – ah, c’est affreux ! Il me suffit de jeter
un regard à droite ou à gauche pour voir aussitôt qu’un
autre est pris dans le même tourment. Alors je souffre
avec lui. La douleur devient deux fois plus forte !
Ensuite, j’en aperçois plusieurs autres, le sang me
monte à la tête. Dans cet état d’excitation, j’ai l’impression
que le monde entier souffre d’oppression. Ma
douleur devient mille fois plus forte – je prends sur
moi les souffrances de tous – je deviens une sorte de
Christ – je deviens le représentant de l’humanité – ce
n’est plus de la rancune que j’éprouve – c’est du
courroux, comme celui de Moïse à une occasion que je
ne me rappelle plus !
(...)
Humour féroce de l'éducateur-né.
Chez celui qui, toute son existence, du local vers le global, a recherché la chimie idéale des éléments théâtralement contradictoires dans l'humain, l'humain qui s'agite, se déplie, s'avance et se replie, ce regard de sauvagerie illuminée jusqu'au bout.
(August Strindberg, Correspondance, tomes 1 et 2, 1858-1894, choix, traduction et présentation d'Elena Balzamo, Prix Sévigné 2010-11 de littérature étrangère, éditions Zulma, 2009)