4 mars 2012 7 04 /03 /mars /2012 07:00

 

La Tour de Montaigne vue du parc.

 

Ce ne sont pas les pierres qui bâtissent une maison, mais les hôtes...


 

Enfant, comme je pressentais leur disparition imminente, j'ai photographié les maisons, les appartements et les cabanes où je vivais.

 

Je pensais capter l'éternité. J'ai préservé le passage.

 

L'appareil était un Rolleiflex pour films en noir et blanc. Les lieux étaient pourtant en couleur la plupart des heures. 

 

Cette camera obscura, je l'ai emportée partout, y compris dans les arbres, à califourchon sur les branches les plus hautes, ce qui me donnait une vue cavalière sur tous les angles de mes décors familiers.

 

Il n'y a pas un pan de mur qui ne soit entré dans la boîte.

 

Je ne compte plus les portes, les fenêtres, les pignons, les tourelles, les appentis, les resserres, les lucarnes, les cadrans solaires, les mansardes, les cheminées, les lingeries, les greniers, les bibliothèques, les buanderies, les salons de musique, les offices, les postes de garde, les terrasses, les chambres, toutes les chambres, les cuisines, les vérandas, les lingeries, les salles de jeux, les garages, les voitures aux teintes pastels, les portiques, les coins et les recoins, les serres, les caves, les couloirs secrets, les salles d'eau, les granges, les chats, les chiens qui entrent et sortent, tiens, voilà Siky, les cabinets d'étude, les instruments de médecine, les garde-manger, les salles à manger, les patios, les toits de tuiles, d'ardoises et de jonc, les halls d'entrée, les escaliers, les rampes d'escaliers, les tonnelles, les carrelages, les parquets à chevrons, à point de Hongrie, de Versailles, à l'anglaise, les tomettes, les reflets de la cire, les écuries, les communs, les fumoirs, les celliers, les massifs de fleurs dans la rocaille, les roseraies, les nuées d'oiseaux, le grand lierre, les jardins et les parcs qui se retrouvent, là, aujourd'hui, sous mes yeux. 

 

Il ne faudrait pas grand-chose pour que ces mondes autrefois vivants, aplanis au format de la paume, se remettent à voltiger. 

 

Le temps passe, le temps presse : je ne me suis, je crois, jamais guéri de cette obsession.   


 

 

12 février 2012 7 12 /02 /février /2012 07:00

  800px-Science museum 025 adjusted

 

Le travail se subdivisant il se fait donc, à côté des machines, quantité d'hommes-machines...

 

 

Dans la boîte aux lettres, un catalogue en offset vantant ce qu'il y a de mieux en matière d'univers numérique qu'il faut absolument posséder pour être branché (avant, qui sait ?, la catastrophe finale) :

 

  • des téléviseurs (LCD, LED, plasma ? HDTV ou HDVT 1080p ? Choix cornélien)
  • des Home Cinema (3.1, 5.1, 7.1 ? La fanfare municipale est de sortie...)
  • des consoles de salons (l'expression est vraiment tordante !)
  • des téléphones mobiles, des téléphones fixes, des Smartphones (les autres sont donc idiots ?)
  • des APN (appareils photographiques numériques). Bridge ou pas bridge ?
  • des chaînes HI-FI toujours plus compactes (Qu'en pense Mozart ?)
  • et bien entendu, toute la gamme homérique des ordinateurs et de leurs accessoires indispensables : des machines de bureau -un investissement idéal pour tous les jours-, des portables -hyper mobiles, emmenez-les partout-, des tablettes pour lire dans le métro, des Netbooks de conception ergonomique, des unités de stockage de quoi vous confectionner des bibliothèques XXL, des scanners -l'assurance d'une qualité irréprochable pour une utilisation intensive-, des imprimantes -imprimez de n'importe où-, des solutions pour les réseaux filaires ou sans fil -rapport qualité-prix, c'est le top-, des sacoches en plastique, en simili cuir, et une en vrai cuir -très tendance, vous pourrez tout transporter...

 

Ce catalogue, je vais le garder comme témoin du monde au XXIe siècle.

 

 

 

it donc, à côté des machines, quantité d'hommes-machines.

22 janvier 2012 7 22 /01 /janvier /2012 07:00

439px-Courtyard with Lunatics by Goya 1794

 

La psy hot line ? Vous tombez sur un répondeur téléphonique et la voix vous dit  : si vous êtes obsessionnel, appuyez sur le chiffre 3 de manière compulsive, si vous êtes schizo, demandez à la petite voix dans votre tête le numéro qu'il faut composer et si vous êtes parano, ne quittez surtout pas, car on sait d'où vous appelez !


 

Des lecteurs, intéressés par l'entretien que j'avais accordé l'an dernier à un périodique médical belge et intitulé Médecine, ont souhaité avoir connaissance de ma vision relative, plus spécifiquement, au handicap psychique. La voici.



(...) 

 

- Vous êtes aussi sensible, je crois, à toutes les formes du handicap. Vous m'avez dit que votre père s'était au départ orienté vers la psychiatrie, ce qui touche au fonctionnement du cerveau, ses dérèglements, ses aberrations. Et vous ?

 

- C'est juste. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, terminant ses études à la faculté, l'une des inscriptions sociales de mon père, sur le plan éthique celle-ci, et pas uniquement, stricto sensu, professionnelle, a été de vouloir venir en aide à celles et ceux qui venaient de vivre un grand traumatisme. La guerre, Hiroshima et Nagasaki, la Shoah. Le champ psychiatrique lui semblait offrir cette possibilité. Mais il a vite déchanté. On ne parlait pas encore de handicap mental, encore moins de handicap psychique, ce qui n'est pas du tout la même chose comme vous le savez. On parlait d'enfermement. Et l'antipsychiatrie était à naître. C'est l'époque aussi où la trajectoire d'Artaud va s'effondrer, je mentionne cette puissante figure intellectuelle à dessein, dans ce contexte précis, Artaud qui va parler de Van Gogh, du monde mouvant et complexe de Van Gogh, dans son Van Gogh ou le suicidé de la société. Mon père avait tout ça en tête quand il a pris la décision de s'orienter par la suite vers la médecine généraliste. À propos de naissance, mon père a été également l'un des introducteurs de la méthode de l'accouchement sans douleur dans notre pays. Je peux en témoigner intimement ! (Rires). Pour revenir à votre question relative au handicap, au cours de ma vie, le hasard, le hasard objectif aurait dit André Breton, m'a mis en contact direct, au sein de ma famille, avec à la fois le handicap mental sous la forme de la psychose infantile et le handicap psychique par l'expression des troubles bipolaires. J'ai vécu ces manifestations intempestives de la vie du cerveau, vous pouvez me croire, de très près. Toute la panoplie des symptômes. Toute la gamme des changements brusques d'état.

 

- En avez-vous souffert ?

 

- Que les parents, la famille et les proches en souffrent, c'est évident. À titre personnel, c'était, c'est toujours, un mixte de douleur et...de chance. Je sais que quand je tiens ce propos, on peut sursauter. Mais autre dimension humaine, nouvelle expérience, entrée dans l'inconnu...Mieux vaut être bien construit, c'est sûr, pour ce genre d'équipée vertigineuse...Le handicap psychique, parlons seulement de celui-ci, peut, si l'on est soi-même sensible, avoir des effets dévastateurs sur la...cellule familiale. Je ne vais pas parler de "malades", je vais dire : celui ou celle qui se débat dans cette dimension existentielle-là souffre, en fait, par intermittence. Je parle d'expérience.

 

- Quelle aide la psychiatrie, en y incluant les médecins de famille et les infirmiers, peut-elle apporter ?

 

- La psychiatrie fait ce qu'elle peut. Le sort, d'ailleurs, qui lui est aujourd'hui réservé en Europe est consternant. Pas ou peu de moyens, un recrutement en berne, une stigmatisation médiatique et législative des passages à l'acte violents. On retourne à l'enfermement que je viens d'évoquer. Beaucoup de bruit, beaucoup de lourdes confusions. Oui, les familles ont terriblement besoin d'être aidées. Des associations, reconnues d'ailleurs d'utilité publique, s'en chargent. L'éclairage a été porté pendant longtemps et quasi exclusivement sur le patient. Pour autant, citons, par exemple, le travail, novateur, il faut le souligner, mené en France à la clinique de La Borde par Jean Oury accompagné, à des moments divers, par des individualités qui ne laissaient pas indifférent, je pense à Fernand Deligny, Claude Jeangirard ou Félix Guattari. Mais la famille a été trop longtemps tenue à l'écart dans le cadre d'un protocole bienveillant de "soins". La situation évolue, mais lentement.

 

- De quelle façon, selon vous, la situation évolue-t-elle ?

 

- Il n'est pas inintéressant, pour ce qui est du handicap en général et du handicap psychique en particulier, de regarder les choses un peu dans le détail. Par exemple, concernant notre pays, en 2005, le législateur a fait évoluer les textes officiels qui étaient, à l'époque, en décalage manifeste avec les réalités du terrain. La législation antérieure qui encadrait la prise en compte humaine, culturelle et sociale du handicap remontait à...1975 ! C'est ainsi que la COTOREP (Commission technique d'orientation et de reclassement professionnel) est devenue la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées). Le vocabulaire institutionnel a changé. Les mots ont leur importance. Les maux aussi, si vous me permettez, qui ont connu, entre-temps, une évolution ou plutôt une dégradation. Depuis quelques années, toutes sortes de nouvelles difficultés matérielles sont apparues, liées, elles, très directement à la crise économique et à la vie de nos sociétés. Ces difficultés peuvent, aujourd'hui, rendre encore plus douloureuse la dimension quotidienne du handicap.


- Toutefois, il semble qu'après plusieurs passages à l'acte violents contre des personnes physiques dans votre pays et un peu partout en Europe, le regard se modifie. Ne serait-ce pas le signe d'un revirement ou d'un renversement négatif de l'opinion publique à l'endroit du handicap mental et du handicap psychique en singularité ? 

 

- Oui. La crainte d'un retour en arrière est fondée : la réforme, cette année, de l'hospitalisation d'office, par exemple, qui est dénoncée dans notre pays par un grand nombre de praticiens dont les psychiatres comme étant un texte de nature sécuritaire. Un amalgame est fait, de propos délibéré, entre délinquance et handicap mental et / ou psychique. Cette confusion est entretenue au plus haut niveau pour des motifs une fois de plus bassement électoralistes. Bon. Que dit la loi de 2005 ? Elle parle de l'égalité des droits et des chances, de la participation et de la citoyenneté des personnes handicapées. La personne handicapée est une personne à part entière, un sujet. Elle n'est pas, elle n'est plus, un élément social non conforme, un boulon défectueux, si vous me passez cette image, qu'il faudrait recycler. Quant aux personnes en situation de handicap, comme disent les textes officiels, elles savent désormais s'organiser en groupements d'usagers influents. Influents, ces usagers des institutions et des services publics, aussi longtemps qu'ils existeront, le sont dans les commissions tant consultatives que décisionnaires. C'est déjà le cas dans d'autres pays de la communauté européenne, la Grande-Bretagne, par exemple. Et ces usagers participent en outre activement à la création et à l'animation, département après département, des GEM, les groupes d'entraide mutuelle, dispositif inscrit dans la loi de 2005, dont l'une des finalités est de lutter contre l'isolement sous toutes ses formes.  

 

- Quel avenir les handicapés psychiques dont vous parlez avec émotion peuvent-ils envisager ?

 

- Ah ! Pour les handicapés et leurs familles, puisque notre entretien se poursuit dans ce sens, je peux vous assurer que c'est un souci de tous instants et un combat de tous les jours ! Pour ce qui est des familles, dans le cadre des réseaux d'accompagnement de la parentalité, il existe, çà et là, des groupes de parole. Les familles ont un besoin légitime d'écoute, de réconfort et de soutien. Mais, au total, on ne peut pas dire que la société, sous nos climats, en ces temps sombres, réserve aux handicapés mentaux, aux handicapés psychiques et à leurs familles un sort enviable, que les handicapés soient libres de leurs mouvements, placés en curatelle, simple ou renforcée, ou, situation humaine et administrative extrême, en tutelle. Ou alors je me trompe. Oui, c'est un vrai parcours du combattant ! Considérant les familles, les régimes de vie se modifient et cela peut aller, par exemple, de la constitution d'une épargne, au profit d'un proche handicapé, en vue de l'acquisition d'un futur logement à carrément un changement du régime matrimonial des ascendants ! Tout ceci n'a rien d'anodin. Mais, encore qu'il n'y a pas de mais, le plus important de mon point de vue : certains schizophrènes, certains bipolaires, certains autistes ont parfois de ces fulgurances dans leurs discours et leurs façons d'être qui sont, pour moi, comme autant de pieds de nez au langage construit socialement, au formatage des expressions corporelles, ou, pour le dire plus crûment, sans en faire pour autant l'éloge, à l'homme réduit, ça se trouve, à l'état d'automate dans son parc, "enchanté", dit-on. Après beaucoup d'errements et d'errance, certains individus trouvent leur mode d'expression, parfois de façon authentiquement créatrice. Après les orages, un apaisement arrive, temporaire ou sur le long terme, et des possibles peuvent enfin s'ouvrir vers un autre soi...

 

(...)

 


 

11 janvier 2012 3 11 /01 /janvier /2012 07:00

 Serafim_and_a_bear.jpg

 

 

Nous étions un jeudi. Le ciel était gris. La terre était couverte de neige et d'épais flocons continuaient à tourbillonner lorsque Séraphin engagea notre conversation dans une clairière, près de son petit ermitage face à la rivière Sarovka qui coulait au pied de la colline. Il me fit asseoir sur le tronc d'un arbre qu'il venait d'abattre et lui-même s'accroupit en face de moi.

 

(Il a abattu un arbre, d'accord, mais un peu de bois pour un peu de chaleur n'est pas grand péché)


- Le Seigneur m'a révélé, dit le grand starets, que depuis votre enfance vous désiriez savoir quel était le but de la vie chrétienne et que vous aviez maintes fois interrogé à ce sujet des personnages même haut placés dans la hiérarchie de l'Église.


Je dois dire que dès l'âge de douze ans cette idée me poursuivait et qu'effectivement j'avais posé la question à plusieurs personnalités ecclésiastiques sans jamais recevoir de réponse satisfaisante. Le starets l'ignorait.

 

(Une existence sans courber l'échine et sans donner le knout)


- Mais personne, continua Séraphin, ne vous a rien dit de précis. On vous conseillait d'aller à l'église, de prier, de vivre selon les commandements de Dieu, de faire le bien - tel, disait-on, était le but de la vie chrétienne. Certains même désapprouvaient votre curiosité, la trouvant déplacée et impie. Mais ils avaient tort. Quant à moi, misérable Séraphin, je vous expliquerai maintenant en quoi ce but consiste.

 

Après avoir prononcé ces paroles, je levai les yeux sur son visage et une peur plus grande encore s'empara de moi. Imaginez-vous, au milieu du soleil, dans l'éclat le plus fort de ses rayons de midi, le visage d'un homme qui vous parle. Vous voyez le mouvement de ses lèvres, l'expression changeante de ses yeux, vous entendez le son de sa voix, vous sentez la pression de ses mains sur vos épaules, mais en même temps vous n'apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre, rien qu'une étincelante lumière se propageant tout autour, à une distance de plusieurs mètres, éclairant la neige qui recouvrait la prairie et tombait sur le grand starets et sur moi-même. Peut-on vraiment se représenter la situation dans laquelle je me trouvais alors ?


- Que sentez-vous maintenant? demanda Séraphin.


- Je me sens extraordinairement bien.


- Comment " bien "? Que voulez-vous dire par " bien " ?


- Mon âme est remplie d'un silence et d'une paix inexprimables.


 

Séraphin ne passait pas tout son temps au sommet d'un roc à contempler le monde tel qu'il allait alors.

 

Il lui arrivait de nourrir les gentils ours de la forêt russe. Oeil bleu et œil brun savaient se rencontrer.

 

Séraphin et François d'Assise sont mes saints préférés (tant qu'à faire), car tous deux aiment les animaux.

4 janvier 2012 3 04 /01 /janvier /2012 07:00

683px-Zimmermann_1880.jpg

 

There is music in every sound...


 

Le murmure argentin de la fontaine.

 

Une porte qui claque.

 

Le marteau du charpentier sur la planche.

 

Des pas dans la neige.

 

Le klong à intervalles réguliers de la clepsydre japonaise.

 

Le vent dans les alpages.

 

La flèche qui atteint sa cible.

 

La fonte des neiges.

 

La colombe sur la branche.

 

La machine-outil qui vrombit.

 

La note accordée.

 

L'avion postal au firmament.

 

Les abeilles dans le lierre.

 

La clé dans la serrure.

 

Une allumette qui craque.

 

Le stylo sur la page.

 

Les braises dans l'âtre.

 

Le cling des verres qui se saluent.

 

Les fils du télégraphe qui sifflent.

 

Une motocyclette qui s'approche.

 

Les vagues sur la grève.

 

Les cloches au village.

 

La trompe du train sur la plaine.

 

Une robe de satin au bal.

 

Les langues qui se tutoient.

 

Les langues qui se délient.

 

Un cheval loin du paddock.

 

Le pot sur le feu.

 

La téléalarme pour un oui, pour un non.

 

Des galets dans le torrent.


 

Etc.

 

 

Depuis tôt ce matin, dans ce hameau de Norvège, j'entends l'équipe des charpentiers à l'œuvre sur le toit d'une maison voisine.

 

Le son que rendent leurs marteaux sur le bois est exactement le même partout sur la Terre. C'est un son à la fois net et précis, émouvant car immémorial, qui résonne jusque de l'autre côté du lac. Une variété de tam-tam à vocation professionnelle qui semble convoquer les puissances naturelles. Je peux rester des heures à l'écouter dans sa répétition magique. Et quand le travail des hommes s'arrête, c'est ma présence qui fait, n'est-ce pas ?, cher Henry, le silence, assourdissant de recueillement, de cette chambre ouverte sur le monde.

 

Le son d'une seule main dans l'air...

25 décembre 2011 7 25 /12 /décembre /2011 07:00

417px-Happy_Christmas_3.jpg

 

Ce n'est pas le temps qui nourrit, c'est la culture... 


 

Il fera chaud dans la maisonnée. 

Les deux mains aux tisons. 

Un beau feu dans la cheminée. 

Volettent les blancs flocons !

 

 

Et on boira de l'alcool, encore et encore, dans une griserie sans nom, on se récitera, encore et encore, des poèmes de Pouchkine ou de Simonov :

 

 

Si tu m'attends, je reviendrai,
Mais attends-moi très fort.
Attends, quand la pluie jaune
Apporte la tristesse,
Attends quand la neige tournoie,
Attends quand triomphe l'été
Attends quand le passé s'oublie
Et qu'on attend plus les autres.
Attends quand des pays lointains
Il ne viendra plus de courrier,
Attends, lorsque seront lassés
Ceux qui avec toi attendaient....

 

 


Et on passera des disques d'autrefois et on écoutera, encore et encore, la voix râpeuse de Vladimir Vyssotski :

 

 

C'est la chasse aux loups, c'est la chasse sans pitié !
Aux carnassiers gris, aux adultes et aux nourrissons !
Les rabatteurs crient et les chiens aboient jusqu'à la nausée.
Le sang sur la neige et les taches rouges des fanions...

 

 

 

Et on se dira, encore et encore, à la lueur des bougies, qu'on aura essayé de ne pas nuire ni de subir.

 

Une belle vie, encore et encore...

21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 07:00

200px-Ducontratsocial002.jpg

 

 

Intérêts privés, intérêt général et au-delà...

 

Le manque de solidarité dans les intérêts est tel que les classes en sont arrivées à désirer le malheur les unes des autres afin d'en profiter pour leurs petits avantages respectifs...

 

 

J'aime bien la presse helvétique qui est, sauf exception, informée grâce à des sources fiables, de qualité. Et, comme Jean-Jacques, il peut m'arriver de me sentir citoyen de Genève à mon tour.

 

Justement, un journaliste local et moi avions rendez-vous l'autre semaine dans l'un de ces cafés de la vieille ville où l'on peut prendre le temps du recul sur l'actualité.

 

(...)

 

- Que pensez-vous du Mouvement des Indignés ?

 

- Disons que je peux manifester de la sympathie à son endroit quand, lucidement, j'observe la marche bancale du monde depuis une trentaine d'années. C'est dans ce contexte, le mensonge généralisé, l'amnésie historique, les malversations financières, l'étendue de la duplicité, la corruption qui monte, telle politique oublieuse de l'intérêt général, la pauvreté galopante, pas que matérielle, certaines formes de résignation et le reste, que peut s'expliquer le succès, très réel en terme d'édition, en France et dans toute l'Europe, du texte de Stéphane Hessel. Au passage, avez-vous remarqué que cet essai est sorti à Montpellier, au sud des Cévennes, en terre protestante ?

 

- Ce phénomène pourrait-il s'amplifier ? Prendre d'autres formes ?

 

- Je comprends très bien les motifs et motivations à l'œuvre chez une partie de la jeunesse et des individus matures qui disposent des outils intellectuels pour analyser la situation. J'observe que celles et ceux qui disposent pas de ces atouts, d'une éducation minimale et d'un sens critique, ont tendance à se raccrocher à la branche politique la plus outrancièrement populiste, si je peux dire, ce qui, de mon point de vue, est préoccupant.

 

- En matière d'éducation et d'accès à l'éducation, certains pays européens sont cités en exemples, comme la Finlande. Ailleurs, les politiques sont à géométrie variable...


- D'où, une fois encore, l'énorme question de la qualité de l'éducation. Dans notre pays, vous le savez, en dehors d'un certain nombre d'îlots pédagogiques qui s'autoprotègent ou que l'État préserve pour des raisons strictement électoralistes, la situation, en poussant à peine, vu le saccage moral et matériel, résultat actuel d'une certaine orientation politique depuis plusieurs années, frise le degré zéro absolu. Nous sommes loin d'une éducation élevée de l'enfant vers l'homme. Pour revenir à votre question, en effet, trop, c'est trop, et ces indignés le ressentent fortement.

 

- N'y aurait-il pas des arrière-pensées chez quelques-uns d'entre eux ? À New York, en se rendant jusqu'aux marches de Wall Street, ne demandaient-ils pas à avoir, eux aussi, issus en majorité de la classe moyenne, une part du gâteau ou, pour le dire autrement, à profiter des fruits du capital ? En le combattant, ne renforceraient-ils pas l'ordre bourgeois auquel, finalement, certains de ces indignés aspirent ? 

 

- Oui, on ne peut écarter cette hypothèse. Les slogans américains parlent de global revolution. On a vu où les révolutions, de fer comme de velours, ont mené. D'une certaine façon, on est encore dans une vision dix-neuvièmiste de la lutte entre les classes sociales. Et ce n'est pas entièrement faux. Que je sache, la lutte des classes, selon le vocabulaire consacré, perdure. Slogan pour slogan, j'ai envie de dire : lâchez tout ! Indignation, bien, mais ça reste, si vous me permettez et sans rien enlever de la nécessité de ne pas se laisser faire quand on constate ou on subit des injustices multiformes dans nos sociétés modernes par certains aspects délitées, l'expression d'un sentiment de colère. Une fois la colère passée, que fait-on ? Dans quelles perspectives ? Et comment ? Il y aura sans doute une amplification de cette onde avant, je le crains, soit récupération médiatique, soit carrément mise en coupe réglée au nom ou en vertu du tout économique. La réforme commence ici, maintenant, sur soi-même. Il faut donc aller plus loin et poser, se poser, les questions vraiment radicales en faisant la part des choses et, comme toujours, avec le sens des nuances.

 

- Les turbulences du monde économique touchent et affectent la vie du citoyen au plus près tous les jours. Il paraît difficile d'y échapper...

 

- Ce serait présomptueux. Avec une bonne dose d'humour, ce n'est pas donné à tout le monde, certes, on peut commencer par résister. On peut aussi résister d'abord, se révolter ensuite. On peut faire l'éloge de la fuite : je m'abstiens et largue les amarres. Si cette échappée volontaire hors du monde commun devient définitive, ce sont alors les conditions d'existence singulières de l'érémitisme. Pourquoi pas ? Le désert minéral n'est pas aussi vide qu'on le pense. Les géographes, les biologistes, les botanistes savent de quoi je parle. Il est possible d'imaginer d'autres façons du vivre social. Pour ma part, depuis longtemps, je pratique le un tiers dedans, deux tiers dehors. Image nietzschéenne : je descends de la montagne vers le marché et j'y remonte. C'est mon équilibre vital. Pour ce qui est du monde économique, comme vous dites, réduit le plus souvent aux seules fluctuations des bourses internationales, encore faut-il que le citoyen saisisse clairement ce qui est en train de se passer. Or, il n'y comprend plus rien et ce ne sont certainement pas les spécialistes de la science économique, les fameux experts, tant publics que privés, qui vont apporter à ce citoyen une aide honnête afin qu'il gagne en clairvoyance. Encore moins les hommes providentiels qui tentent de s'imposer un peu partout comme toujours en temps de crise et de détresse humaine. À tout prendre, ce citoyen qui, je le souhaite, n'est pas frappé de paresse intellectuelle serait bien inspiré de lire ou de relire l'ouvrage magistral d'Adam Smith, La Richesse des nations. Il pourrait aussi prendre connaissance du plus articulé des chapitres du Walden de Thoreau intitulé précisément Économie. Il y trouverait sans doute une foultitude de réflexions tout à fait valables quant à notre situation politico-économico-culturelle présente.

 

(...)

 

- Que vous inspire la fin de la dictature en Libye ?

 

- Que les régimes dictatoriaux, de façon générale, reculent et finissent par disparaître, je m'en réjouis. Mais...Mais, en lucidité, quand j'apprends que la vie, le comportement quotidien du citoyen -et de la citoyenne !-, vont être désormais dictés selon une normalisation d'essence religieuse, je me dis : tout ça pour ça ? Qu'en sera-t-il des relations hommes-femmes, par exemple ? Où s'exprimera la laïcité dans un tel contexte ? Laïcité qui, il faut le souligner sans rien absoudre, existait il y a peu encore dans ce pays, largement nourrie de ce qui légalement prévaut ici, en Europe. Pour ce qui est de ce pays et d'autres, l'Occident, selon moi, a toutes les chances, par défaut de sens éthique et agencement concerté de petits calculs, de se réveiller bientôt avec une drôle de gueule de bois...

 

(...)

 

- Puisque nous terminons cet entretien, et pour détendre un peu l'atmosphère, j'aimerais vous proposer la lecture de ce texte à la teneur hautement idéaliste, écrit au siècle dernier, et qui vaut son pesant d'or. Je pense l'utiliser dans le cadre d'un séminaire rien que pour le plaisir d'entendre la réaction de l'auditoire qui aura la gentillesse de m'écouter lors de cette occasion. Tenez, en voici deux larges extraits :

 

N'ai-je de relations qu'avec des individus isolés ?

J'ai des relations non seulement avec des individus isolés, mais aussi avec divers groupes sociaux et, d'une façon générale, avec la société.

Qu'est-ce que la société ?

La société est la réunion des individus pour une oeuvre commune.

Une oeuvre commune peut-elle être bonne ?

Une oeuvre commune peut être bonne, à de certaines conditions.

A quelles conditions ?

L'œuvre commune sera bonne si, par amour mutuel ou par amour de l'œuvre, les ouvriers agissent tous librement, et si leurs efforts se groupent et se soutiennent en une coordination harmonieuse.

En fait, l'œuvre sociale a-t-elle ce caractère de liberté ?

En fait, l'œuvre sociale n'a aucun caractère de liberté. Les ouvriers y sont subordonnés les uns aux autres. Leurs efforts ne sont pas les gestes spontanés et harmonieux de l'amour, mais les gestes grinçants de la contrainte.

Que concluez-vous de ce caractère de l'œuvre sociale ?

J'en conclus que l'œuvre sociale est mauvaise.

Comment le sage considère-t-il la société ?

Le sage considère la société comme une limite. Il se sent social comme il se sent mortel.

Quelle est l'attitude du sage en face des limites ?

Le sage regarde les limites comme des nécessités matérielles et il les subit physiquement avec indifférence.

Que sont les limites pour celui qui est en marche vers la sagesse ?

Pour celui qui est en marche vers la sagesse, les limites constituent des dangers.

Pourquoi ?

Celui qui ne distingue pas encore pratiquement, avec une sûreté inébranlable, les choses qui dépendent de lui et les choses indifférentes, risque de traduire les contraintes matérielles en contraintes morales.

Que doit faire l'individualiste imparfait en face de la contrainte sociale ?

Il doit défendre contre elle sa raison et sa volonté. Il repoussera les préjugés qu'elle impose aux autres hommes, il se défendra de l'aimer ou de la haïr ; il se délivrera progressivement de toute crainte et de tout désir à son égard ; il se dirigera vers la parfaite indifférence, qui est la sagesse en face des choses qui ne dépendent pas de lui.

Le sage espère-t-il une meilleure société ?

Le sage se défend de toute espérance.

 

(...)

 

Qu'est-ce que le bonheur ?

Le bonheur est l'état de l'âme qui se sent parfaitement libre de toutes les servitudes étrangères et en parfait accord avec elle-même.

N'y a-t-il donc bonheur que lorsqu'on n'a plus besoin de faire effort et le bonheur succède-t-il à la vertu ?

Le sage a toujours besoin d'effort et de vertu. Il est toujours attaqué par le dehors. Mais le bonheur n'existe, en effet, que dans l'âme où il n'y a plus de lutte intérieure.

Est-on malheureux dans la poursuite de la sagesse ?

Non. Chaque victoire, en attendant le bonheur, produit de la joie.

Qu'est-ce que la joie ?

La joie est le sentiment du passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande. La joie est le sentiment qu'on avance vers le bonheur.

Distinguez par une comparaison la joie et le bonheur.

Un être pacifique, forcé de combattre, remporte une victoire qui le rapproche de la paix : il éprouve de la joie. Il arrive enfin à une paix que rien ne pourra troubler : il est dans le bonheur.

Faut-il essayer d'obtenir le bonheur et la perfection dès le premier jour où l'on comprend ?

Il est rare qu'on puisse tenter sans imprudence la perfection immédiate.

Quel danger courent les impatients ?

Le danger de reculer et de se décourager.

Comment convient-il de se préparer à la perfection ?

Il convient d'aller à Epictète en passant par Epicure.

Que voulez-vous dire ?

Il faut d'abord se placer au point de vue d'Epicure et distinguer les besoins naturels des besoins imaginaires. Quand nous serons capables de mépriser pratiquement tout ce qui n'est pas nécessaire à la vie ; quand nous dédaignerons le luxe et le confortable ; quand nous savourerons la volupté physique qui sort des nourritures et des boissons simples  ; quand notre corps saura aussi bien que notre âme la bonté du pain et de l'eau : nous pourrons avancer davantage.

Quel pas restera-t-il à faire ?

Il restera à sentir que, même privé de pain et d'eau, nous serions heureux ; que, dans la maladie la plus douloureuse et la plus dénuée de secours, nous serions heureux ; que, même en mourant dans les supplices et au milieu des injures de tous, nous serions heureux.

Ce sommet de sagesse est-il abordable à tous ?

Ce sommet est abordable à tout homme de bonne volonté qui se sent un penchant naturel vers l'individualisme.

 

- C'est un peu sentencieux et assez naïf, utopique...

 

- Rétrospectivement, oui, on pourrait sourire et plus. Et dans le même temps...Je retiens, dans cette tension vers une certaine perfection éthique pour soi-même, cette phrase : le sage se défend de toute espérance. Je laisse tomber le sage, la posture du sage est trop apprêtée pour moi, et garde l'idée. Pas d'espoir, donc, logiquement, pas de désespoir. Du travail et du gai savoir, c'est le point de départ et le sens global. À proposer en partage, si les conditions atmosphériques s'y prêtent !, via des livres, des conférences, des séminaires, des rencontres. Voici, pour moi, l'essentiel aujourd'hui !

 

 

(Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Editions Indigène, 2010 / Han Ryner, Petit manuel individualiste, Allia, 2010)

11 décembre 2011 7 11 /12 /décembre /2011 07:00

427px-Caillebotte_-_Peche_a_la_ligne.jpg

 

The first day :  A Conference betwixt an angler, a falconer, and a hunter, each commending his recreation...


 

A : Alors, t'as été à la pêche ?

 

B : Oui, je m'suis bien marré...J'ai pris les deux lignes...T'sais, la noire et la jaune... Qu'est-ce qui f'sait froid ! J'te raconte pas...Yavait un con qu'avait garé sa bagnole en travers du chemin de halage...Non, mais...J'ai gueulé...L'temps de sortir l'matos qui pleuvait...Tous les zappâts...La combin'...Eul'siège pliable...Et le kil de rouge !

 

A : Mais t'as pêché ?

 

B : Ouais, ouais...T'sais, l'eau était vraiment verte, j'voyais rien d'abord et pi ensuite...Tu vois d'habitude elle est bleue qu'elle était verte l'aut'jour...Les zappâts y zétaient boussillés que j'les ai laissés trop longtemps dans l'sac qui faut les met' au frigo...M'suis pelé dehors...Allez ! un coup pour démarrer que j'me dis...

 

A : Mais qu'est-ce t'as fait ?

 

B : Ben, j'ai pêché, j'ai essayé de pêcher...L'problème que c'est les crabes qui bouffent tout...Les crabes, c'est l'problème quand t'es là-bas...Eur'marque y en a au bord de la mer aussi...Tiens, jeudi j'ai vu mon René qu'était à l'action dans l'aut'coin....Il est malin...L'a pris eud'bons zhameçons chez Pierrot c'tantôt...Rusé l'malin...

 

C : Au final t'as pris quoi ?

 

B : J'ai lancé c'te ligne la jaune à vingt mètres...Purée y pleuvait ! Les doigts g'lés...Hop ! un p'tit coup pour s'réchauffer et clac ! eu'l'fil qui s'casse ! L'Pierrot y vend du bon fil qui dit...Mon oeil...D'la camelot'...J'ai lancé l'aut'ligne pour voir...Yavait rien...Hop ! un aut'coup pour s'donner d'l'effort...Une 'tite rondelle d'andouille...Et là j'l'ai vu...

 

C : ?

 

B : Comme une sort'd'fantôme qui marchait sur l'eau...Tout couvert d'écailles...Vrai...Il a tourné sa tête vers moi...Oh putain ! qui v'nait vers moi...

 

A : Un fantôme ?!? Et ?

 

B : Ben il disparu com'ça...J'tais chaviré...Pu rien dans l'bouteille d'limonade...C't'un endroit maudit d'chez maudit j't'eul dis...

 

A : Nan mais t'as rien pêché !

 

B : Ben si j'suis allé à la pêche...

 

 

(Izaak Walton, The Complete Angler, Acturus Publishing Limited, 2010)

30 novembre 2011 3 30 /11 /novembre /2011 07:00

460px-Quentin_Massys-_Erasmus_of_Rotterdam.JPG

 

 

On croit rêver...

 

Lorsqu'un enfant rencontre sur son chemin quelque personnage respectable par son âge, vénérable par ses fonctions de prêtre, considérable par son rang ou honorable à quelque titre, il doit s'écarter, se découvrir la tête et même fléchir légèrement les genoux. Qu'il n'aille pas se dire : «Que m'importe un inconnu ? Qu'ai-je à faire avec un homme qui ne m'est rien ?» Ce n'est pas à un homme, ce n'est pas à un mérite quelconque que l'on accorde cette marque de respect, c'est à Dieu. Dieu l'a ordonné par la bouche de Salomon, qui dit : Lève-toi devant un vieillard; il l'a ordonné par la bouche de Paul, qui commande de rendre doublement honneur aux prêtres et, en somme, de rendre à chacun l'honneur qui lui est dû. Il comprend dans le nombre même les magistratures païennes, et si le Grand Turc, ce qu'à Dieu ne plaise, devenait notre maître, ce serait pécher que de lui refuser le respect dû aux fonctions publiques. Je ne dis rien ici des parents, à qui, après Dieu, on doit la plus grande vénération; je ne parle pas non plus des précepteurs, qui, en développant l'intelligence, enfantent en quelque sorte.

 

Entre égaux, il faut se souvenir de ce mot de Paul : En fait de déférence, prévenez-vous mutuellement. Celui qui prévient le salut de son égal ou de son inférieur, loin de s'abaisser, se montre plus affable et par cela même plus digne d'être honoré.

 

Et toc ! De Paul, toujours : Ne vous y trompez pas : les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs.

 

Savoir-vivre ? Legs humaniste ? Des monstres ordinaires, je vous dis...


 

(Érasme, La Civilité puérile, 1530, traduction française d'Alcide Bonneau, 1877)

20 novembre 2011 7 20 /11 /novembre /2011 07:00

420px-BalzacLostIllusions01.jpg

 

(...)

 

L’idée première de la Comédie humaine fut d’abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projets impossibles que l’on caresse et qu’on laisse s’envoler ; une chimère qui sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la chimère, comme  beaucoup de chimères, se change en réalité, elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder. Cette idée vint d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité.

 

(...)

 

L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les Espèces Zoologiques résultent de ces différences. La proclamation et le soutien de ce système, en harmonie d’ailleurs avec les idées que nous nous faisons de la puissance divine, sera l’éternel honneur de Geoffroi Saint-Hilaire, le vainqueur de Cuvier sur ce point de la haute science, et dont le triomphe a été salué par le dernier article qu’écrivit le grand Goethe.

 

(...)

 

L’Etat Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature plus la Société. La description des Espèces Sociales était donc au moins double de celle des Espèces Animales, à ne considérer que les deux sexes. Enfin, entre les animaux, il y a peu de drames, la confusion ne s’y met guère ; ils courent sus les uns aux autres, voilà tout. Les hommes courent bien aussi les uns sur les autres ; mais leur plus ou moins d’intelligence rend le combat autrement compliqué.

 

(...)

 

Les écrivains qui ont un but, fût-ce un retour aux principes qui se trouvent dans le passé par cela même qu’ils sont éternels, doivent toujours déblayer le terrain. Or, quiconque apporte sa pierre dans le domaine des idées, quiconque signale un abus, quiconque marque d’un signe le mauvais pour être retranché, celui-là passe toujours pour être immoral. Le reproche d’immoralité, qui n’a jamais failli à l’écrivain courageux, est d’ailleurs le dernier qui reste à faire quand on n’a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures ; si à force de travaux diurnes et nocturnes, vous parvenez à écrire la langue la plus difficile du monde, on vous jette alors le mot immoral à la face.

 

(...)

 

L’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la Société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m’autorise, je crois, à donner à mon ouvrage le titre sous lequel il parait aujourd’hui : La Comédie humaine. Est-ce ambitieux ? N’est-ce que juste ? C’est ce que, l’ouvrage terminé, le public décidera.

 

 

Ce qu'il faut toujours démontrer...

 

 

(Honoré de Balzac, Avant-propos de La Comédie humaine, 1842)