22 août 2018 3 22 /08 /août /2018 06:00

 

 

Passant, fin août, début septembre, chez des amis sur les hauteurs rocailleuses de Montpellier, une surprise m'attendait.

 

Autour de mets languedociens, fougasses aux cratons de canard, mirobolant jambon de la Montagne Noire, agriade saint-gilloise, fricassée d'oignons doux, bleu des Causses, pélardons tous ronds, primesautières pommes du Vigan, faugères et fitou, un dispositif numérique avait été spécialement installé pour ma venue.

 

Par le truchement d'archives audiovisuelles préservées de l'effondrement en cours, mes hôtes avait invité Joseph Delteil. Parce que j'avais évoqué sa figure dans l'un de mes livres, mes amis savaient l'admiration, certaine, faisant la part des choses, que je porte à l'auteur de La Deltheillerie et de La Cuisine paléolithique. Quel régal d'entendre, encore et toujours, la voix malicieuse copinée de cailloux du paysan-les-lettres-sauvages de la Tuilerie de Massane ! Quand, dans le temps d'autrefois, Henry Miller m'avait généreusement ouvert sa porte, notre conversation avait roulé, émue, sur ses rencontres-retrouvailles avec Joseph, Caroline, sa femme, et Lawrence Durrell, l'ami fraternel, son voisin gardois de Sommières.

 

Il s'agissait, en l'occurrence, des entretiens débordants de suc que Joseph Delteil avait accordés en 1974 à Jean-Marie Drot pour l'ORTF. Moitié celui qui parle, moitié celui qui écoute : on savait, pas de doute, réaliser des documentaires de qualité.

 

Dans la nuit profonde ponctuée par les hululements d'une chouette peu farouche, je suis allé chercher à pas de loup le livre dans la bibliothèque en bois de châtaignier :

 

« J'étais un paysan à l'état brut, sans racines spirituelles, sans véritable culture, instruit de bric et de broc (école primaire, puis séminaire). Un simple sauvage (non sans affûtiaux), venu tout nu de son patois. J'arrivais en sabots, tout chargé de messes et de raisins. Un ourson mal léché, l'innocent de village. Ourson d'aspect, cathare d'âme, paléolithique de cœur. La juvénilité, l'appétit, la fameuse " maladresse gauloise ", tel était mon lot. Avec quelques dons sans doute, si j'en crois... (et sinon, comment expliquer ce tintamarre autour de l'ourson ?). »

 

Simple, direct, et libre comme l'air...

8 août 2018 3 08 /08 /août /2018 06:00

Guillermo Gómez Gil - Efecto de luna en Bayona (ca.1897).jpg

 

 

Aux premières heures d'août, le monde tel qu'il va, low-cost pour les uns, high-value pour les autres, se décide, enfin, à se reposer. Un charme très sûr flotte dans l'air. On pourrait, si on le voulait, se retourner à nouveau vers l'été, mais déjà septembre quémandeur se profile dans les champs que l'on moissonne, agités de grasses grives.

 

Trois jours à flâner au confluent de l'Adour et de la Nive dans les belles ruelles de Bayonne qui toutes entraînent vers les canaux, le fier peuple liquide, prêt, harpon en bouche, à braver les océans, ingénieux aux pêcheries et aux comptoirs de salage, et les réminiscences, comme à Saint-Jean-de-Luz ou à Biarritz, de la chasse à la baleine, la Sardako Balea, très convoitée – la baleine des Sardes, disent les Basques.

 

Dans mon carnet, l'observation, en point d'ironie, de Melville à la proue de son sloop :

 

« The fact is, that among his hunters at least, the whale would by all hands be considered a noble dish, were there not so much of him; but when you come to sit down before a meat-pie nearly one hundred feet long, it takes away your appetite... »

 

[C'est un fait, du moins parmi les chasseurs, que la baleine serait, assurément, considérée comme un plat noble, s'il n'était trop copieux ; c'est comme de s'attabler devant un pâté en croûte d'une centaine de pieds de long, cela vous coupe l'appétit...]

 

Je m'offre une Izarra verte au Café du Centre. Les filles en corsages colorés. Tu te souviens ? Tu t'insinuais avec Isabella dans l'un des celliers profonds, domaine dans le domaine, pour faire resplendir les liqueurs instruites à la lumière : cognac, armagnac, pommeau, vieille prune, amaretto, suze, triple sec, et le champagne brillant aux dais glorieux.

 

Plus tard, j'ai compris.

 

La vie, la littérature, la vie.

 

Je réanime le fragile mouvement décisif :

 

« Je m’étais étendu sur mon lit, un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne m’était donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne « reposait pas » et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais qui, retentissant dans l’atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates ; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l’été : elle ne l’évoque pas à la façon d’un air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite ; elle est unie à l’été par un lien plus nécessaire : née des beaux jours, ne renaissant qu’avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n’en réveille pas seulement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement accessible.

 

Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi lumineuse que lui et offrait à mon imagination le spectacle total de l’été dont mes sens, si j’avais été en promenade, n’auraient pu jouir que par morceaux ; et ainsi elle s’accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres et qui venaient l’émouvoir) supportait, pareil au repos d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le choc et l’animation d’un torrent d’activité. »

 

Cette obscure fraîcheur – mes livres d'heures.

25 juillet 2018 3 25 /07 /juillet /2018 06:00

Raz

036 Carte particulière des côtes de Bretagne 1693 Neptune français.JPG

 

 

Mi-temps des vacances estivales à la pointe du continent.

 

Ça souffle à bâbord, ça fume à tribord !

 

Pas un chat.

 

Verte, une touffe frissonnante de lichen.

 

Trois mouettes lavées de lumière, elles rasent la houle.

 

Je me suis construit une crique de forban au déchiqueté de la roche.

 

Anatole le Braz dit de lui qu'il apporta « la poésie de l'espace » et « le frisson de l'infini ».

 

Ce n'est pas tout à fait faux, et il y a du vrai.

 

Je cale l'aventure sur la page au moyen de galets frottés de sel :

 

« En quittant la péninsule cambodgienne, la flotte se dirigea vers la petite île de Java, dont Kublaï-Khan n’avait jamais pu s’emparer, île qui possède de grandes richesses, et qui produit en abondance le poivre, la muscade, le cubèbe, le girofle et autres précieuses épices. Après avoir relâché à Condor et à Sandur, à l’extrémité de la péninsule cochinchinoise, Marco Polo atteignit l’île de Pentam (Bintang), située près de l’entrée orientale du détroit de Malacca, et l’île de Sumatra, qu’il nomme Java-la-Petite. Cette île est tellement au midi, dit-il, que jamais on n’y voit l’étoile polaire, – ce qui est vrai pour les habitants de sa partie méridionale. C’est une fertile contrée, où le bois d’aloès pousse merveilleusement ; on y rencontre des éléphants sauvages, des rhinocéros, que Marco Polo appelle des licornes, et des singes qui vont par troupes nombreuses. La flotte fut retenue pendant cinq mois sur ces rivages par suite du mauvais temps, et le voyageur mit ce temps à profit pour visiter les principales provinces de l’île, telles que Samara. Dagraian, Labrin qui compte un grand nombre d’hommes à queue, évidemment des singes, et Fandur, c’est-à-dire l’île Panchor, où pousse le sagoutier, duquel on tire une farine qui sert à fabriquer un pain excellent.

 

Enfin, les vents permirent aux vaisseaux de quitter Java-Ia-Petite. Après avoir touché à l’île Necaran, qui doit être l’une des Nicobar, et au groupe des Andaman, dont les naturels sont encore anthropophages comme au temps de Marco Polo, la flotte, prenant la direction du sud-ouest, vint atterrir sur les côtes de Ceylan. Cette île, dit la relation, était bien plus grande autrefois, car elle avait trois mille six cents milles, d’après ce que l’on voit dans la mappemonde des pilotes de cette mer ; mais le vent du nord souffle si fort en ces parages qu’il a fait enfoncer une partie de l’île sous l’eau, tradition que l’on retrouve encore parmi les habitants de Ceylan. C’est là que se recueillent en abondance les nobles et bons rubis, les saphirs, les topazes, les améthystes et autres pierres précieuses, telles que grenats, opales, agates et sardoines. Le roi du pays possédait à cette époque un rubis long d’une paume, gros comme le bras d’un homme, vermeil comme du feu, et que le grand khan voulut vainement acheter à ce souverain au prix d’une cité. »

 

Encore, en cachette au temps dérobé, sous la Grande Ourse et  l'étoile polaire !

11 juillet 2018 3 11 /07 /juillet /2018 06:00

Annotations-Montaigne.jpg

 

 

C'est l'été au présent.

 

Je me réveille dès les premières lueurs chaudes de l'aurore. La maison d'hôtes à trois pignons tuilés qui s'ouvre sur la placette est remplie d'images. Par la fenêtre, les blés tendres qui montent des campagnes arrondies embaument déjà l'air. Le carillon du bourg sonne l'heure. Je me dirige vers le cabinet de toilette à l'ancienne, et me passe de l'eau sur le visage. Est-ce bien moi dans la glace ? Cadre ou hors-cadre ? La réponse est dans la question.

 

Tout près d'ici, bien avant la première conflagration mondiale, un garçon, prénommé Marcel, venait avec son frère passer ses vacances chez leur « Tante Léonie ». Et rien au fil du temps n'a vraiment changé à Illiers-Combray. Vraiment ?

 

Puisque le travail mémoriel s'ajuste et va, malgré tout, se perpétuant, tenez, je me dévoue, il le faut bien, pour faire entendre ce passage que tout le monde cite, mais que personne, démonstration à l'appui, n'a, finalement, jamais lu :

 

« Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. »

 

Croyance celtique : voici, qui est très intéressant.

 

Proust poursuit :

 

« Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.

 

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. »

 

Devant un café fumant, rejoint par les plus-que-vivants, j'ouvre cet autre livre de l'intense pléiade :

 

« Quelque diversité d'herbes qu'il y ait, tout s'enveloppe sous le nom de salade. De même, sous la considération des noms, je m'en vais faire ici une galimafrée de divers articles... »

 

Je tourne la tête à droite, je tourne la tête à gauche.

 

Aujourd'hui, la conclusion est que tout vaut tout. Et tout est mis sur le même plan – à commencer par le plan éducatif, sinistré comme jamais. Dans ce domaine ainsi que dans les autres. Laissez tomber les romans épais comme des mille-feuilles qui brûlent à se faire un nom sur la plage et revenez à l'essentiel. Pour reconnaître l'originel de la tige. 

27 juin 2018 3 27 /06 /juin /2018 06:00

 

 

Jardin sec, jardin humide.

 

Le gros orage sur Kyoto a surpris tout le monde.

 

Tranquille, j'attends la fin du déluge dans l'angle du bar. Par intermittence, la lumière du feu céleste qui traverse le carreau éclaire mon whisky Nikka Blended.

 

Je fais mentalement revivre mon ancien compagnon le temps de l'ondée sauvage :

 

« Six mois et jours sont éternels passagers, les années qui se succèdent pareillement voyagent Qu'on navigue toute sa vie sur une barque ou qu'on tire sur le mors d'un cheval jusqu'au seuil de la vieillesse, chaque jour en voyage, on fait du voyage sa demeure... »

 

Déjà le soleil estival à nouveau rougeoie. Je replonge aussitôt dans ma rêverie.

 

Les nuages de temps en temps accordent une pause à ceux qui contemplent la lune...

13 juin 2018 3 13 /06 /juin /2018 06:00

Tam O'Shanter.JPG

 

 

Dans une vie antérieure, selon le sens du vent, les circonstances, forcément aggravantes, et l'âge du capitaine, j'ai dû biberonner à l'Almanach Vermot.

 

Cela avait commencé par toutes sortes de divagations mentales à la relecture des Villes invisibles, Le città invisibili, à bord de l'avion blanc orné de plumes bleues qui m'éloignait de la beauté liquide pour me porter à Glasgow en passant par La Haye où j'avais une nouvelle fois rendez-vous avec Vermeer et Meisje met de parel, cette lumineuse perle de joyau pictural.

 

Alors que nous survolions la plaine marécageuse fonçant vers la mer du Nord – tiens, coucou, Baruch ! –, Italo Calvino, assis à côté de moi, me dit, songeant, bien entendu, à Venise :

 

« À Sméraldine, ville aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent. Pour aller d'un endroit à un autre, tu as toujours, caro amico, le choix entre le parcours terrestre et le parcours en barque ; et comme à Sméraldine le chemin le plus court d'un point à un autre n'est pas une ligne droite, mais une ligne en zigzags ramifiée en variantes tortueuses, les voies qui s'offrent aux passants ne sont pas simplement deux, il y en a beaucoup, et elles augmentent encore si l'on fait alterner trajets en barque et passages à pieds secs... »

 

Italo s'en est allé suivre le chemin des hirondelles, et j'ai bondi au musée. Une heure tête à tête avec la jeune fille. Par comparaison, pour ainsi dire, dehors, en place publique, sur le devant contemporain de la scène, une margoulinade, j'invente le mot, de pétasses, bestiasses, ribaudes, gourgandines, chenillons, bourrelles, et autres, tant qu'à faire tous sexes confondus, géménées de godinettes.

 

Rainer, lequel voyage beaucoup ces temps-ci, m'a rejoint par une porte dérobée, car il tenait à me dire que les mots, tout comme les couleurs qui vibrent sur la palette, au-delà de l'espace  littéraire, au-delà du cadre plastique, sont des yeux qui cherchent dans la nuit. Bien vu.

 

C'est en arrivant sous une fine pluie froide à Alloway où m'attendaient, dansant déjà la gigue, se tapant les cuisses, Tam O'Shanter et le fantôme déjanté de Robert Burns que l'envie m'a pris de les entraîner sans tarder sur le célèbre pont médiéval qui enjambe la rivière Doon pour y déboucher de conserve une bouteille de pur malt. Après plusieurs drums de cette liqueur de renard au titre de notre bacchanale champêtre, bien réchauffés et remontés, en vrai, brindezingues, en poivrade et en casquette, attendris, camphrés et chasselas, le vent hardi venu du large glissant sur nos carcasses comme sur les plumes d'un coq de bruyère, je leur ai posé cette petite devinette :

 

« Savez-vous, bons compagnons, quel est le grand peintre vénitien qui sut capturer les plus belles carnations ?

– Well...

– C'est teintes-aux-rets ! »

 

La nouba, la bombance, la java – au triple galop, la fanfare jusqu'à la pointe du jour...

30 mai 2018 3 30 /05 /mai /2018 06:00

 

Venice 26 (7263913598).jpg

 

 

L'aurore en bleu pastel.

 

J'inscris ces mots dans le carnet :

 

« C'est le travail que je veux, toujours le même, le travail long, sans fin, sans sort : enfin, le travail... »

 

Dans l'autre pièce du studio dont les trois fenêtres fleuries de fuchsias mauves donnent sur le canal qui s'éveille, ma femme, compagne pour toujours, polit les lentilles de ses appareils photographiques, un numérique truffé de fonctions qu'épaule un vaillant argentique, rassemble son matériel efficace dans un sac passe-partout, et peaufine son exposition à venir de notre périple aux confins asiatiques.

 

Ce jour dans les jours, nous suivrons, elle et moi, un chemin excentrique. Le soir venu, autour de l'alcool extrême, quand le monde voudra bien se reposer, nous nous raconterons à quatre voix, comprenne qui voudra, nos lignes droites, nos bifurcations, nos retours, nos pas dans la marge.

 

Au café tout proche, les conversations vont bon train sur la récente acqua alta. Les échoppes à touristes dévastées, les écoles inondées, les gondoles retournées. Puis on passe très vite au spectacle de la vie politique, le poste de télé bavard grand ouvert sur le foot et les chaînes d'informations internationales. Joutes à droite, joutes à gauche, un bombardement par ci, un éventrement par là. Polichinelle viendra à toi !

 

Je me demande : « Que sait-on vraiment de la fringante Adelmina Romanelli ? De ses dons musicaux ? De sa façon de parler, de se mouvoir, de marcher le long des canaux qui bordent les Zattere ? » Son portrait, oui, en filigrane, il faut savoir lire, les lettres, très écrites, que Rainer, l'indéfectible solitaire, héraut des amours impossibles, lui adressait.

 

Je suis remonté quatre à quatre au studio pour prendre le livre et me perdre à mon gré dans le dédale des eaux. Fondamenta San Giovanni, sous la nuée des mouettes, cette petite musique s'est soudain incrustée dans ma tête : « Les canaux de Venise sont noirs comme l'encre ; c'est l'encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Barrès, de Proust ; y tremper sa plume est plus qu'un devoir de français, un devoir tout court... » Tout un point d'ironie. De l'autre côté du bras de mer, l'édifice sanctuarisé de San Giorgio Maggiore montait lentement de la brume. Un vaporetto plus tard, pendant que des fidèles épouses à leur durable foi priaient, j'entrai dans une longue conversation silencieuse avec le Tintoret. Derrière une colonne, Claude Monet, bluffé, esquissait des croquis.

 

Sous le vertige de la nef, j'ai ouvert le livre :

 

« Très loin de notre bon hiver,

me voici en exil dans le printemps

et, comme j'hésite à son bord,

le pays inconnu, lumineux, se dépose

dans mes hésitantes mains.

 

J'accueille ce beau présent

pour lui donner forme en silence,

en déployer les couleurs

puis, avec un gauche sourire,

te le tendre, à toi.

 

Je ne puis que me taire et regarder... »

 

Pour donner forme.

16 mai 2018 3 16 /05 /mai /2018 06:00

File:Villa Barbarigo Pizzoni Ardemani, portale esterno (Valsanzibio, Galzignano Terme).JPG

 

 

L'autre jour de mon calendrier élastique, mon ami Antimo F., brillant universitaire, analyste pointu des organisations sociétales, italien de cœur, européen par conviction, cosmopolite toujours entre deux aéroports et trois conférences comme un autre que je connais, suivez mon regard, m'a savoureusement traité dans une fameuse trattoria ravie d'un auvent de vigne folle du côté de la Calle del Pestrin dans le quartier de l'Arsenal, écartée, une fois n'est pas coutume, ainsi que son nom me le laissait penser dès le seuil, de la presse, du bruit, et des galimafrées pour gastrolâtres.

 

Après notre franche conversation, les rires et les agapes – tartare di tonno rossa, risotto in forma di grana, tagliata di manzo al rosmarino, vins toscans –, j'ai pris le lendemain la décision de m'espacer encore sous le soleil printanier dans le magnifique domaine floral de Valsanzibio situé à quelques encablures au sud de Padoue.

 

Près d'une fontaine éclaboussante de fraîcheur, toute pointillée de signes qu'on aurait dit cabalistiques, j'ai rappelé à ma mémoire les impressionnants traités d'architecture d'Andrea di Pietro della Gondola, autrement dit Palladio-le-perspectiviste.

 

Étendu sur le gazon d'une pelouse, je me suis plongé, béat, dans une douce méditation contemplative, mon carnet bleu ouvert à la bonne portée :

 

« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

 

Au milieu du jardin, libre de toute chose, chantait l'alouette...

2 mai 2018 3 02 /05 /mai /2018 06:00

 

 

Une quinzaine à bifurquer d'une zone l'autre dans le mouvant Munich et le frais Francfort, puis, hop !, direction la lagune en bleu pailleté d'or.

 

Campo Santa Marina, je m'offre, dans l'ordre, affranchi du brouhaha ambiant que ravivent les forains sournois armés de microphones prompts à la réclame, un carnet bleu, un cigare mile fleurs et un café. Les gros titres, très psychotiques, à la devanture du kiosque : « La guerre civile larvée ». Si vile ? Une contradiction, encore une, dans les termes.

 

Le vendeur de journaux connait mes habitudes, qui n'en sont jamais :

« Alors, Paulo ?

– Tutto va bene...

– Et la famille ?

– Si, tutto va bene. 

– Et la santé ?

– Molto piacere, si, si, tutto va bene... »

 

Donc, tout va bien. En viendrait-on à en douter ? Qui voudrait-on dissuader d'y croire ? Je vide ma tasse, et voici déjà le joyeux branle-bas au débarcadère ! Le bateau léger de coque rouge et verte qui fuite sur l'eau m'emporte à Sant'Erasmo où je remplis pour une poignée d'heureux euros mon essentiel panier de fruits et de légumes à somptueuse maturité. Ici, foin de supermarché, ailleurs toujours plus super, n'est-ce pas ?, qui va tannant, comme on dit à Montréal, les gogos à marche forcée. Ce verger vénitien où l'on circule entre ciel et terre le nez aux embruns est une splendeur intemporelle qui ravit le promeneur impénitent.

 

À l'ombre soutenue d'un oranger, j'imagine déjà le festin nutritionniste que je vais concocter au fumant du fourneau. Comme il me reste tout le temps de la vie avant de prendre le bateau du retour et de passer chez le caviste pour y ravir un flacon de Valpolicella à déguster sur la  terrasse fleurie de mon discret studio d'un quartier distant, j'en profite pour tourner les pages :

 

« Le pouvoir fasciste est caractérisé en premier lieu par le fait que sa fondation est à la fois religieuse et militaire, sans que des éléments habituellement distincts puissent être séparés les uns des autres : il se présente ainsi dès la base comme une concentration achevée... »

 

Au fronton de la mémoire, le bleu du ciel, je vous dis.

18 avril 2018 3 18 /04 /avril /2018 06:00

 

 

Sur le siège dans l'avion, un passager, une passagère ?, avait oublié une édition de poche d'un roman de Peter Handke. Bénie soit l'équipe volante chargée du nettoyage qui n'a pas vu le livre coincé dans le vide-poche voisinant un magazine high-tech et les consignes de sécurité en offset remplies de croquis explicites et de diagrammes concis. Ces feuilles revenues du froid à la lisière des mondes ouverts entre le rêve et l'inénarrable réalité, comme dit l'autre,  pourraient s'avérer utiles entre deux escales. Tiens, page 112, un passage surligné en jaune :

 

« Sorger était tout animé à la pensée que cette nature sauvage était devenue son espace personnel au cours de ces mois d'observation et d'(approximative) expérience de ses formes et de leur naissance. Sans même avoir besoin de les faire arriver au niveau de la représentation, les différentes forces qui participaient à la formation du paysage, déjà présentes dans la simple perception de cette eau vaste, de son courant et de ses tourbillons, avaient sur lui un effet bienfaisant qui le fortifiait et le rassurait... »

 

L'aéronef n'arrive pas à se poser, car le tarmac est encombré de machines en tous genres qui vont et viennent, avancent, reculent, crachent des jets d'eau. Les ailes tournent et retournent dans l'air. Je distingue une grande banderole près de la tour de régulation, des hommes encagoulés, noirs d'un bord, verts de l'autre comme au football, qui s'agitent, des fumigènes qui rebondissent et claquent en gros panaches blancs. Ça cogne, ça gueule, ça castagne... Oui, c'est tout à fait ça ce matin d'avril, un lent retour vers les cantons nordiques européens en proie aux populismes braillards, aux nationalismes bornés et à la débandade tous azimuts. Par contre, l'argent, lui, pendant ce temps-là, se porte comme un charme, et autorise tous les fric-frac imaginables.

 

Très cheftaine chef, la préposée qui vérifie mon passeport après l'interminable atterrissage hausse les sourcils à la vue des tampons d'ici et du bout du monde :

 

« Ach, Griechenland...

– Ja, das ist ganz richtig ! »

 

Elle en rêvait de la Grèce, la Fraulein de la Polizei. Mais voilà, cette année, le catalogue touristique en couleur, les plans promotionnels de dernière minute, et le planning des réquisitions au poste frontière avaient pris l'eau. Sans parler des effets collatéraux du Brexit, des corridas annulées dans tout le Sud, et de la coqueluche persistante du petit dernier. Tous ces aléas auront eu raison de ses espoirs. Il lui reste, au choix, la sublimation ou le ressentiment.

 

De l'autre côté de la vitre, les hordes dévastant parfums et cigarettes au duty free.

 

Était-ce donc mon teint hâlé de perpétuel corsaire chaussé de mocassins par amour des Indiens ? Ma valise de cabine étant mon unique bagage à main, j'allais d'un pas franchir le cordon de la douane, lorsque deux morveux requis par l'une de ces sociétés de gardiennage assermentées en lieu et place des services publics désormais partout défaillants ont exigé la fouille complète de mon paquetage. Leurs uniformes-survêtements mal ajustés, des écussons avec des aigles et autres volatiles de partout comme disent les gosses apprentis d'une grammaire qui fout le camp, des yeux crapuleux et méchants. Précisément ces têtes à gifles qui tisonnent les braises et ne soulèvent que des cendres, flanquent des coups de pied au derrière et font des croche-pattes à leurs congénères pendant la récré. 

 

« Was ist denn los ?, demandais-je.

– Achtung ! Kontrolle !, fit hargneusement dans ma direction l'un des deux sbires, le plus jeune. Ce à quoi l'aîné, qui, je pense, soignait par anticipation son avancement pour ne pas se voir taxé de racisme, de discrimination et de délit de faciès, ajouta, quand même, me dévisageant de la tête aux pieds, sans toutefois oser me toiser : Bitte... »

 

Comme ils n'avaient rien trouvé d'illicite, ces freluquets cheveux ras ont poursuivi leur interrogatoire : des euros ? oui ? combien ? quel était mon point de départ ?, ma destination finale ?, m'attendait-on quelque part ?, bref, un petit jeu bien pointu qui aurait pu durer ainsi qu'aux plus belles heures de la divine métaphysique jusqu'au moment où un gradé, un vrai, on dit superviseur maintenant comme à bord des trains à grande vitesse, qui inspectait les inspecteurs, aperçut dans le tas de mes affaires en vrac sur le comptoir une édition en cuir rouge des œuvres complètes de Friedrich Hölderlin.

 

En d'autres circonstances, j'aurais bien pu, exemple entre mille, me retrouver dans la peau de Pierre de Damville, soit Maurice Ronet, La Ligne de démarcation, Claude Chabrol, 1966. Damville, officier aristo démobilisé, blessé à la jambe, veut, très naturellement, rejoindre son manoir devenu entre-temps la Kommandantur locale. Le hic, c'est qu'il lui faut traverser un pont sur sur la Loue, rivière du Doubs, en Franche-Comté, de l'autre côté de l'odieuse ligne. Une fois parvenu en zone militarisée, le pont se refermant comme une cage sur le personnage principal, un planton-major de la Wermacht qui garde, droit dans ses bottes, le sinistre pont sur l'onde jolie entre les deux zones, la soi-disant libre et la très occupée, lui demande, en allemand, de lui présenter ses papiers. Damville lui répond qu'il ne comprend pas. L'autre, une espèce de « on » indéfinissable, thuriféraire devant l'Éternel de l'impavide « Immer nicht schuldig », s'énerve forcément. La scène comme si j'y étais :

« Papiere, bitte ! Geben Sie mir ihre Papiere, bitte !

– Je ne comprends pas, fait Damville.

– Vous parle pas allemand ?, demande le planton.

– Pas chez moi, non, fait Damville.

– Monsieur !

– Appelez-moi mon capitaine.

– Vous n'êtes pas mon capitaine !

Mon est une abréviation pour Monsieur, explique Damville.

– Je vous dis Monsieur !

– Oui, mais pas monsieur le capitaine.

– Monsieur le capitaine, fait le planton, visiblement de plus en plus agacé, vous disez qu'on parle pas allemand chez vous ?

– Non.

– De ce côté de la barrière, monsieur le capitaine, ce n'est plus chez vous...

– En tout cas, ce n'est pas encore chez vous, lui rétorque Damville. Vous voulez voir mes papiers ?

– Natürlich, monsieur le capitaine...

– Vous allez les voir, lui dit Damville, mais après une formalité. Vous êtes en uniforme, moi aussi, vous êtes d'un grade inférieur au mien, veuillez rectifier la position...

– Ich verstehe nicht !

– C'est-à-dire me saluer...

Le planton n'en croit pas ses oreilles.

– Was ?!?

– Vous allez comprendre, fait Damville, Stillstand !

Et le planton crâneur au fort de ses certitudes de se mettre illico au garde-à-vous.

 

Rectifier la position...

 

La présence romantique du livre décisif fit son effet. Plates excuses, on me souhaite un bon retour, Zu Befehl, Alles ! J'ai foncé vers la station de taxi, et me voici à la porte d'un autre studio discret, entre la cathédrale, les musées et la synagogue. Alors que je réglai la course, Dream A Little Dream Of Me, Ella Fitzgerald et Louis Armstrong, montait d'une radio au Deli de l'angle. L'amie de Maria avait bien fait les choses, bouquet de pivoines, vin en quantité, des provisions. Birds singing in the sycamore trees...

 

Plus tard, je suis ressorti sous la pluie fine d'un printemps dans les limbes. Sur la table du studio, j'avais trouvé un mot de Maria : « Suis à Murcie. À bientôt. Enjoy. » Avec le mot et les arabesques en bleu, il y avait aussi un CD, Bach, Emerson String Quartet, les archets chatoyants.

 

Le livre s'est à nouveau ouvert :

 

« Tels les hommes, telle est la vie splendide,

Les hommes souvent de la nature sont les maîtres,

La terre splendide n'est pas cachée aux hommes

Le soir et le matin avec charme paraissent.

 

Les champs épanouis sont comme aux jours de la moisson.

Toute d'esprit la vieille légende rayonne,

Et de l'humanité vie nouvelle ressort

Ainsi entre l'année dans un déclin tranquille. »

 

La date ? Le 24 mai 1748. Signé : « Avec humilité, Scardanelli. »

 

Je m'en suis sorti. Encore une fois. L'art de la fugue...