23 janvier 2019 3 23 /01 /janvier /2019 07:00
Marche au Monastier

Blancheur crue sur les reliefs, milan solitaire, et congères sous mes pieds. Ce matin, entre chien et loup, le vent du nord-ouest ratatine le moindre taillis. Six sous pour faire un franc, et m'offrir une gorgée de Talisker !

 

Venu de Coste-Chaude, hameau tout grain de sable sur la carte d'état-major, je me suis fait un bâton de marche au moyen d'un pieu de hêtre bien solide oublié, peut-être, par un précédent rafleur de sensations. La route roulée de neige que j'emprunte par Mézeyrac, Vachères, Le Monteillet et La Rousselle serpente en brefs ressacs jusqu'au bourg du Monastier, familier des amis de Stevenson, un grand sentimental  – les abonnés estivaux du chemin GR70. Au détour des virages, se dressent quelques maisons d'assemblée : leurs austères murs de rudes pierres où la science et les connaissances hier s'infiltraient jusque dans ces cantons distants.

 

Je trouve porte close au château, promu à un prochain ravalement de façade, et c'est au café d'abord, puis dans l'abbatiale que je gagne mon refuge. Au café qui tient auberge, j'ai l'embarras du choix pour réserver une chambre. Celle-ci, très bien à deux fenêtres, l'une pour humer l'air, l'autre pour la méditation.

 

Sous les auspices d'une pietà polychrome et d'un reliquaire en l'honneur de Saint-Chaffre, je tourne les pages :

 

« Depuis près de dix ans, ma santé allait déclinant ; et vers l’époque où j’entrepris mon voyage, je me croyais arrivé à l’épilogue de ma vie, sans plus rien à attendre que la garde-malade et le croque-mort. On me suggéra de tenter les mers du Sud ; et je ne m’opposai pas à visiter comme un spectre et traverser comme un colis les paysages qui m’avaient attiré jeune et bien portant. J’affrétai donc le yacht-goélette du Dr. Merritt, le Casco, jaugeant soixante-quatorze tonnes, partis de San Francisco vers la fin juin 1888, visitai les îles orientales de l’Océanie, et m’arrêtai, au début de l’année suivante, à Honolulu. Faute de courage pour retourner à mon ancienne vie et à ma chambre de malade, je repris la mer sur une goélette marchande, l’Equator, d’un peu plus de soixante-dix tonneaux, passai quatre mois parmi les atolls (ou îles de corail) de l’archipel Gilbert, et atteignis Samoa vers la fin de 1889. À cette époque, la reconnaissance et l’habitude commençaient de m’attacher aux Îles ; j’avais recouvré la force de vivre, noué des amitiés, découvert de nouveaux intérêts ; le temps de mes voyages avait passé comme un rêve féerique : je décidai donc de rester. J’ai entrepris la rédaction de ces pages en mer, au cours d’une troisième croisière sur le vapeur marchand Janet Nicholl. Les jours qui me seront accordés, je les passerai là où j’ai trouvé la vie plus agréable et l’homme plus intéressant ; les haches de mes domestiques noirs sont en train de déblayer le terrain de ma future maison ; et c’est du plus lointain des mers que désormais je m’adresse à mes lecteurs. »

 

Le milan noir allant planant par-delà les monts brumeux.

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