Bleu roi sur la mer d'Iroise. De la fenêtre à meneaux, odeur de terre mouillée qui monte du parc. Tilleul magnifique. Vue dégagée sur les bosquets de pins maritimes, à l'Ouest, en direction de la plage. Oui, oui, tout à l'heure, sur le sable, se serrer l'un contre l'autre, dire bonjour aux canards sauvages, refaire le monde, once more.
Ce qu'il y a de bien avec la noria des manoirs réfractaires sur la ligne des Côtes-d'Armor, entre Trégor, Léon et marches de Cornouaille, c'est qu'ils sont habilement cachés, affaire entendue, mais que l'on y jouit d'une paix incroyable dans le bruit imposé, le brouillage à tous les étages et l'affaissement neurologique revendiqué.
Les jours de cette heureuse quinzaine ne se comptent plus, temps indien propice à la méditation que nous offrent mes amis hors d'âge. La femme qui m'accompagne aujourd'hui est italienne et pianiste. Ou devrais-je d'abord dire pianiste ? Dilemme -ses mains sont expertes dans toutes les expressions de l'art de vivre au suprême. Je ne connais qu'une seule pianiste française capable de telles prouesses, mais elle est si peu française. Ou alors, si, dans la respiration d'autrefois. Comprenne qui pourra.
Feu immense dans la cheminée et bibliothèque de rêve. Sur les étagères de celle-ci, aimable désordre de coquillages -chaque coquillage incrusté dans la grotte où nous nous aimâmes a sa particularité-, d'objets de marine et de photos, quelques-unes en couleurs, mais foultitude en noir et blanc.
Tenez, là, des portraits actifs d'Olivier de Kersauson, croisé deux ou trois fois, il a ma sympathie, des voiliers dans des anses brésiliennes, années 1930, une photo de Claude Lévi-Strauss sur l'Orénoque, une autre de Busoni - Ferruccio Busoni- longue cape noire, avec, à ses pieds, un gros toutou des montagnes, une autre de Camille Claudel, du plâtre sur le visage, une autre d'un danseur du Kerala en costume très coloré, puis des groupes d'enfants et Deux ans de vacances, cette belle aventure écrite par Jules Verne, et à côté Corto Maltese en fusain original de la main d'Hugo Pratt, et là, ah !, oui, Blaise Cendrars, le port de Villefranche en arrière-plan - il faudra qu'un jour je dise tout le bien que je pense de mon cher ami Cendrars -, plus loin des hommes en hauts-de-forme et des femmes à voilettes, ducs, duchesses, champs de course, champagne, Marcel Proust revisited.
Soudain, mon oeil est arrêté net par la photo de Kropotkine (Пётр Алексеевич Кропоткин), grand aristocrate russe et prince des anarchistes, géographe subtil à l'instar des frères Reclus, Élisée et Onésime, Élisée surtout dont la Géographie universelle (près d'une vingtaine de volumes chez l'éditeur Hachette à partir de 1876) me tend ses cartes en floraison, là, sur la gauche des rayonnages. Je ne pouvais pas mieux trouver de bon matin, adéquation psychique parfaite.
J'aime les cartes géographiques comme les cartes marines, les simples et les complexes. Les heures éveillées au British Museum à les contempler ou à Amsterdam chez des collectionneurs avertis (par exemple, ces portulans des maîtres cartographes de Dieppe, 1550 - quel savoir-faire !). Chacune d'entre elles est pour moi tel un mandala dont je n'ai jamais fini d'explorer les arcanes même si ces cartes me renseignent sur beaucoup de choses (j'aime apprendre...) dans un énorme souci de précision scientifique et de bienveillante clarté pédagogique.
Mes préférées ne sont pas celles de territoires dits imaginaires -le vocable imagination, en contrepoint romantico-dépressif, si je puis dire, étant mis à toutes les sauces depuis le XIXe siècle. Non, les cartes que j'aime par-dessus tout ont la force esthétique des limites en pointillé lorsque l'eau et la terre se mettent à jouer une nouvelle partie...