29 mai 2019 3 29 /05 /mai /2019 06:00
Dérobade

Bonheur exclusif.

 

Écarté du brouhaha dans la pénombre de ma chambre que trois roses rouges fleurissent, personne ne vient me dévisager, me déranger, m'embêter.

 

Le subtil labyrinthe que forment en bleu pastel l'été, en bleu soutenu l'hiver, les canaux, les ponts, les coursives crée la plus sûre des habitations abritées. Le lieu et la formule, une fois pour toujours. Cette raison, nulle justification.

 

Fare bacari ! Jouis de ce qui t'advient. Le jour levé de fraîches couleurs, j'irai me perdre parmi les étals du marché aux poissons vers San Polo, goûtant les pétales de sauvages senteurs qui montent invariablement des bassinoires que disposent les manœuvriers musicaux le long des sestieri.  

 

Je me prépare à me disperser dans l'ambiance :

 

« Un marché, c'est ce qui se rapproche le plus d'un bon musée comme le Prado ou comme l'Accademia aujourd'hui, pensa le colonel. Il prit un raccourci et se trouva dans le marché aux poissons. [...] Il y avait beaucoup d'anguilles vivantes et ayant perdu confiance en leur vertu d'anguilles, désormais. Il y avait de beaux bouquets, de quoi faire un scampi brochetto, embrochés et grillés sur un instrument à l'allure de rapière dont on aurait pu se servir à Brooklyn pour casser la glace. Il y avait des crevettes de taille moyenne, grises et opalescentes, attendant elles aussi leur tour d'eau bouillante et d'immortalité et le moment où leurs carcasses vides flotteraient doucement sur le Grand Canal, s'en allant vers la mer avec le jusant. »

 

Vitales sensations raflées incognito...

15 mai 2019 3 15 /05 /mai /2019 06:00
À Rome attisée

Débats politiques sur toutes les chaînes d'information : le nouveau gouvernement se formera-t-il enfin ? Le vacarme de la circulation automobile couvre la voix des invités sur les plateaux, qui tous, forcément, se contredisent. Matin, midi et soir, la capitale où je visite des amis, un formidable foutoir. Le Romain râle, s'en accommode, en redemande.

 

E sticazzi..., finit par lâcher le barman qui tangue sur le caillebotis de la terrasse pour me servir. Une expression locale, du genre : « Après moi, le déluge... »  

 

Je gagne la volée de marches de la piazza di Spagna que les hordes de touristes n'ont pas encore envahie. Les soleils butinés d'abeilles s'égayant dans la fontaine Barcaccia me sourient. Barcasse, tu tiens le coup, afin qu'au bonheur l'intrépide chasse !

 

J'ouvre le bréviaire :

 

« Vivre heureux, mon frère Gallion, voilà ce que veulent tous les hommes : quant à bien voir ce qui fait le bonheur, quel nuage sur leurs yeux ! Et il est si difficile d’atteindre à la vie heureuse, qu’une fois la route perdue, on s’éloigne d’autant plus du but qu’on le poursuit plus vivement ; toute marche en sens contraire ne fait par sa rapidité même qu’accroître l’éloignement. Il faut donc, avant tout, déterminer où nous devons tendre, puis bien examiner quelle voie peut y conduire avec le plus de célérité. Nous sentirons, sur la route même, pourvu que ce soit la bonne, combien chaque jour nous aurons gagné et de combien nous approcherons de ce but vers lequel nous pousse un désir naturel.

Mais tant qu’on marche à l’aventure, sans suivre de guide que les vagues rumeurs et les clameurs contradictoires qui nous appellent sur mille points opposés, la vie se consume en vains écarts, cette vie déjà si courte, quand on donnerait les jours et les nuits à l’étude de la sagesse. Déterminons donc bien où et par où nous devons aller, non sans quelque habile conducteur qui ait exploré les lieux que nous avons à traverser. Ce voyage est tout autre que les voyages ordinaires où un sentier bien choisi, les gens du pays qu’on interroge empêchent qu’on ne s’égare ; ici le chemin le plus battu, le plus fréquenté est celui qui trompe le mieux. Ainsi, par-dessus tout, gardons-nous de suivre en stupide bétail la tête du troupeau, et de nous diriger où l’on va plutôt qu’où l’on doit aller. »

 

Ça fouette le sang !

1 mai 2019 3 01 /05 /mai /2019 06:00
Devisement

Longue promenade siennoise. Ruelles de briques rouges. Sol de soie. L'œil partout écoute les œuvres picturales qui montent en flèche de la matière.

 

Il Campo, cinq heures. Le jour, je le sais, va bientôt frémir. Une fillette promène son chien. Sans laisse. À sa mine réjouie, je devine qu'elle n'est pas une héritière sans testament. Café dans l'ombre fraîche de la Loggia della Mercanzia. Parenthèse pour tout approfondir. Derrière le bar où se concentre l'alcool qui fera des siennes dans les verres, la radio en sourdine diffuse le premier mantra d'actualité. Cours des bourses en berne, éléphants furieux au Penjab, touristes chinois dévalisés, terrorisme saccageur, gouvernances floues, piratage des gaming zones, ouvriers déprimés, inondations dans le Jura, voiture bélier contre une discothèque, Brexit contenu, fusillade au Texas, dérive du pôle Nord, échouage de migrants. 

 

Tiens, la page de ce récit :

 

« Nous nous sommes un peu arrêtés aux coutumes et mœurs des Tartares ; maintenant nous continuerons à faire la description des autres provinces de l’Orient, en suivant le même ordre que nous avons tenu ci-devant. Ayant laissé la ville de Caracorum et la montagne d’Altaï du côté du septentrion, on vient aux campagnes de Bargu, qui ont quarante journées de long. Les habitants de ces cantons s’appellent Nerkistes, et obéissent au Grand Khan, observant les coutumes des Tartares. Ce sont des hommes sauvages et qui ne vivent que de leur chasse ; ils prennent particulièrement des cerfs, qui sont en abondance et qu’ils savent si bien apprivoiser qu’ils s’en servent comme des chevaux et des ânes ; ils n’ont ni blé ni vin. En été, ils s’exercent beaucoup à la chasse des oiseaux et des animaux sauvages, dont ils mangent la chair pendant l’hiver, car pendant cette saison ils sortent du pays à cause de la rigueur du froid. Après avoir quitté ces campagnes et cheminé pendant quarante journées sur l’orient et un peu au septentrion, on trouve l’Océan, sur les montagnes duquel les faucons ont coutume de faire leurs nids quand ils doivent passer la mer. On prend là ces faucons et on les porte à la cour du Grand Khan. Il y a dans ces parties septentrionales quelques îles qui avancent si près du septentrion, que l’étoile de tramontane, la polaire, y demeure quelque peu visible à midi. »

 

Tout, soudain, a de la saveur.

17 avril 2019 3 17 /04 /avril /2019 06:00
À ciel ouvert

Bleu parfait.

 

Aux premières heures du jour dans ma chambre louée à un courageux pêcheur hauturier, je relis les Confessions de Jean-Jacques. Des crêtes rocheuses, vue sur le golfe déjà bouillonnant de pimpantes embarcations.

 

Hier, Villa Cimbrone, Terrasse de l'Infini, la bien nommée. Manège de corneilles, allant et venant d'un buste d'albâtre l'autre, très dignes. Les arbres somptueux, la floraison, mirifique. Un enchantement.

 

Du carnet, je prélève cette note truffée d'exquise mauvaise foi :

 

« J. J. Rousseau, fameux relaps, écrivain très éloquent, philosophe visionnaire, jouant la misanthropie et ambitionnant la persécution, écrivit un avant-propos à sa Nouvelle Héloïse, qui est unique : il insulte le lecteur et ne l’indispose pas. Un petit avant-propos étant de saison dans tout ouvrage, j’en écris un aussi ; mais c’est pour vous procurer ma connaissance, mon cher lecteur, et pour me concilier votre amitié : vous verrez, j’espère, que je ne prétends rien ni par mon style, ni par des nouvelles, et surprenantes découvertes en morale, comme l’auteur que je viens de nommer, qui n’écrivait pas comme on parle, et qui au lieu de décider en conséquence d’un système, il prononçait des aphorismes résultant d’un enchaînement casuel de ses chaudes circonlocutions, et non pas de la froide raison : ses axiomes sont des paradoxes faits pour faire éternuer l’esprit : passés à la coupelle de l’entendement, ils se dispersent en fumée. Je vous préviens que dans cette histoire vous ne trouverez rien de nouveau que l’histoire, car pour ce qui regarde la morale, Socrate, Horace, Sénèque, Boèce et plusieurs autres ont tout dit : tout ce que nous pouvons faire encore ne consiste qu’en portraits ; et il n’est pas nécessaire de posséder un grand génie pour en faire même de fort jolis. »

 

À livre ouvert...

3 avril 2019 3 03 /04 /avril /2019 06:00
Degrés limpides

Régal de poulpe, de pasta relevées de basilic au fromage de chèvre, et d'un ballon de Frappato di Vittoria, aussi léger qu'un morceau de lave refroidie.

 

Dans l'assiette, les tortillons du céphalopode me font penser aux mille et une splendides façades des églises baroques que j'ai croisées depuis l'aube.

 

La baie catanaise se réchauffe vivement comme ma tête, et l'Etna me paraît tout à coup écrasant de monstruosité. Je dois délirer sous l'effet du vin trompeur.

 

Francesco Petrarca, un ami de longue date, que je n'avais pas entendu venir, me frappe alors l'épaule, et lance :

 

« J'ai fait aujourd’hui l’ascension de la plus haute montagne de cette contrée que l’on nomme avec raison le Ventoux, guidé uniquement par le désir de voir la hauteur extraordinaire du lieu. Il y avait plusieurs années que je nourrissais ce projet, car, comme vous le savez, je vis dès mon enfance dans ces parages, grâce au destin qui bouleverse les choses humaines. Cette montagne, que l’on découvre au loin de toutes parts, est presque toujours devant les yeux. Je résolus de faire enfin ce que je faisais journellement, d’autant plus que la veille, en relisant l’histoire romaine de Tite-Live, j’étais tombé par hasard sur le passage où Philippe, roi de Macédoine, celui qui fit la guerre au peuple romain, gravit le mont Hemus en Thessalie, du sommet duquel il avait cru, par ouï-dire, que l’on apercevait deux mers : l’Adriatique et l’Euxin. Est-ce vrai ou faux ? Je ne puis rien affirmer, parce que cette montagne est trop éloignée de notre région, et que le dissentiment des écrivains rend le fait douteux. Car, pour ne point les citer tous, le cosmographe Pomponius Méla déclare sans hésiter que c’est vrai ; Tite-Live pense que cette opinion est fausse. Pour moi, si l’exploration de l’Hemus m’était aussi facile que l’a été celle du Ventoux, je ne laisserais pas longtemps la question indécise. Au surplus, mettant de côté la première de ces montagnes pour en venir à la seconde, j’ai cru qu’on excuserait dans un jeune particulier ce qu’on ne blâme point dans un vieux roi. »

 

Illico, je commande un second ballon.

20 mars 2019 3 20 /03 /mars /2019 07:00
Méthode

Café florentin cousu de vigne.

 

Bibliothèque Laurentienne, temps dans le temps, feuilletant les grimoires de l'humaine mémoire.

 

À la lumière qui filtrait du vitrail, j'ai enregistré :

 

« La perspective est la première chose qu’un jeune peintre doit apprendre pour savoir mettre chaque chose à sa place, et pour lui donner la juste mesure qu’elle doit avoir dans le lieu où elle est : ensuite il choisira un bon maître qui lui fasse connaître les beaux contours des figures, et de qui il puisse prendre une bonne manière de dessiner. Après cela il verra le naturel, pour se confirmer par des exemples sensibles dans tout ce que les leçons qu’on lui aura données et les études qu’il aura faites, lui auront appris : enfin il emploiera quelque temps à considérer les ouvrages des grands maîtres et à les imiter, afin d’acquérir la pratique de peindre et d’exécuter avec succès tout ce qu’il entreprendra. »

 

Simple, direct, efficace.

6 mars 2019 3 06 /03 /mars /2019 07:00
Porté par le mouvement

Trois mouettes bien blanches patinent sur la piste gelée.

 

L'avion de Venise a du retard et personne en cette saison ne s'en étonne. De puissantes machines s'activent à réchauffer le tarmac, les moteurs, les ailes des aéronefs. Les mouettes cherchent à comprendre. Bouchon au gré de l'onde, j'entre dans une attention flottante. Philosophes, les passagers du jour patientent et les conversations vont bon train. Hommes liés aux affaires, mais pas seulement : des couples âgés et un groupe de lycéens en goguette. Le professeur qui les accompagne, savamment sapé, leur fait dessiner des canaux, des palais, des lions tutélaires, des ponts fleuris, promesse au fusain du prochain printemps.

 

Après un deuxième ristretto noir comme l'encre, je sors de mon sac pour les relire, encore une fois, Îles à la dérive et Au-delà du fleuve et sous les arbres. Le treizième chapitre, par-dessus tout. Adriana, Ernest, une gondole glissant silencieusement, cette main blessée qui s'aventure à la reconquête de la vie :

 

« Ils passèrent dans la gondole, et ce fut de nouveau le même enchantement : la coque légère et le balancement soudain quand on monte, et l’équilibre des corps dans l’intimité noire une première fois puis une seconde, quand le gondoliere se mit à godiller, en faisant se coucher la gondole un peu sur le côté, pour mieux la tenir en main.


– Voilà, dit la jeune fille. Nous sommes chez nous maintenant et je t’aime. Embrasse-moi et mets-y tout ton amour. » 

 

Et tout de suite :

 

« Le vent était très froid et leur cinglait le visage, mais, sous la couverture, il n’y avait plus ni vent ni rien ; rien que cette main délabrée qui cherchait l’île dans la grande rivière aux berges hautes et escarpées.


– Oui, dit-elle, comme ça c’est bien.


Il l’embrassa, alors, et il cherchait l’île, la trouvant, la perdant, et la retrouvant enfin pour de bon. Pour le bon et pour le mal ; pensa-t-il, et pour le bon et pour tout. »

 

Sur la première page, juste au-dessus du titre, là-haut tel l'oiseau, de la belle écriture de mon espiègle Violetta : Mille baci allo scrittore...

20 février 2019 3 20 /02 /février /2019 07:00
L'eau & le feu

Matin studieux à la bibliothèque Ambrosienne.

 

Je n'ai aucun mérite. Je travaille.

 

Réjouissances parmi les meilleurs à la pinacothèque, Vinci, le Titien, Brueghel.

 

Antipasti et un flacon d'Émilie-Romagne au voisinage de Santa Maria delle Grazie.

 

Douceur et vigueur.

 

Stendhal, le milanais. Sous le soleil persistant, j'ouvre le livre :

 

« Un matin, en entrant à Milan, par une charmante matinée de printemps, et quel printemps !, et dans quel pays du monde !, je vis Martial à trois pas de moi, sur la gauche de mon cheval. Il me semble le voir encore, c'était Corsia del Giardino, peu après la rue des Bigli, au commencement de la Corsia di Porta nova [...] Cette ville devint pour moi le plus beau lieu de la terre. Je ne sens pas du tout le charme de ma patrie ; j'ai, pour le lieu où je suis né, une répugnance qui va jusqu'au dégoût physique (le mal de mer). Milan a été pour moi, de 1800 à 1821, le lieu où j'ai constamment désiré habiter. »

 

Venezia, bientôt.

 

Le dazzling de l'existence...

6 février 2019 3 06 /02 /février /2019 07:00
Voyage-voyance

Avril en hiver.

 

Parvenu à Saint-Jean-du-Gard sous un franc soleil, j'ai repensé au pèlerinage de Stevenson, traversant les Cévennes, ses bosses boisées, ses creux éreintants, ses collines plissées, ses margerides courues de lièvres et de sangliers. Car il s'agit bien de cela pour Robert Louis : un voyage expérimental au bout de lui-même afin d'éclairer ses propres ténèbres, susciter une vision, ouvrir des perspectives. Qu'on ne se contente pas d'une approche superficielle ainsi qu'en classe écolière de ses aventures cévenoles, contées signe après signe au grain du papier, selon le temps, selon le bon vouloir de Modestine, selon les méandres de la terre et des pierres.

 

Dans mon carnet, je retrouve ce témoignage :

 

« Le romancier accueilli peut prendre son roman par le haut et le reprendre par le bas, peiner en vain des jours sur son livre et n’écrire que jusqu’à ce qu’il se fourvoie. Il n’en est pas ainsi du débutant. La nature humaine a certains droits. L’instinct de conservation empêche qu’aucun homme qui n’est pas soutenu par la conscience d’une victoire antérieure, endure les misères d’un travail littéraire sans succès au-delà d’une période qui se mesure en semaines. Il faut qu’il y ait quelque chose qui l’alimente d’espérance. Le débutant doit avoir un souffle. Une veine de chance doit l’encourager ; il doit être dans une de ces heures où les mots viennent et les phrases se balancent d’elles-mêmes, même au début. Et même quand il s’est mis en train, quels regards terrifiés il jette devant lui, jusqu’à ce que le livre soit terminé ! Car aussi longtemps que la brise souffle sans varier, que la veine continue à courir, aussi longtemps peut-il conserver ses mêmes qualités de style, aussi longtemps ses marionnettes seront toujours vivantes, toujours fortes, toujours vigoureuses !

 

Je me rappelle que j’avais l’habitude de regarder, dans ces jours-là, tout roman en trois volumes avec une sorte de vénération, comme une prouesse – non pas, s’entend, de littérature –, mais au moins d’endurance physique et morale pour laquelle il fallait le courage d’Ajax. »

 

Avec Voyage avec un âne dans les Cévennes, il semble bien que Stevenson, brûlant chercheur d'or, se soit, pas à pas, mis en tête d'ouvrir un passage hors des belles lettres...

23 janvier 2019 3 23 /01 /janvier /2019 07:00
Marche au Monastier

Blancheur crue sur les reliefs, milan solitaire, et congères sous mes pieds. Ce matin, entre chien et loup, le vent du nord-ouest ratatine le moindre taillis. Six sous pour faire un franc, et m'offrir une gorgée de Talisker !

 

Venu de Coste-Chaude, hameau tout grain de sable sur la carte d'état-major, je me suis fait un bâton de marche au moyen d'un pieu de hêtre bien solide oublié, peut-être, par un précédent rafleur de sensations. La route roulée de neige que j'emprunte par Mézeyrac, Vachères, Le Monteillet et La Rousselle serpente en brefs ressacs jusqu'au bourg du Monastier, familier des amis de Stevenson, un grand sentimental  – les abonnés estivaux du chemin GR70. Au détour des virages, se dressent quelques maisons d'assemblée : leurs austères murs de rudes pierres où la science et les connaissances hier s'infiltraient jusque dans ces cantons distants.

 

Je trouve porte close au château, promu à un prochain ravalement de façade, et c'est au café d'abord, puis dans l'abbatiale que je gagne mon refuge. Au café qui tient auberge, j'ai l'embarras du choix pour réserver une chambre. Celle-ci, très bien à deux fenêtres, l'une pour humer l'air, l'autre pour la méditation.

 

Sous les auspices d'une pietà polychrome et d'un reliquaire en l'honneur de Saint-Chaffre, je tourne les pages :

 

« Depuis près de dix ans, ma santé allait déclinant ; et vers l’époque où j’entrepris mon voyage, je me croyais arrivé à l’épilogue de ma vie, sans plus rien à attendre que la garde-malade et le croque-mort. On me suggéra de tenter les mers du Sud ; et je ne m’opposai pas à visiter comme un spectre et traverser comme un colis les paysages qui m’avaient attiré jeune et bien portant. J’affrétai donc le yacht-goélette du Dr. Merritt, le Casco, jaugeant soixante-quatorze tonnes, partis de San Francisco vers la fin juin 1888, visitai les îles orientales de l’Océanie, et m’arrêtai, au début de l’année suivante, à Honolulu. Faute de courage pour retourner à mon ancienne vie et à ma chambre de malade, je repris la mer sur une goélette marchande, l’Equator, d’un peu plus de soixante-dix tonneaux, passai quatre mois parmi les atolls (ou îles de corail) de l’archipel Gilbert, et atteignis Samoa vers la fin de 1889. À cette époque, la reconnaissance et l’habitude commençaient de m’attacher aux Îles ; j’avais recouvré la force de vivre, noué des amitiés, découvert de nouveaux intérêts ; le temps de mes voyages avait passé comme un rêve féerique : je décidai donc de rester. J’ai entrepris la rédaction de ces pages en mer, au cours d’une troisième croisière sur le vapeur marchand Janet Nicholl. Les jours qui me seront accordés, je les passerai là où j’ai trouvé la vie plus agréable et l’homme plus intéressant ; les haches de mes domestiques noirs sont en train de déblayer le terrain de ma future maison ; et c’est du plus lointain des mers que désormais je m’adresse à mes lecteurs. »

 

Le milan noir allant planant par-delà les monts brumeux.