30 mai 2018 3 30 /05 /mai /2018 06:00

 

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L'aurore en bleu pastel.

 

J'inscris ces mots dans le carnet :

 

« C'est le travail que je veux, toujours le même, le travail long, sans fin, sans sort : enfin, le travail... »

 

Dans l'autre pièce du studio dont les trois fenêtres fleuries de fuchsias mauves donnent sur le canal qui s'éveille, ma femme, compagne pour toujours, polit les lentilles de ses appareils photographiques, un numérique truffé de fonctions qu'épaule un vaillant argentique, rassemble son matériel efficace dans un sac passe-partout, et peaufine son exposition à venir de notre périple aux confins asiatiques.

 

Ce jour dans les jours, nous suivrons, elle et moi, un chemin excentrique. Le soir venu, autour de l'alcool extrême, quand le monde voudra bien se reposer, nous nous raconterons à quatre voix, comprenne qui voudra, nos lignes droites, nos bifurcations, nos retours, nos pas dans la marge.

 

Au café tout proche, les conversations vont bon train sur la récente acqua alta. Les échoppes à touristes dévastées, les écoles inondées, les gondoles retournées. Puis on passe très vite au spectacle de la vie politique, le poste de télé bavard grand ouvert sur le foot et les chaînes d'informations internationales. Joutes à droite, joutes à gauche, un bombardement par ci, un éventrement par là. Polichinelle viendra à toi !

 

Je me demande : « Que sait-on vraiment de la fringante Adelmina Romanelli ? De ses dons musicaux ? De sa façon de parler, de se mouvoir, de marcher le long des canaux qui bordent les Zattere ? » Son portrait, oui, en filigrane, il faut savoir lire, les lettres, très écrites, que Rainer, l'indéfectible solitaire, héraut des amours impossibles, lui adressait.

 

Je suis remonté quatre à quatre au studio pour prendre le livre et me perdre à mon gré dans le dédale des eaux. Fondamenta San Giovanni, sous la nuée des mouettes, cette petite musique s'est soudain incrustée dans ma tête : « Les canaux de Venise sont noirs comme l'encre ; c'est l'encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Barrès, de Proust ; y tremper sa plume est plus qu'un devoir de français, un devoir tout court... » Tout un point d'ironie. De l'autre côté du bras de mer, l'édifice sanctuarisé de San Giorgio Maggiore montait lentement de la brume. Un vaporetto plus tard, pendant que des fidèles épouses à leur durable foi priaient, j'entrai dans une longue conversation silencieuse avec le Tintoret. Derrière une colonne, Claude Monet, bluffé, esquissait des croquis.

 

Sous le vertige de la nef, j'ai ouvert le livre :

 

« Très loin de notre bon hiver,

me voici en exil dans le printemps

et, comme j'hésite à son bord,

le pays inconnu, lumineux, se dépose

dans mes hésitantes mains.

 

J'accueille ce beau présent

pour lui donner forme en silence,

en déployer les couleurs

puis, avec un gauche sourire,

te le tendre, à toi.

 

Je ne puis que me taire et regarder... »

 

Pour donner forme.

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