Bleu de la base et du sommet à l'infini. Vendredi matin, Paris sarabande vers la sortie de l'année.
Ce n'est un secret pour personne : j'ai une vive admiration pour André Breton. Toujours.
Je le dis d'emblée à la journaliste genevoise venue de son lac gelé en miroir pour s'entretenir avec moi de la destinée humaine vue de 2010. Rien que ça...Je vais m'employer à la réchauffer de mon mieux et lui montrer que l'amour fou, c'est, théorie et pratique liées, autre chose qu'un feu follet d'occasion. Et que la destinée humaine mérite que l'on se penche sur elle sérieusement. Elle éclate de rire. Une femme qui rit est déjà une autre.
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J : L'endroit où vous travaillez est étonnamment calme. Sur le boulevard, il y a le bruit de la circulation, les gens qui courent, les livreurs, les sirènes des véhicules de la police ou des pompiers, mais chez vous, une tranquillité...
A : Oui, observation juste, écoute juste que sont les vôtres. Voici l'un de mes domiciles discrets, hors du monde et de l'alerte globale high tech , si vous voulez, dans un autre temps, et en même temps, paradoxe pour paradoxe, pleinement de ce monde-ci. Le jardinet, par exemple, que vous venez de traverser avant de gravir les étages, tout, le lierre, l'orme, la fontaine, rend la sensation de s'y recueillir comme dans un...monastère ! Je plaisante ! Vous dîtes travail. À première vue, cela pourrait y ressembler, mais, pour moi, il s'agit de vie d'abord, de littérature, d'art et d'écriture ensuite. Au fond, c'est la même chose, non ? Mais dans cet ordre. Alors que bien souvent, sauf erreur de ma part, c'est l'optique inverse qui est privilégiée, voire préconisée, par arrangement social. Le statut qui n'en est pas un de l'écrivain, comme on dit, dans son enfermement. Imagerie d'Épinal délibérée. Or, je n'ai rien à faire de ce genre d'arrangement, je veux bien, élargissant le propos, un compromis de temps à autre, disons, un quart de mon existence puisque c'est un peu et même beaucoup l'objet de l'interview si je place notre échange en perspective, le reste m'appartient dans la plus parfaite discrétion. Vous connaissez sûrement le texte assez définitif de La Boétie sur le sujet, pour ainsi dire, De la servitude volontaire. Non ? Rien de perdu, je vous en donne les références, allez-y voir.
J : Mais avec tout ce que l'on doit faire tous les jours dans nos sociétés, toutes ces choses, les rendez-vous, le stress, comment faites-vous ?
A : C'est bien ce que je dis, le bonheur, pour aller vite, est un point d'organisation. Mon agenda est celui d'un ministre, temps décuplé, temps concentré, temps dilué, trois vies pour moi en une seule, les vingt-quatre heures d'une journée, comme on dit là encore, on, la Société, si l'on se fie ou, pour la majorité, se plie à l'horloge carcérale.Cela fait belle lurette que, vis à vis des impositions sociales,et il y en a de plus en plus quand je considère la vie dans les années 60 et une partie des années 70, et de plus en plus futiles, j'adopte une stratégie qui me donne du temps dans le temps contraint. Des tracas, de réels soucis, oui, je peux en connaître, mais, une chose entraînant une autre, une grande liberté. La liberté de la parole et du corps ? Ce que précisément la Société, aujourd'hui comme hier, à l'exception de quelques brillantes parenthèses historiques, le XVIIIème siècle français ou les années 1920, rejette ou traque sans vergogne, non ? André Breton dont j'évoquais à l'instant la présence a tout ça en tête quand il publie ses textes décisifs -et il écrivait dans l'autre millénaire. Désormais, le mouvement général s'accélère vertigineusement dans la plus grande confusion existentielle planétaire.
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J : Pas d'ordinateur sur votre bureau. Une machine à écrire, du papier et beaucoup de stylos.
A : L'ordinateur se trouve ailleurs. Je n'ai rien contre l'ordinateur, c'est simplement un outil dont je pense ne pas être dupe. Je le laisse à sa place quand j'ai fini de l'utiliser. Oui, c'est très artisanal, et ça marche bien entre le son feutré du stylo japonais sur les pages des carnets de tous formats, comme vous pouvez le voir, et la musique produite en tempo régulier par le jet final des textes sur cette machine de marque américaine. Métaphoriquement, j'aime cette heureuse conjonction mentale, et très musicale, de l'Est et de l'Ouest ! Et bien entendu, des livres essentiels vers lesquels je reviens sans arrêt. Les Grecs anciens, des éditions archi-usées du Tao Tö King, de Tchouang-tseu, Montaigne, Voltaire, Nietzsche, Hölderlin, Rimbaud, regardez, j'en ai neuf différentes, Thoreau, Whitman, Hemingway...Et André Breton !
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J : Il n'y a pas d'écran devant vous, en effet, mais des photos en nombre sur cette table.
A : Ces photos qui sont au même endroit depuis des années jouent en quelque sorte le rôle d'attracteurs étranges, pour prendre une expression utilisée par les physiciens, mais rapportés au monde qui est le mien. En les visualisant très fort, j'entre à chaque fois dans une autre dimension, dans une dilatation qui me renseigne aussi sur mon propre fonctionnement psychique. Ce sont autant d'icônes stupéfiantes sans danger ! Nous parlions du surréalisme, tenez, ce beau portrait d'André Breton pris chez lui rue Fontaine. Il a beau être né en 1896 et mort en 1966, il faut faire confiance aux dictionnaires sur ce point, je ne peux pas parler d'André Breton au passé car il est singulièrement vivant, bien plus que tous les vivants-morts, écrivains compris, que je croise chaque jour.
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J : Côte à côte, les Manifestes du surréalisme et L'Amour fou. Est-ce que ce sont pour vous des talismans ?
A : Oui, j'aime ce mot talisman -toujours cette idée de figures au fort pouvoir d'attraction. Surréalisme ? Sans verser dans un certain fétichisme, encore que, ces deux livres sont deux oeuvres radicales que je relis souvent. Regardez les dates : 1924, le premier manifeste, 1930, le second, 1937, ce texte chercheur, la rencontre incandescente - décente ?, indécente ?, tout un art de vivre, n'est-ce pas ? -, entre les corps et les esprits. Du point de vue de l'Histoire humaine, que se passe-t-il dans ces décades-là ? C'est très important. Il faudrait se lever de bonne heure pour trouver au moment où je vous parle non seulement des œuvres, mais un mouvement d'une ampleur et d'une profondeur de vue équivalentes.
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L'existence humaine, expansion de ses potentialités qui procède d'une alchimie secrète, tout le contraire d'une expression publicitaire, vitrinaire, de soi, c'est bon pour les sots en mal d'égo, trouve sa raison d'être, sa Raison, et je pense bien sûr à Rimbaud, dans ce champ magnétique à trois pôles : la poésie (faire de sa vie une oeuvre d'art), l'amour (passion !, passion !, passion !) et la liberté (aristocratie anarchiste de l'esprit).
All the rest is a sheer medley of nonentity.