Intérêts privés, intérêt général et au-delà...
Le manque de solidarité dans les intérêts est tel que les classes en sont arrivées à désirer le malheur les unes des autres afin d'en profiter pour leurs petits avantages respectifs...
J'aime bien la presse helvétique qui est, sauf exception, informée grâce à des sources fiables, de qualité. Et, comme Jean-Jacques, il peut m'arriver de me sentir citoyen de Genève à mon tour.
Justement, un journaliste local et moi avions rendez-vous l'autre semaine dans l'un de ces cafés de la vieille ville où l'on peut prendre le temps du recul sur l'actualité.
(...)
- Que pensez-vous du Mouvement des Indignés ?
- Disons que je peux manifester de la sympathie à son endroit quand, lucidement, j'observe la marche bancale du monde depuis une trentaine d'années. C'est dans ce contexte, le mensonge généralisé, l'amnésie historique, les malversations financières, l'étendue de la duplicité, la corruption qui monte, telle politique oublieuse de l'intérêt général, la pauvreté galopante, pas que matérielle, certaines formes de résignation et le reste, que peut s'expliquer le succès, très réel en terme d'édition, en France et dans toute l'Europe, du texte de Stéphane Hessel. Au passage, avez-vous remarqué que cet essai est sorti à Montpellier, au sud des Cévennes, en terre protestante ?
- Ce phénomène pourrait-il s'amplifier ? Prendre d'autres formes ?
- Je comprends très bien les motifs et motivations à l'œuvre chez une partie de la jeunesse et des individus matures qui disposent des outils intellectuels pour analyser la situation. J'observe que celles et ceux qui disposent pas de ces atouts, d'une éducation minimale et d'un sens critique, ont tendance à se raccrocher à la branche politique la plus outrancièrement populiste, si je peux dire, ce qui, de mon point de vue, est préoccupant.
- En matière d'éducation et d'accès à l'éducation, certains pays européens sont cités en exemples, comme la Finlande. Ailleurs, les politiques sont à géométrie variable...
- D'où, une fois encore, l'énorme question de la qualité de l'éducation. Dans notre pays, vous le savez, en dehors d'un certain nombre d'îlots pédagogiques qui s'autoprotègent ou que l'État préserve pour des raisons strictement électoralistes, la situation, en poussant à peine, vu le saccage moral et matériel, résultat actuel d'une certaine orientation politique depuis plusieurs années, frise le degré zéro absolu. Nous sommes loin d'une éducation élevée de l'enfant vers l'homme. Pour revenir à votre question, en effet, trop, c'est trop, et ces indignés le ressentent fortement.
- N'y aurait-il pas des arrière-pensées chez quelques-uns d'entre eux ? À New York, en se rendant jusqu'aux marches de Wall Street, ne demandaient-ils pas à avoir, eux aussi, issus en majorité de la classe moyenne, une part du gâteau ou, pour le dire autrement, à profiter des fruits du capital ? En le combattant, ne renforceraient-ils pas l'ordre bourgeois auquel, finalement, certains de ces indignés aspirent ?
- Oui, on ne peut écarter cette hypothèse. Les slogans américains parlent de global revolution. On a vu où les révolutions, de fer comme de velours, ont mené. D'une certaine façon, on est encore dans une vision dix-neuvièmiste de la lutte entre les classes sociales. Et ce n'est pas entièrement faux. Que je sache, la lutte des classes, selon le vocabulaire consacré, perdure. Slogan pour slogan, j'ai envie de dire : lâchez tout ! Indignation, bien, mais ça reste, si vous me permettez et sans rien enlever de la nécessité de ne pas se laisser faire quand on constate ou on subit des injustices multiformes dans nos sociétés modernes par certains aspects délitées, l'expression d'un sentiment de colère. Une fois la colère passée, que fait-on ? Dans quelles perspectives ? Et comment ? Il y aura sans doute une amplification de cette onde avant, je le crains, soit récupération médiatique, soit carrément mise en coupe réglée au nom ou en vertu du tout économique. La réforme commence ici, maintenant, sur soi-même. Il faut donc aller plus loin et poser, se poser, les questions vraiment radicales en faisant la part des choses et, comme toujours, avec le sens des nuances.
- Les turbulences du monde économique touchent et affectent la vie du citoyen au plus près tous les jours. Il paraît difficile d'y échapper...
- Ce serait présomptueux. Avec une bonne dose d'humour, ce n'est pas donné à tout le monde, certes, on peut commencer par résister. On peut aussi résister d'abord, se révolter ensuite. On peut faire l'éloge de la fuite : je m'abstiens et largue les amarres. Si cette échappée volontaire hors du monde commun devient définitive, ce sont alors les conditions d'existence singulières de l'érémitisme. Pourquoi pas ? Le désert minéral n'est pas aussi vide qu'on le pense. Les géographes, les biologistes, les botanistes savent de quoi je parle. Il est possible d'imaginer d'autres façons du vivre social. Pour ma part, depuis longtemps, je pratique le un tiers dedans, deux tiers dehors. Image nietzschéenne : je descends de la montagne vers le marché et j'y remonte. C'est mon équilibre vital. Pour ce qui est du monde économique, comme vous dites, réduit le plus souvent aux seules fluctuations des bourses internationales, encore faut-il que le citoyen saisisse clairement ce qui est en train de se passer. Or, il n'y comprend plus rien et ce ne sont certainement pas les spécialistes de la science économique, les fameux experts, tant publics que privés, qui vont apporter à ce citoyen une aide honnête afin qu'il gagne en clairvoyance. Encore moins les hommes providentiels qui tentent de s'imposer un peu partout comme toujours en temps de crise et de détresse humaine. À tout prendre, ce citoyen qui, je le souhaite, n'est pas frappé de paresse intellectuelle serait bien inspiré de lire ou de relire l'ouvrage magistral d'Adam Smith, La Richesse des nations. Il pourrait aussi prendre connaissance du plus articulé des chapitres du Walden de Thoreau intitulé précisément Économie. Il y trouverait sans doute une foultitude de réflexions tout à fait valables quant à notre situation politico-économico-culturelle présente.
(...)
- Que vous inspire la fin de la dictature en Libye ?
- Que les régimes dictatoriaux, de façon générale, reculent et finissent par disparaître, je m'en réjouis. Mais...Mais, en lucidité, quand j'apprends que la vie, le comportement quotidien du citoyen -et de la citoyenne !-, vont être désormais dictés selon une normalisation d'essence religieuse, je me dis : tout ça pour ça ? Qu'en sera-t-il des relations hommes-femmes, par exemple ? Où s'exprimera la laïcité dans un tel contexte ? Laïcité qui, il faut le souligner sans rien absoudre, existait il y a peu encore dans ce pays, largement nourrie de ce qui légalement prévaut ici, en Europe. Pour ce qui est de ce pays et d'autres, l'Occident, selon moi, a toutes les chances, par défaut de sens éthique et agencement concerté de petits calculs, de se réveiller bientôt avec une drôle de gueule de bois...
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- Puisque nous terminons cet entretien, et pour détendre un peu l'atmosphère, j'aimerais vous proposer la lecture de ce texte à la teneur hautement idéaliste, écrit au siècle dernier, et qui vaut son pesant d'or. Je pense l'utiliser dans le cadre d'un séminaire rien que pour le plaisir d'entendre la réaction de l'auditoire qui aura la gentillesse de m'écouter lors de cette occasion. Tenez, en voici deux larges extraits :
N'ai-je de relations qu'avec des individus isolés ?
J'ai des relations non seulement avec des individus isolés, mais aussi avec divers groupes sociaux et, d'une façon générale, avec la société.
Qu'est-ce que la société ?
La société est la réunion des individus pour une oeuvre commune.
Une oeuvre commune peut-elle être bonne ?
Une oeuvre commune peut être bonne, à de certaines conditions.
A quelles conditions ?
L'œuvre commune sera bonne si, par amour mutuel ou par amour de l'œuvre, les ouvriers agissent tous librement, et si leurs efforts se groupent et se soutiennent en une coordination harmonieuse.
En fait, l'œuvre sociale a-t-elle ce caractère de liberté ?
En fait, l'œuvre sociale n'a aucun caractère de liberté. Les ouvriers y sont subordonnés les uns aux autres. Leurs efforts ne sont pas les gestes spontanés et harmonieux de l'amour, mais les gestes grinçants de la contrainte.
Que concluez-vous de ce caractère de l'œuvre sociale ?
J'en conclus que l'œuvre sociale est mauvaise.
Comment le sage considère-t-il la société ?
Le sage considère la société comme une limite. Il se sent social comme il se sent mortel.
Quelle est l'attitude du sage en face des limites ?
Le sage regarde les limites comme des nécessités matérielles et il les subit physiquement avec indifférence.
Que sont les limites pour celui qui est en marche vers la sagesse ?
Pour celui qui est en marche vers la sagesse, les limites constituent des dangers.
Pourquoi ?
Celui qui ne distingue pas encore pratiquement, avec une sûreté inébranlable, les choses qui dépendent de lui et les choses indifférentes, risque de traduire les contraintes matérielles en contraintes morales.
Que doit faire l'individualiste imparfait en face de la contrainte sociale ?
Il doit défendre contre elle sa raison et sa volonté. Il repoussera les préjugés qu'elle impose aux autres hommes, il se défendra de l'aimer ou de la haïr ; il se délivrera progressivement de toute crainte et de tout désir à son égard ; il se dirigera vers la parfaite indifférence, qui est la sagesse en face des choses qui ne dépendent pas de lui.
Le sage espère-t-il une meilleure société ?
Le sage se défend de toute espérance.
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Qu'est-ce que le bonheur ?
Le bonheur est l'état de l'âme qui se sent parfaitement libre de toutes les servitudes étrangères et en parfait accord avec elle-même.
N'y a-t-il donc bonheur que lorsqu'on n'a plus besoin de faire effort et le bonheur succède-t-il à la vertu ?
Le sage a toujours besoin d'effort et de vertu. Il est toujours attaqué par le dehors. Mais le bonheur n'existe, en effet, que dans l'âme où il n'y a plus de lutte intérieure.
Est-on malheureux dans la poursuite de la sagesse ?
Non. Chaque victoire, en attendant le bonheur, produit de la joie.
Qu'est-ce que la joie ?
La joie est le sentiment du passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande. La joie est le sentiment qu'on avance vers le bonheur.
Distinguez par une comparaison la joie et le bonheur.
Un être pacifique, forcé de combattre, remporte une victoire qui le rapproche de la paix : il éprouve de la joie. Il arrive enfin à une paix que rien ne pourra troubler : il est dans le bonheur.
Faut-il essayer d'obtenir le bonheur et la perfection dès le premier jour où l'on comprend ?
Il est rare qu'on puisse tenter sans imprudence la perfection immédiate.
Quel danger courent les impatients ?
Le danger de reculer et de se décourager.
Comment convient-il de se préparer à la perfection ?
Il convient d'aller à Epictète en passant par Epicure.
Que voulez-vous dire ?
Il faut d'abord se placer au point de vue d'Epicure et distinguer les besoins naturels des besoins imaginaires. Quand nous serons capables de mépriser pratiquement tout ce qui n'est pas nécessaire à la vie ; quand nous dédaignerons le luxe et le confortable ; quand nous savourerons la volupté physique qui sort des nourritures et des boissons simples ; quand notre corps saura aussi bien que notre âme la bonté du pain et de l'eau : nous pourrons avancer davantage.
Quel pas restera-t-il à faire ?
Il restera à sentir que, même privé de pain et d'eau, nous serions heureux ; que, dans la maladie la plus douloureuse et la plus dénuée de secours, nous serions heureux ; que, même en mourant dans les supplices et au milieu des injures de tous, nous serions heureux.
Ce sommet de sagesse est-il abordable à tous ?
Ce sommet est abordable à tout homme de bonne volonté qui se sent un penchant naturel vers l'individualisme.
- C'est un peu sentencieux et assez naïf, utopique...
- Rétrospectivement, oui, on pourrait sourire et plus. Et dans le même temps...Je retiens, dans cette tension vers une certaine perfection éthique pour soi-même, cette phrase : le sage se défend de toute espérance. Je laisse tomber le sage, la posture du sage est trop apprêtée pour moi, et garde l'idée. Pas d'espoir, donc, logiquement, pas de désespoir. Du travail et du gai savoir, c'est le point de départ et le sens global. À proposer en partage, si les conditions atmosphériques s'y prêtent !, via des livres, des conférences, des séminaires, des rencontres. Voici, pour moi, l'essentiel aujourd'hui !
(Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Editions Indigène, 2010 / Han Ryner, Petit manuel individualiste, Allia, 2010)