10 avril 2011 7 10 /04 /avril /2011 06:00

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La journaliste canadienne de Montréal est brune, chaleureuse, plutôt futée, et...buveuse de bière.

 

Il y a celles qui aiment la lager au pub et celles qui apprécient le frascati sous la tonnelle. Ce sont des femmes, mais ce ne sont pas les mêmes.

 

Bon, celle-ci est vraiment intéressée par mon travail, ça ira.

 

Pour notre second entretien, en souvenir, qui sait ?, de Virginia Woolf, je lui ai donné rendez-vous à l'entrée de la pagode des Royal Botanic Gardens of Kew que tous les Anglais appellent simplement Kew Gardens depuis 1850, ces jardins d'exception situés au sud de Londres, près de Richmond, sur la Tamise.

 

- Vous me disiez ce matin que cette place a une signification particulière dans votre biographie.

 

- Oui, j'y suis venu la première fois il y a longtemps grâce à l'un de mes grands-parents qui avait une véritable passion pour la beauté et l'exactitude des sciences naturelles.Vous avez là sous les yeux sans aucun doute, pour qui voyage, le plus bel herbarium au monde. J'y reviens autant que je le peux. Nous sommes bien en Angleterre et en même temps en pleine jungle ou dans une forêt subtropicale d'Amérique du Sud. Au passage, si vous aimez les arbres, dans le Gloucestershire, vous avez l'arboretum de Westonbirt, une splendeur. 

 

- Et que faisait votre parent avec vous ?

 

- Comme il avait vite compris que mon énergie d'enfant se déployait vers l'étude au sens large, tant dans les livres que sur le terrain, des gais savoirs et des savoir-faire réjouissants, si vous voulez, ce parent qui était lui-même un esprit à la fois curieux et singulier ne manquait pas une occasion de me faire découvrir toutes sortes de choses qu'ensuite je ne demandais qu'à approfondir. C'est comme ça qu'aujourd'hui je retrouve aisément mes pas dans les magnifiques serres aux palmiers, sur les berges de l'étang aux nénuphars, ou ici dans ce jardin japonais de rocaille, regardez ces cactus étonnants, ces fleurs inouïes. Et il m'arrivait aussi de l'épater du haut de mes dix ans...

 

- Que voulez-vous dire ?

 

- Well, de retour à la maison, champêtre dans son urbanité, qui disposait d'une vaste véranda propice au travail et au songe, tout aussi curieux et, à l'évidence, aussi singulier que cet ancêtre, je pouvais sortir des dictionnaires, des encyclopédies de botanique des listes entières de plantes, de fleurs, d'arbres ainsi que les noms des prestigieux explorateurs qui ont introduit cette foison tout à fait remarquable en Europe. Je pense notamment à Linné, bien sûr, le prince en cette matière, mais aussi à Humboldt, son travail énorme dans un sens perspectiviste. J'ai gardé ces listes et certains herbiers qui vont avec que j'ai confectionnés en herborisant à mon tour dans les campagnes avoisinantes. Ce grand-père me contemplait et me faisait comprendre alors : Tu as gagné !

 

J'entraîne à présent la Canadienne de journaliste vers un gazebo, en français, une gloriette, couvert du nouveau chèvrefeuille odorant.

 

Noms de personnes, noms de choses, improvisations...

 

Kidnap dans un jardin anglais ?

24 mars 2011 4 24 /03 /mars /2011 07:00

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Berlin tuxedo.


 

Dans l'agitation nocturne sur la Postdamer Platz, trois accords de Dream A Little Dream of Me flottent dans l'air bleuté.

 

Cher Max Raabe, votre Palast Orchester est un enchantement de tous les instants.

 

Je ne résiste pas au plaisir de citer les paroles de Meiner kleiner grüner Kaktus -votre interprétation, après celle des Comedian Harmonists, est d'une drôlerie magistrale :

 

 

Blumen im Garten, so zwanzig Arten,

von Rosen, Tulpen und Narzissen,
leisten sich heute die kleinsten Leute,
das will ich alles gar nicht wissen.

Mein kleiner grüner Kaktus steht draußen am Balkon,
hollari, hollari, hollaro.
Was brauch ich rote Rosen, was brauch ich roten Mohn,
hollari, hollari, hollaro.
Und wenn ein Bösewicht was Ungezognes spricht,
dann hol ich meinen Kaktus und der sticht, sticht, sticht.
Mein kleiner grüner Kaktus steht draußen am Balkon,
hollari, hollari, hollaro.

Man find gewöhnlich,
den Frauen ähnlich
die Blumen, die sie gerne tragen.
Doch ich sag täglich,
das ist nicht möglich,
was soll'n die Leut sonst von mir sagen.

Mein kleiner grüner Kaktus steht draußen am Balkon,
hollari, hollari, hollaro.  

Heute um viere klopft's an die Türe.
Nanu, Besuch so früh am Tage?
Es war Herr Krause vom Nachbarhause,
der sagt: "Verzeih'n sie, wenn ich frage,"
sie hab'n doch einen Kaktus, da draußen am Balkon,
der fiel soeben runter, was halten sie davon?
Er fiel mir auf's Gesicht, ob's glauben oder nicht,
nun weiß ich, daß ihr kleiner grüner Kaktus sticht.
Bewahr'n sie ihren Kaktus gefälligst anderswo,
hollari, hollari, hollaro.

 

 

Ah, ironie joyeuse, c'est ce soir ou jamais !

 

 

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(Max Raabe & Palast Orchester, Heute Nacht oder nie, SPV Recordings, 2008) 

 

15 mars 2011 2 15 /03 /mars /2011 07:00

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Mars vrombissant.

 

Souvent, je me sens de plus en plus comme Freud. Quand j'apparais, j'ai l'impression que, de la tête aux pieds, je suis couvert de peinture fraîche.

 

Ils viennent vous embêter, vous empêcher, vous ennuyer. Manger votre temps, vous déranger, vous mettre des bâtons dans les roues, vous faire la morale et encore la morale. Vous assommer. Vous fatiguer, vous tanner, vous barber. Vous importuner, les indiscrets. Colporter des ragots, des rumeurs, des racontars à votre endroit. Et vous déloger aussi. Vous embellir pour vous noircir et l'inverse. Vous rebuter. Siffler dans vos oreilles. Vous empoisonner. Perquisitionner vos moindres recoins. Vous déstabiliser. Vous inquiéter. Vous contredire exprès.

 

En somme, vous punir d'exister.

 

Tous de gros jaloux nourris au ressentiment depuis leur enfance ratée. Les chiens peuvent bien aboyer, la caravane nomade, elle, continue de passer.

 

All this is immaterial to me, semble dire, bon pied bon œil, le bel Indifférent...

12 mars 2011 6 12 /03 /mars /2011 07:00

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(...)

 

Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bon­nes choses.

 

(By preferring the support of domestic to that of foreign industry, he intends only his own security; and by directing that industry in such a manner as its produce may be of the greatest value, he intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention. Nor is it always the worse for the society that it was no part of it. By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it. I have never known much good done by those who affected to trade for the public good. It is an affectation, indeed, not very common among merchants, and very few words need be employed in dissuading them from it.)

 

Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776 / La Richesse des nations, traduction Germain Garnier, 1881.

2 mars 2011 3 02 /03 /mars /2011 07:00

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In Voraussicht, daß ich über Kurzem mit der schwersten Forderung an die Menschheit herantreten muß, die je an sie gestellt wurde, scheint es mir unerläßlich, zu sagen, wer ich bin. Im Grunde dürfte man's wißen : denn ich habe mich nicht "unbezeugt gelaßen". Das Mißverhältniss aber zwischen der Größe meiner Aufgabe und der Kleinheit meiner Zeitgenoßen ist darin zum Ausdruck gekommen, daß man mich weder gehört, noch auch nur gesehn hat. Ich lebe auf meinen eignen Credit hin, es ist vielleicht bloß ein Vorurtheil, daß ich lebe?… Ich brauche nur irgend einen "Gebildeten" zu sprechen, der im Sommer ins Oberengadin kommt, um mich zu überzeugen, daß ich nicht lebe… Unter diesen Umständen giebt es eine Pflicht, gegen die im Grunde meine Gewohnheit, noch mehr der Stolz meiner Instinkte revoltirt, nämlich zu sagen : Hört mich! denn ich bin der und der. Verwechselt mich vor Allem nicht !

 

(Friedrich Nietzsche, Ecce homo : Wie man wird, was man ist, 1908)

 

 

(En prévision que d'ici peu j'aurai à soumettre l'humanité à une exigence plus dure que celles qui lui ont jamais été imposées, il me paraît indispen­sable de dire ici qui je suis. Au fond, on serait à même de le savoir, car je ne suis pas resté sans témoigner de moi. Mais le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contem­porains s'est manifesté par ceci que l'on ne m'a ni entendu ni même vu. Je vis sur le crédit que je me suis fait à moi-même, et, de croire que je vis, c'est peut être là seulement un préjugé !... Il me suffit de parler à un homme « cultivé » quelconque qui vient passer l'été dans l'Engadine supérieure, pour me convaincre que je ne vis pas... Dans ces condi­tions il y a un devoir contre lequel se révolte au fond ma réserve habituelle et, plus encore, la fierté de mes instincts, c'est le devoir de dire : Écoutez-moi, car je suis un tel. Avant tout ne me confondez pas avec un autre ! Traduction H. Albert, Mercure de France, 1908)

20 février 2011 7 20 /02 /février /2011 07:00

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Brise bleue et touches de gris sur le Lago dei Quattro Cantoni ou lac des Quatre-Cantons.

 

Once upon a day...Un jour, il faudra bien que je me décide à avoir l'audace d'offrir ma bibliothèque à une institution ou à un individu. Ma bibliothèque est très personnelle et, pour en avoir vu beaucoup, ne ressemble à aucune autre.

 

Que faire ? J'ai bien une petite idée. Une université ? Pourquoi pas ? Mais dans les bibliothèques universitaires, françaises notamment, lettres, sciences, whatever, les ouvrages physiques, pour la plupart, je le constate sans arrêt, restent sur des étagères design haut de gamme comme meubles solitaires à l'encan...Les étudiants, sauf exceptions remarquables, ne savent plus lire. Provocation dans ma bouche ? Même pas. Un bibliophile ? Je crains justement qu'il ne soit trop bibliomane pour mon goût, et tatillon par-dessus le marché...Un mécène ? De l'argent impollué ces temps-ci ? Mirage, mirage...

 

Bon, j'ai le temps, bien sûr, je fais ce qu'il faut pour maintenir ma forme, mais y réfléchir me procure la joie sensuelle de revisiter à loisir certaines zones géographiques de ma librairie qui, sagement, au gré de mes saisons, attendent que le mouvement psychique les fasse revivre au grand jour. J'en touche un mot à l'instant, et même plusieurs, à une amie pianiste qui sait de quoi je parle : livres, livrets et partitions sont musiques muettes, voire clandestines, jusqu'au moment décisif où tout l'appareil neurologique leur rend une nouvelle vibration lumineuse. Nous sommes sur le même registre.

 

J'ai un amour immodéré pour les livres que je peux glisser dans la poche d'une veste, d'un blouson, d'un manteau. L'autre jour, un jour férié (chaque jour m'est férié), exemple entre mille, je me promenais dans la section îles britanniques quand je me suis aperçu qu'en un tournemain j'avais empli mes poches profondes de la collection A Book Of publiée autrefois par l'éditeur Collins...Ah !, cette collection au format d'un carnet, ses jaquettes de tons pastels, regorgeant des meilleurs poèmes classiques et de vignettes champêtres des années 1950, je peux les emporter au bout du monde.

 

Ainsi, A Book of Ireland (1959), intelligemment préfacé par Frank O'Connor (1903-1966), aujourd'hui un peu oublié, défenseur indéfectible de la lyrique harpe celtique.Tout ceci, une expérience très agréable que j'aime revivre en cadences.

 

Mais, au fond d'une poche, il y avait encore un autre livre. Dehors, dans la révélation solaire du jardinet, mes mains, voltigeant sur le clavier du temps, avaient aussi emporté Le Panama de Blaise Cendrars, traduit et illustré par John Dos Passos (Harpers & Brothers, New York, 1931) :


 

I was a youngster in those days,

Hardly sixteen and I couldnt remember my childhood.

I was sixteen thousand leagues away from the place I was born,

I was in Moscow, the city of a thousand and three belfries and seven railroadstations,

And the seven railroadstations and the thousand and three belfries werent enough for me

For youth was so burning and so mad...

 

(En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle...)


 

Se souvient-on que La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France est dédiée aux musiciens ?

 

Lumière, lumière...Oui, Ezra, properly, we shd. read for power. Man reading shd. be intensely alive. The book shd.be a ball of light in one's hand. (Pour le dire nettement : nous devrions lire pour augmenter notre puissance. Tout lecteur devrait être un homme intensément vivant. Et le livre, une sphère de lumière entre ses mains. Ezra Pound, Guide to Kulchur, News Directions, 1938).

 

Et si, après tout, équinoxes de printemps et de l'automne réunis, je m'en allais, aussi simplement, pour ainsi dire, que je suis venu, les poings dans mes poches crevées ? 

11 février 2011 5 11 /02 /février /2011 07:00

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Blanc astral.

 

Dans le train qui me porte à Oslo, lecture des Fragments rédigés en quasi apnée par la fragile Marilyn (Seuil, 2010).

 

De tout dans ce qui se veut un recueil, à l'ombre des regards pendant des années et qui surgit spectaculairement en même temps dans plusieurs pays à la fois : des lettres, des écrits que l'on dit intimes, des textes poétiques, une sensibilité évidente, beaucoup, beaucoup de biffures. Une négation névrotique progressive de ses potentialités jusqu'au naufrage final sous le soleil californien d'août 1962.

 

Au-delà de tout ce que l'on sait ou croit savoir, attachante, Marilyn, grâce à ce volume en édition bilingue, l'est encore un peu plus. Regardez, la voici, dans un jardin, plongée dans la lecture de James Joyce. Très belle photo prise à Long Island en 1955. Long Island. Mer, plages, vacances loin du vacarme hollywoodien. Elle ne fait pas semblant, elle lit et comprend bel et bien ce qu'elle lit. Rien de factice non plus dans sa bibliothèque personnelle : Hemingway, Kerouac, Steinbeck, Camus, Flaubert, Conrad, Beckett, Heine, Whitman...On croit rêver, c'est pourtant vrai.

 

Et ce texte en forme de haîku, un raccourci de vie en gros points d'interrogation :

 

No attitude

listening to the body for

the feeling

listen with the eyes

buoyancy

Tension

loose -having no brakes

letting go of everything.

feeling only -all I have to

do is think it.

How do

I hear the melody -the

Tone springs from emotion

Tone -groans and moans -"I'm

(animals -"down to the hogs)

so sick" -hums from with cat -hum- nice kitty soft.

 

starts from below my feet

feet -all in my feet.

 

What is my pantomime playing with

How is my head ?

 

 

Pas de pose

Écouter le corps pour l'émotion

Écoute avec les yeux

Flottement

Tension

Relâchement, aucun frein

laisser tout aller

Seulement sentir -tout ce que j'ai à faire est de

le penser.

Comment est-ce que j'entends la chanson -

le ton naît de l'émotion

Ton -plainte et gémissement -"Je suis

(animaux : "à la niche")

si malade" -ronronnements

d'un chat -ronronne- douce petite chatte.

 

cela commence depuis la plante des pieds

pieds. Tout dans mes pieds

 

Avec quoi joue ma pantomime ?

Comment ça va ma tête ?

 

(Traduction de Tiphaine Samoyault)

 

 

Pantomime, charade et cette ultime déclaration : j'aime la poésie et les poètes...

2 février 2011 3 02 /02 /février /2011 07:00

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Nusquam ne igitur sapientia est ? Immo vero inter ipsos fuit : sed nemo vidit.


 

Blanc-bleu à l'approche de Bruxelles.

 

Le train qui m'entraîne une fois nouvelle en Belgica est bondé. Des hommes, des femmes, des affaires pour les deux sexes, mais chacun de son côté, homologie passablement ubuesque de la situation politique locale. Et quand ces humains ne sont pas à leurs affaires (journaux du matin, laptops dernier cri, cours de la bourse, phynance, phynance !), ils, voglio dire, elles surtout, sont plongés dans des romans anglo-saxons de l'épaisseur d'un double millefeuille. Anesthésiques sans ordonnance. Toujours les mêmes histoires périmées dans la précipitation plumitive mercantile. Que peut-il donc bien se passer à l'intérieur de ces cerveaux tassés les uns contre les autres ?

 

Un coin tranquille près de la fenêtre. Je donne une conférence dans quelques minutes. On a les plaisirs qu'on peut. Je vais évoquer la vie intellectuelle au Moyen Âge européen. Insister sur la lectio spiritualis, l'art de lire, et, sans doute aussi, lier Hugues, le maître parisien de l'abbaye de Saint Victor, à Ezra Pound que je manquerai pas de faire revivre devant l'auditoire, maintenant que j'y pense.

 

Si j'avais su, philosophia practica, devant tant de misère humaine, j'aurais, pour les distribuer comme des pains de saveur, rempli mon sac de marin avec le maximum d'exemplaires de l'ABC of Reading (1934), oui, par charité bien ordonnée.

 

Décidément, il me faut tout faire. 

30 janvier 2011 7 30 /01 /janvier /2011 07:00

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«J'ai une réputation solidement établie d'ordure, il faut qu'elle me serve.»


 

Brume dans les têtes. Vitesse bloquée de l'intelligence.

 

Que Louis Ferdinand Auguste Destouches, autrement dit Louis-Ferdinand Céline, ait, entre autres textes stratégiquement polémiques (qui invitent au débat), écrit Bagatelles pour un massacre dans le temps de la dévastation en route (1937), est indéniable. Si, par exemple, l'on est Juif ou enfant de parents déportés ou humaniste ou les trois à la fois, ce pamphlet, coup de gueule en stridences, rend, ad vitam aeternam, un son abject. Le procès de l'homme qui, souvent, a entraîné, sous l'empire des petits juges bien intentionnés, l'inquisition de l'œuvre, a été fait en long, en large et en travers depuis 1945.

 

Que les prises de position politique, la misanthropie (apparente - il faut désormais un regard critique) et l'antisémitisme de l'auteur du Voyage au bout de la nuit servent ces jours-ci de prétexte pour écarter l'œuvre de Céline d'une quelconque reconnaissance institutionnelle fait frémir. Tout est mis sur le même plan, guère étonnant dans le brouillage globalisé actuel, tout ça très français-centré, très mesquin, très provincial...

 

Moralité : une nouvelle chape de plomb tombe, les textes sont, derechef, in fine, mis à l'index, et, à ce train-là, plus personne ne saura, ne voudra les lire.

 

Une fois de plus, la messe est spectaculairement dite pour toutes les bonnes (mauvaises) raisons du monde.

 

Céline en était conscient (l'œuvre entière - et il y a de quoi faire -, reste à lire par une écoute tant avisée que cultivée) : son antisémitisme est une somptueuse connerie (au sens premier), il le savait, il y est allé franco, des passages entiers sont immondes, mais...Mais, pour qui sait lire, c'est l'état général d'une certaine forme de civilisation que vise Céline. Voici qui, pour les bonnes âmes, demeure  impardonnable. En expert du diagnostic hautement démystificateur, la romance de Céline, géniale radioscopie au scalpel, dit avec crudité, humour et courage l'envers du décor humain : c'est évident pour les textes avant 1939 (le Voyage, Mort à crédit, Mea Culpa), encore plus explicite pour les textes après 1945 (Casse-pipe, D'un château l'autre, Nord, Rigodon).

 

Censure de Céline ? Vous voulez rigoler. Rarement, au XXe siècle, un auteur (celui qui accroît votre sensation de la vie) a cette force d'acuité percussive. Céline la partage avec Marcel Proust et James Joyce. Et aussi avec Franz Kafka et Antonin Artaud. C'est dire...

 

Quand le jour s'obscurcit, il m'arrive de relire les Entretiens avec le Professeur Y. Je pense ne pas être le seul à rire ouvertement en tournant les pages : quelques lignes et, hop !, à nouveau en selle.

 

Je ne peux oublier que Céline était médecin des pauvres. Je le vois encore, Meudon dernière station, au milieu de ses animaux, mille vies en une seule dans ses yeux.

26 janvier 2011 3 26 /01 /janvier /2011 07:00

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Trois heures du matin. Lune bleutée à l'aplomb du studio.

 

J'allume un cigare de Saint-Domingue. Douceur, rondeur, élégance des feuilles brunes en fourreau nocturne pour mon palais.

 

Dans la pièce principale, partout le long des murs des lucioles électroniques en vert, jaune et rouge aident le navire tanguant que je suis à ne pas s'échouer sur un banc de livres ou un îlot de statues indonésiennes.

 

J'aime ces heures du jour en renaissance quand tout alentour est encore en creux. Bilan des heures d'avant, curiosité pour les heures d'après. Traces de parfum dans l'air, signe vérifiable d'une présence féminine, des feuillets, là, dans l'angle de la table, ma géométrie qui se déploie, une pochette de disque près de la cheminée, Bach, les Variations Goldberg dans l'interprétation de Glenn Gould, nous avons vécu ça, la baie vitrée aux rideaux maintenant ouverts, le cristal rouge du Valpolicella pour tous les deux, minuit n'avait pas encore sonné et, dans le lointain, un autre fanal qui monte de l'obscurité -notre double de l'autre côté de la grande ville ?

 

Une émission radiophonique diffuse un instantané d'autrefois. La gouaille joyeuse des deux personnages me fait rire et ajoute de la chaleur à la mienne. C'est vraiment trop drôle et tellement vrai.

 

 

- Alors, Messieurs les livreurs, ce dont on vous accuse surtout, c'est d'être très égoïstes, de ne pas vous occuper des voitures qui sont derrière vous.

 

- Non ! On fait ce qu'on peut dans la possibilité de nos moyens.

 

- Combien ça dure à peu près une livraison, en moyenne ?

 

- Une dizaine de minutes.

 

- En dix minutes, on peut boucher un bon quartier de Paris...

 

- Ah, ça, forcément, si on reste dans le milieu du chemin, ça, y a pas d'histoire...

 

- Oui, mais la plupart du temps, vous restez dans le milieu du chemin...

 

- Non ! On se dégage, on essaye de se dégager, si on peut, c'est toujours pareil, ça râle derrière, bien entendu, ah, mais on est habitué.

 

- Ça râle, c'est-à-dire, qu'est-ce qui se passe ?

 

- Eh ben, ce qui s'passe, c'est du klaxon, les chauffeurs, et patati et patata, ça n'en finit plus...

 

- Quelles sont selon vous les principales raisons des embouteillages dans Paris ?

 

- Vous avez des  gens qui laissent leur voiture jour et nuit le long du trottoir. Eh ben, c'est à ceux-là qu'on devrait interdire de faire ça. Des parkings, y en a...

 

- Il n'y en a pas beaucoup des parkings dans Paris, Monsieur...

 

- Eh ben, i zont qu'à en faire...

 

- Qui n'a qu'à en faire ?

 

- Ah, pas moi...

 

- Vous avez certaines personnes qui ne peuvent pas, euh, aller faire leur marché sans leur voiture, ça se voit journellement ça...

 

- Oui, d'accord, mais vous ne pouvez pas empêcher quelqu'un de prendre de sa voiture s'il a envie de se servir de sa voiture, vous ne pouvez pas empêcher...

 

- Non, certainement bien puisqu'ils payent pour, mais quand même certaines gens devraient comprendre quand même, nous faut qu'on le fasse, y a pas de doute même qu'on encombre une rue...

 

(Interview de deux chauffeurs-livreurs, Paris, décembre 1961, documentaire de William Klein et Philippe Labro)

 

 

Le jour se lève. Titre magnifique pour un roman...