18 avril 2018 3 18 /04 /avril /2018 06:00

 

 

Sur le siège dans l'avion, un passager, une passagère ?, avait oublié une édition de poche d'un roman de Peter Handke. Bénie soit l'équipe volante chargée du nettoyage qui n'a pas vu le livre coincé dans le vide-poche voisinant un magazine high-tech et les consignes de sécurité en offset remplies de croquis explicites et de diagrammes concis. Ces feuilles revenues du froid à la lisière des mondes ouverts entre le rêve et l'inénarrable réalité, comme dit l'autre,  pourraient s'avérer utiles entre deux escales. Tiens, page 112, un passage surligné en jaune :

 

« Sorger était tout animé à la pensée que cette nature sauvage était devenue son espace personnel au cours de ces mois d'observation et d'(approximative) expérience de ses formes et de leur naissance. Sans même avoir besoin de les faire arriver au niveau de la représentation, les différentes forces qui participaient à la formation du paysage, déjà présentes dans la simple perception de cette eau vaste, de son courant et de ses tourbillons, avaient sur lui un effet bienfaisant qui le fortifiait et le rassurait... »

 

L'aéronef n'arrive pas à se poser, car le tarmac est encombré de machines en tous genres qui vont et viennent, avancent, reculent, crachent des jets d'eau. Les ailes tournent et retournent dans l'air. Je distingue une grande banderole près de la tour de régulation, des hommes encagoulés, noirs d'un bord, verts de l'autre comme au football, qui s'agitent, des fumigènes qui rebondissent et claquent en gros panaches blancs. Ça cogne, ça gueule, ça castagne... Oui, c'est tout à fait ça ce matin d'avril, un lent retour vers les cantons nordiques européens en proie aux populismes braillards, aux nationalismes bornés et à la débandade tous azimuts. Par contre, l'argent, lui, pendant ce temps-là, se porte comme un charme, et autorise tous les fric-frac imaginables.

 

Très cheftaine chef, la préposée qui vérifie mon passeport après l'interminable atterrissage hausse les sourcils à la vue des tampons d'ici et du bout du monde :

 

« Ach, Griechenland...

– Ja, das ist ganz richtig ! »

 

Elle en rêvait de la Grèce, la Fraulein de la Polizei. Mais voilà, cette année, le catalogue touristique en couleur, les plans promotionnels de dernière minute, et le planning des réquisitions au poste frontière avaient pris l'eau. Sans parler des effets collatéraux du Brexit, des corridas annulées dans tout le Sud, et de la coqueluche persistante du petit dernier. Tous ces aléas auront eu raison de ses espoirs. Il lui reste, au choix, la sublimation ou le ressentiment.

 

De l'autre côté de la vitre, les hordes dévastant parfums et cigarettes au duty free.

 

Était-ce donc mon teint hâlé de perpétuel corsaire chaussé de mocassins par amour des Indiens ? Ma valise de cabine étant mon unique bagage à main, j'allais d'un pas franchir le cordon de la douane, lorsque deux morveux requis par l'une de ces sociétés de gardiennage assermentées en lieu et place des services publics désormais partout défaillants ont exigé la fouille complète de mon paquetage. Leurs uniformes-survêtements mal ajustés, des écussons avec des aigles et autres volatiles de partout comme disent les gosses apprentis d'une grammaire qui fout le camp, des yeux crapuleux et méchants. Précisément ces têtes à gifles qui tisonnent les braises et ne soulèvent que des cendres, flanquent des coups de pied au derrière et font des croche-pattes à leurs congénères pendant la récré. 

 

« Was ist denn los ?, demandais-je.

– Achtung ! Kontrolle !, fit hargneusement dans ma direction l'un des deux sbires, le plus jeune. Ce à quoi l'aîné, qui, je pense, soignait par anticipation son avancement pour ne pas se voir taxé de racisme, de discrimination et de délit de faciès, ajouta, quand même, me dévisageant de la tête aux pieds, sans toutefois oser me toiser : Bitte... »

 

Comme ils n'avaient rien trouvé d'illicite, ces freluquets cheveux ras ont poursuivi leur interrogatoire : des euros ? oui ? combien ? quel était mon point de départ ?, ma destination finale ?, m'attendait-on quelque part ?, bref, un petit jeu bien pointu qui aurait pu durer ainsi qu'aux plus belles heures de la divine métaphysique jusqu'au moment où un gradé, un vrai, on dit superviseur maintenant comme à bord des trains à grande vitesse, qui inspectait les inspecteurs, aperçut dans le tas de mes affaires en vrac sur le comptoir une édition en cuir rouge des œuvres complètes de Friedrich Hölderlin.

 

En d'autres circonstances, j'aurais bien pu, exemple entre mille, me retrouver dans la peau de Pierre de Damville, soit Maurice Ronet, La Ligne de démarcation, Claude Chabrol, 1966. Damville, officier aristo démobilisé, blessé à la jambe, veut, très naturellement, rejoindre son manoir devenu entre-temps la Kommandantur locale. Le hic, c'est qu'il lui faut traverser un pont sur sur la Loue, rivière du Doubs, en Franche-Comté, de l'autre côté de l'odieuse ligne. Une fois parvenu en zone militarisée, le pont se refermant comme une cage sur le personnage principal, un planton-major de la Wermacht qui garde, droit dans ses bottes, le sinistre pont sur l'onde jolie entre les deux zones, la soi-disant libre et la très occupée, lui demande, en allemand, de lui présenter ses papiers. Damville lui répond qu'il ne comprend pas. L'autre, une espèce de « on » indéfinissable, thuriféraire devant l'Éternel de l'impavide « Immer nicht schuldig », s'énerve forcément. La scène comme si j'y étais :

« Papiere, bitte ! Geben Sie mir ihre Papiere, bitte !

– Je ne comprends pas, fait Damville.

– Vous parle pas allemand ?, demande le planton.

– Pas chez moi, non, fait Damville.

– Monsieur !

– Appelez-moi mon capitaine.

– Vous n'êtes pas mon capitaine !

Mon est une abréviation pour Monsieur, explique Damville.

– Je vous dis Monsieur !

– Oui, mais pas monsieur le capitaine.

– Monsieur le capitaine, fait le planton, visiblement de plus en plus agacé, vous disez qu'on parle pas allemand chez vous ?

– Non.

– De ce côté de la barrière, monsieur le capitaine, ce n'est plus chez vous...

– En tout cas, ce n'est pas encore chez vous, lui rétorque Damville. Vous voulez voir mes papiers ?

– Natürlich, monsieur le capitaine...

– Vous allez les voir, lui dit Damville, mais après une formalité. Vous êtes en uniforme, moi aussi, vous êtes d'un grade inférieur au mien, veuillez rectifier la position...

– Ich verstehe nicht !

– C'est-à-dire me saluer...

Le planton n'en croit pas ses oreilles.

– Was ?!?

– Vous allez comprendre, fait Damville, Stillstand !

Et le planton crâneur au fort de ses certitudes de se mettre illico au garde-à-vous.

 

Rectifier la position...

 

La présence romantique du livre décisif fit son effet. Plates excuses, on me souhaite un bon retour, Zu Befehl, Alles ! J'ai foncé vers la station de taxi, et me voici à la porte d'un autre studio discret, entre la cathédrale, les musées et la synagogue. Alors que je réglai la course, Dream A Little Dream Of Me, Ella Fitzgerald et Louis Armstrong, montait d'une radio au Deli de l'angle. L'amie de Maria avait bien fait les choses, bouquet de pivoines, vin en quantité, des provisions. Birds singing in the sycamore trees...

 

Plus tard, je suis ressorti sous la pluie fine d'un printemps dans les limbes. Sur la table du studio, j'avais trouvé un mot de Maria : « Suis à Murcie. À bientôt. Enjoy. » Avec le mot et les arabesques en bleu, il y avait aussi un CD, Bach, Emerson String Quartet, les archets chatoyants.

 

Le livre s'est à nouveau ouvert :

 

« Tels les hommes, telle est la vie splendide,

Les hommes souvent de la nature sont les maîtres,

La terre splendide n'est pas cachée aux hommes

Le soir et le matin avec charme paraissent.

 

Les champs épanouis sont comme aux jours de la moisson.

Toute d'esprit la vieille légende rayonne,

Et de l'humanité vie nouvelle ressort

Ainsi entre l'année dans un déclin tranquille. »

 

La date ? Le 24 mai 1748. Signé : « Avec humilité, Scardanelli. »

 

Je m'en suis sorti. Encore une fois. L'art de la fugue...

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