Plume en Provence.
Invité dans l'avant-pays de Grignan, j'apprécie le calme d'un train Corail qui m'offre aussitôt la joie renouvelée d'ouvrir les lettres en prose électrique de Marie de Rabutin-Chantal, femme de tête comme jamais, autrement dit Madame de Sévigné.
Échappant à l'inexorable cohue estivale qui rend toutes les gares d'Europe infréquentables, j'ai emporté, le temps d'un horaire idéal, cet exemplaire en longue fréquentation de la correspondance choisie de l'exquise marquise.
La France en général est très belle, je m'étonne qu'on l'oublie, et la France ce matin de la route nationale 7 en particulier montre la diversité de ses profils géographiques dont je m'imprègne en tableaux de complétude par la fenêtre du compartiment. Je peux très bien entendre que Philippe Jaccottet, grand traducteur d'Homère et de Hölderlin devant l'Éternel, ait, avec raison, choisi résidence dans ce paysage singulièrement contrasté de la Drôme provençale.
Avant l'arrivée en gare de Montélimar, je tombe sur cette missive que je pense bien connue par ailleurs, en date du vendredi troisième de juillet 1671, adressée à sa fille, Madame de Grignan. Un pur régal :
Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus singulière, la plus incroyable, la plus extraordinaire, une chose qui fait crier miséricorde à tous, qui soulage bien du monde.
Je ne puis me résoudre à vous la dire; devinez-la : Jetez-vous votre langue aux chiens ? Hé bien ! il me faut donc vous la dire : Mademoiselle de la Barre est innocente.
C’est Monsieur Charles Aulmais qui le révéla hier. Il avait remarqué une griffe sur la bordure du pont où est passée la pauvre Maria de Gison. Il sonda le lac et dans un moment trouva le pistolet fatal, que la malheureuse avait assuré après une pierre avec son écharpe. Ainsi, s’étant donnée la mort, l’arme disparue, tout désignait la jeune de la Barre, lui faisant mille soucis.
J’avoue que je suis entêtée de ce Monsieur Aulmais. Il a fait là un chemin admirable. Il a pris occasion de ces marques sur le pont pour tirer des pensées qu’aucun autre n’eut faites. Tout cela fut traité avec une justesse, une droiture, une vérité que les plus critiques n’auraient pas eu le mot à dire.
Et cette autre, un an plus tard, de mars 1672 :
(...) Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants. Mais je suis encore plus dégoûtée de la mort; je me trouve si malheureuse d'avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse; je suis embarquée dans la vie sans mon consentement. Il faut que j'en sorte; cela m'assomme. Et comment en sortirai-je ? Par où ? Par quelle porte ? Quand sera-ce ? En quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? Aurai-je un transport au cerveau ? Mourrai-je d'un accident ? Comment serai-je avec Dieu ? Qu'aurai-je à lui présenter ? La crainte, la nécessité, feront-elles mon retour vers lui ? N’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? Que puis-je espérer ? Suis-je digne du paradis ? Suis-je digne de l'enfer ? Quelle alternative ! Quel embarras ! Rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incertitude, mais rien n'est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines qui s'y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout, mais si on m'avait demandé mon avis, j’aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément. Mais parlons d'autre chose. (...)
Vu le contexte, ce Mais parlons d'autre chose est savoureux.
Dans le brouhaha de la gare, le verbe génial de la marquise est le seul évènement qui vaille à ma guise.
(Madame de Sévigné, Lettres choisies, édition Roger Duchêne, Folio classique, 1988 // Philippe Jaccottet, Poésie : 1946-1967, Gallimard, 1971 / De la poésie : Entretien avec Reynald André Chalard, Arléa, 2007)