20 juillet 2011 3 20 /07 /juillet /2011 06:00

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Excelle, et tu vivras. (Joubert)

 

 

Candide en retournant dans sa métairie fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes; car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baasa; le roi Éla, par Zambri; Ochosias, par Jéhu; Athalie, par Joïada; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV ? Vous savez... Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. Vous avez raison, dit Pangloss; car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât; ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. Travaillons sans raisonner, dit Martin, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable.

 

Toute la petite société entra dans ce louable dessein; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était, à la vérité, bien laide; mais elle devint une excellente pâtissière; Paquette broda; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme: et Pangloss disait quelquefois à Candide: Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles; car enfin si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.

 

(Voltaire, Candide ou l'Optimisme, 1759)

14 juillet 2011 4 14 /07 /juillet /2011 06:00

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(...)

 

Les chevaux ont naturellement des sabots capables de fouler la neige, et un poil impénétrable à la bise. Ils broutent l’herbe, boivent de l’eau, courent et sautent. Voilà leur véritable nature. Ils n’ont que faire de palais et de dortoirs...Quand Pai-lao, le premier écuyer, eut déclaré que lui seul s’entendait à traiter les chevaux ; quand il eut appris aux hommes à marquer au fer, à tondre, à ferrer, à brider, à entraver, à parquer ces pauvres bêtes, alors deux ou trois chevaux sur dix moururent prématurément, par suite de ces violences faites à leur nature. Quand, l’art du dressage progressant toujours, on leur fit souffrir la faim et la soif pour les endurcir; quand on les contraignit à galoper par escadrons, en ordre et en mesure, pour les aguerrir ; quand le mors tourmenta leur bouche, quand la cravache cingla leur croupe ; alors, sur dix chevaux, cinq moururent prématurément, par suite de ces violences contre nature. — Quand le premier potier eut annoncé qu’il s’entendait à traiter l’argile, on fit de cette matière des vases ronds sur la roue et des briques rectangulaires au moule. — Quand le premier charpentier eut déclaré qu’il s’entendait à traiter le bois, on donna à cette matière des formes courbes ou droites, au moyen du pistolet et du cordeau. — Est ce là vraiment traiter les chevaux, l’argile et le bois, d’après leur nature ? Certes non ! Et cependant, d’âge en âge, les hommes ont loué le premier écuyer, le premier potier et le premier charpentier, pour leur génie et leurs inventions.

 

 

On loue de même, pour leur génie et leurs inventions, ceux qui imaginèrent la forme de gouvernement moderne. C’est là une erreur, à mon sens. La condition des hommes fut tout autre, sous les bons souverains de l’antiquité. Leur peuple suivait sa nature, et rien que sa nature. Tous les hommes, uniformément, se procuraient leurs vêtements par le tissage et leurs aliments par le labourage. Ils formaient un tout sans divisions, régi par la seule loi naturelle. En ces temps de naturalisme parfait, les hommes marchaient comme il leur plaisait et laissaient errer leurs yeux en toute liberté, aucun rituel ne réglementant la démarche et les regards. Dans les montagnes, il n’y avait ni sentiers ni tranchées; sur les eaux, il n’y avait ni bateaux ni barrages. Tous les êtres naissaient et habitaient en commun. Volatiles et quadrupèdes vivaient de l’herbe qui croissait spontanément. L’homme ne leur faisant pas de mal, les animaux se laissaient conduire par lui sans défiance, les oiseaux ne s’inquiétaient pas qu’on regardât dans leur nid. Oui, en ces temps de naturalisme parfait, l’homme vivait en frère avec les animaux, sur le pied d’égalité avec tous les êtres. On ignorait alors heureusement la distinction rendue si fameuse par Confucius, entre le Sage et le vulgaire. Egalement dépourvus de science, les hommes agissaient tous selon leur nature. Egalement sans ambition, tous agissaient simplement. En tout la nature s’épanouissait librement.

 

(Tchouang-tseu, traduction Léon Wieger, 1913)

6 juillet 2011 3 06 /07 /juillet /2011 06:00

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I saw a muskrat come out of a hole in the ice. He is a man wilder than Ray or Melvin. While I am looking at him, I am thinking what he is thinking of me. He is a different sort of a man, that is all

 

(Henry David Thoreau, Journal, November 24th, 1850)

 

 

Tout régime mérite un diagnostic approfondi. Au cours d'une existence humaine, le régime alimentaire en singularité est un point essentiel d'organisation. Après avoir beaucoup entendu, échangé et lu sur ce chapitre, je peux aujourd'hui dire que chaque individu voit en définitive midi à sa porte et qu'aucune règle, fût-elle libérale ou intégriste, hormis des conseils de simple prudence vitale, ne saurait s'imposer à chacun et à tous.

 

J'ai droit à une médaille en chocolat car, une fois n'est pas coutume, je viens à l'instant de résister à l'un de mes plats d'élection. C'était justement l'heure du déjeuner et j'avais une faim de loup. Quelle superbe expression ! Le loup est métaphorique, qui a disparu de nos forêts ou quasi. Sur un bord de la Seine, feuilles au vent, franc soleil, arrive, d'une table de restaurant en plein air, l'odeur, irrésistible pour moi, de côtelettes d'agneau grillées au feu de bois, thym et origan, qui me prend de la tête aux pieds. Que faire ? Demi-tour et prendre part à la Cène méridienne ou poursuivre mon chemin ? Disputation sérieuse dans mon cerveau entre mon ange gardien en diététique et l'ironique diablotin de service.

 

J'ai fait comme si de rien n'était et me suis contenté d'une eau minérale au troquet du coin. Mes amis, s'ils m'avaient croisé, auraient eu la berlue. Il est vrai que, quand je m'y mets, j'ai plutôt, comme dit l'autre, la dalle en pente.

 

Non, je n'ai pas attendu la vague, le courant, voire la mode, écologique pour moins manger de chair animale. Quand j'y pense, j'aurais pu commencer il y a des années. Les animaux, petits et grands, sont mes amis d'enfant.

 

Bon, bon...

 

Je suis un pécheur qui essaie de s'amender. Et un piètre pêcheur. L'unique fois où j'ai accroché un hameçon à une ligne, j'ai remonté, quoi ?, un morceau de pneu des profondeurs. J'avais sept ans, la leçon a été apprise, la raison m'était à jamais venue.

 

Le renoncement - progressif - n'est pas encore gagné, mais je me fais la promesse sincère de garder près de moi cette injonction de Gandhi pour soi-même : Jamais je ne consentirais à sacrifier au corps humain la vie d’un agneau. J’estime que, moins une créature peut se défendre, plus elle a droit à la protection de l’homme contre la cruauté humaine / To my mind, the life of a lamb is no less precious than that of a human being. I should be unwilling to take the life of a lamb for the sake of the human body.

 

Oui, mon cher Henry, le rat musqué est notre semblable.

 

 

(Mohandas Karamchand Gandhi, An Autobiography : Or The Story Of My Experiments With Truth, 1927 / Autobiographie ou mes expériences de vérité, Presses Universitaires de France, 2003)

8 juin 2011 3 08 /06 /juin /2011 06:00

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Juin est le temps des examens en général et celui des examens de conscience en particulier.

 

Avec attention, comme toujours, je me plonge dans les synthèses des étudiants les plus avancés qui ont lu, assidûment depuis l'automne, U.S.A., la vaste fresque publiée en 1938 par John Dos Passos.

 

Et je repense à ces années 1930, ici et là, entre désarroi et idéaux en projection. À tous les Industrial Workers of the World aussi, les Wobblies, qui se sont battus dans cette décade-là et après la guerre pour améliorer le sort, comme on dit, de la condition ouvrière. Quand on regarde l'histoire dans le détail, on remarquera une jonction, au tournant des années 1960, avec le mouvement international situationniste, l'IS et les Situs. Vous vous souvenez ? : Ne travaillez jamais ! Potentiel prolongement intellectuel qui n'a rien d'étonnant : l'analyse radicale d'un état de société est toujours à refaire.  

 

Mais, ce matin, au-delà de la théorie et de la praxis bien ordonnées, c'est la voix en chant de travail de Woody Guthrie que j'entends :

 

 

 

As I went walking, I saw a sign there,

And on the sign there, It said "no trespassing." 

But on the other side, it didn't say nothing!

That side was made for you and me.

In the squares of the city, In the shadow of a steeple;

By the relief office, I'd seen my people.

As they stood there hungry, I stood there asking,

Is this land made for you and me ?

 


 

Sur sa guitare, cette déclaration-flèche de guerre à l'envers :

 

This Machine Kills Fascists...

 

5 juin 2011 7 05 /06 /juin /2011 06:00

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Bleu frais.

 

Trois jours chez des amis à Houlgate. Pins dans le jardin, chambre claire et vue dégagée sur la côte normande.

 

Fin d'après-midi à refaire le monde. Et il est bien défait ces jours-ci. Arrive l'autre temps, celui du questionnaire de Marcel Proust, jeu de société venu, le sait-on ?, d'Angleterre. Je m'y prête une fois de plus comme un enfant, ce sont les mêmes réponses, ce ne sont jamais les mêmes réponses.

 

Toutefois, à la question le fait militaire que j'admire le plus, je réponds sans hésiter D-Day, le débarquement du mardi 6 juin 1944. Avec une pointe de malice, j'ajoute rituellement qu'une partie de ma famille était à Londres avant de Gaulle pour lutter diversement contre le national-socialisme, ce qui n'enlève rien, bien entendu, à l'action du grand Charles à l'époque.

 

Chaque année, je pense à tous ces petits gars qui sont morts sur ces plages de Normandie, aux noms de codes éclatants de simplicité, Utah, Omaha, Gold, Juno, Sword, et comme chaque année, nous boirons un flacon de Graves à leur mémoire.

 

Dans le nom Houlgate, je ne peux m'empêcher d'entendre Howl Gate : la porte des hurlements, la porte de l'Enfer.

 

Remember...

25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 06:00

 

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Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l'on demandait quel était le caractère général qu'il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c'était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu'il eût pu répondre avec plus de justesse : ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu'il n'est sur la terre qu'une seule fois, en un exemplaire unique, et qu'aucun hasard, si singulier qu'il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d'aussi multiple et d'aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s'en cache, comme s'il avait mauvaise conscience. Pourquoi ? Par crainte du voisin, qui exige la convention et s'en enveloppe lui-même.

 

 

Classer, c'est ranger ensemble et, parfois, côte à côte (orthographe alternative envisageable), des choses qui se ressemblent. J'ai beau me répéter cette phrase dans l'atelier, ça ne marche pas. Les choses qui se ressemblent ne vont pas forcément ensemble. Question philosophique, question pédagogique.

 

Je me suis attelé à remettre d'aplomb la section éducation de ma librairie. Aidioukecheûn, aurait dit Pierre Dac. Oui, entendu, nous sommes d'accord (le sommes-nous vraiment ?), c'est (très) sérieux, l'éducation, il y a même des ministères d'état pour cela ! Mais, bon, de quelle éducation, de quels éducateurs parle-t-on ?

 

Jamais trois...sans quatre. Musarderie parmi les livres et, inévitablement, l'envie de feuilleter certains à nouveau. Ces quatre-là au soleil du jardin en revue de détail :

 

L'éducation de l'enfant. Ah, Steiner, le Rudolf Valentino de l'éducation, disait de lui un ami. OK, la mise en scène verticale des idées...C'est ironique et un peu vrai - tiens, ce portrait, une belle tête d'acteur années 20. Où l'avais-je trouvé ? Oui, cette petite rue qui débouche sur le boulevard Montparnasse. À cette époque ? Déjà ?

 

Si l'on fait la part des choses, ici comme ailleurs et comme toujours, il y a des éléments à garder chez Steiner. Par exemple : Un être qui peut se dire : je, est un monde pour soi. J'ajouterais : un monde en expansion. Ou encore : Ce qui doit importer au temps présent, c'est d'ancrer complètement l'école dans une vie libre de l'esprit. L'enseignement et l'éducation qui doivent être dispensés doivent être tirés uniquement de la connaissance de l'être humain en devenir et de ses dispositions individuelles. J'aime ce doublement du verbe devoir. Ou encore -nous sommes en 1919 : Une relation saine (savoureux) entre l'école et l'organisation sociale n'existe que si cette dernière est constamment nourrie des nouvelles (utopie, quand tu nous tiens...) capacités de l'humanité, présentes dans les individus dont la formation aura été poursuivie au cours d'un développement sans entraves.

 

À un moment, Steiner cite Jean Paul (Johann Paul Friedrich Richter qui, de sa brumeuse Germanie, louait, en passant, la plume virevoltante de Laurence Sterne. Vous n'avez jamais lu Sterne ? Dommage...) : Ne craignez pas de n'être pas compris; votre air, votre ton et l'irrésistible besoin de comprendre éclaircissent la moitié d'une phrase difficile, et avec le temps aide à faire comprendre l'autre. Le ton est pour les enfants, comme pour les Chinois et les gens du monde, la moitié du langage. Très bien !

 

Maître-livre : Education And The Significance Of Life. Lu et relu. Le voyageur qui fait le tour de la Terre constate à quel point extraordinaire (en effet...) la nature humaine est identique à elle-même aux Indes, en Amérique, en Europe, en Australie, partout. Et cela est surtout vrai dans les collèges et les universités. Nous sommes en train de produire, comme au moyen d'un moule, un type d'être humain dont l'intérêt principal est de trouver une sécurité, ou de devenir quelqu'un d'important, ou de passer agréablement son temps, en pensant le moins possible.

 

Oui, mon cher Krishnamurti, en pensant le moins possible. Ou encore : La vraie éducation commence par celle de l'éducateur (voir Bachelard). Ou encore : Lorsqu'on a vraiment envie d'écrire un poème, on l'écrit; et si l'on possède une technique, tant mieux; mais pourquoi donner tant d'importance aux moyens d'expression lorsque l'on a rien à dire ? (On peut nuancer la première partie. La deuxième rappelle Thoreau...). Ou encore : La plus haute fonction de l'éducation est précisément de créer des individus intégrés, capables de considérer la vie dans son ensemble (je ne veux pas être intégré, mais je comprends bien ce qu'il veut dire et d'accord pour individu et sens de la perspective).

 

Les deux derniers livres, je les garde avec le verre d'Entre-deux-Mers, car onze heures sonnent à la cloche de l'église, et c'est bien le printemps. Nietzsche éducateur, De l'homme au surhomme, le premier, acheté à Paris, sur le quai de Montebello, en juillet...1974 ! Un jour viendra où l'on n'aura plus qu'une pensée : l'éducation. Oui, et une culture authentique et vivante. Si seulement cela pouvait être vrai. Essai intelligent, bien documenté, ouvreur d'horizons. Ainsi : le nomadisme de l'esprit, bien entendu, est réservé à une élite, à une classe d'hommes qui ne se soucient ni d'argent, ni de carrière et d'honneurs, ni d'utilité publique; qui vivent pour eux-mêmes, seule façon noble de vivre (je laisse tomber élite et classe, et prends le reste).

 

Le meilleur, si je peux dire, pour la fin. Mais il n'y a pas de fin, n'est-ce pas ?

 

C'est parce qu'il admirait l'auteur du Monde comme volonté et comme représentation qu'en 1874 Nietzsche a publié son Schopenhauer éducateur, Schopenhauer als Erzieher. Nous sommes par-delà un simple exercice de louanges convenues : avec l'engagement en philosophie, c'est aussi grâce à Schopenhauer que l'existence de Nietzsche a trouvé une direction solide et durable.

 

Très beau texte. Exemple : Que la jeune âme jette un coup d'œil sur sa vie pas­sée et qu'elle se pose cette question : Qui as-tu véritable­ment aimé jusqu'à présent ? Qu'est-ce qui t'a attiré et, tout à la fois, dominé et rendu heureux ? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as vénérés.  Peut-être leur essence et leur succession te révéleront-elles une loi, la loi fondamentale, de ton être véritable. Compare ces objets, rends-toi compte qu'ils se complè­tent, s'élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu'ils forment une échelle dont tu t'es servi jusqu'à présent pour grimper jusqu'à toi. Car ton essence véritable n'est pas profondément cachée au fond de toi-même ; elle est placée au-dessus de toi à une hau­teur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu considères généralement comme ton moi. Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, quel­que chose qui ne peut s'obtenir ni par éducation ni par discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d'un accès difficile, dissimulé et paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs. C'est le secret de toute culture.

 

Je porte le vin frais à mes lèvres. Le regard infiniment nostalgique de Jiddu Krishnamurti. Rêve des temps bénis ? Le furent-ils jamais ?

 

Refrain pour la meilleure façon de marcher : éducation, tout est là (bis).

 

 

(Rudolf Steiner, L'éducation de l'enfant, Un choix de conférences et d'écrits, Triades, 1999 / Krishnamurti, Education And The Significance Of Life, K & R Foundation, 1953 - De l'éducation, traduction française Carlos Suarès, Delachaux et Niestlé, 1980 / Christophe Baroni, Nietzsche éducateur, De l'homme au surhomme, Buchet-Chastel, 1961 / Friedrich Nietzsche, Schopenhauer éducateur in Considérations inactuelles, traduction Henri Albert, Mercure de France, 1922) 

22 mai 2011 7 22 /05 /mai /2011 06:00

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Trouver le bon chemin...

 

 

Ὧς ὁ μὲν ἔνθ᾽ ἠρᾶτο πολύτλας δῖος Ὀδυσσεύς,

κούρην δὲ προτὶ ἄστυ φέρεν μένος ἡμιόνοιιν.

Ἡ δ᾽ ὅτε δὴ οὗ πατρὸς ἀγακλυτὰ δώμαθ᾽ ἵκανε,

στῆσεν ἄρ᾽ ἐν προθύροισι, κασίγνητοι δέ μιν ἀμφὶς

ἵσταντ᾽ ἀθανάτοις ἐναλίγκιοι, οἵ ῥ᾽ ὑπ᾽ ἀπήνης

ἡμιόνους ἔλυον ἐσθῆτά τε ἔσφερον εἴσω.

Αὐτὴ δ᾽ ἐς θάλαμον ἑὸν ἤιε· δαῖε δέ οἱ πῦρ

γρῆυς Ἀπειραίη, θαλαμηπόλος Εὐρυμέδουσα,

τήν ποτ᾽ Ἀπείρηθεν νέες ἤγαγον ἀμφιέλισσαι·

Ἀλκινόῳ δ᾽ αὐτὴν γέρας ἔξελον, οὕνεκα πᾶσιν

Φαιήκεσσιν ἄνασσε, θεοῦ δ᾽ ὣς δῆμος ἄκουεν·

ἣ τρέφε Ναυσικάαν λευκώλενον ἐν μεγάροισιν.

Ἥ οἱ πῦρ ἀνέκαιε καὶ εἴσω δόρπον ἐκόσμει.

Καὶ τότ᾽ Ὀδυσσεὺς ὦρτο πόλινδ᾽ ἴμεν· ἀμφὶ δ᾽ Ἀθήνη

πολλὴν ἠέρα χεῦε φίλα φρονέουσ᾽ Ὀδυσῆι,

μή τις Φαιήκων μεγαθύμων ἀντιβολήσας

κερτομέοι τ᾽ ἐπέεσσι καὶ ἐξερέοιθ᾽ ὅτις εἴη.

Ἀλλ᾽ ὅτε δὴ ἄρ᾽ ἔμελλε πόλιν δύσεσθαι ἐραννήν,

ἔνθα οἱ ἀντεβόλησε θεά, γλαυκῶπις Ἀθήνη,

παρθενικῇ ἐικυῖα νεήνιδι, κάλπιν ἐχούσῃ.

 

Στῆ δὲ πρόσθ᾽ αὐτοῦ, ὁ δ᾽ ἀνείρετο δῖος Ὀδυσσεύς·

 

« Ὦ τέκος, οὐκ ἄν μοι δόμον ἀνέρος ἡγήσαιο

Ἀλκινόου, ὃς τοῖσδε μετ᾽ ἀνθρώποισι ἀνάσσει;

καὶ γὰρ ἐγὼ ξεῖνος ταλαπείριος ἐνθάδ᾽ ἱκάνω

τηλόθεν ἐξ ἀπίης γαίης· τῷ οὔ τινα οἶδα

ἀνθρώπων, οἳ τήνδε πόλιν καὶ γαῖαν ἔχουσιν. »

 

Τὸν δ᾽ αὖτε προσέειπε θεά, γλαυκῶπις Ἀθήνη·

 

« Τοιγὰρ ἐγώ τοι, ξεῖνε πάτερ, δόμον, ὅν με κελεύεις,

δείξω, ἐπεί μοι πατρὸς ἀμύμονος ἐγγύθι ναίει.

Ἀλλ᾽ ἴθι σιγῇ τοῖον, ἐγὼ δ᾽ ὁδὸν ἡγεμονεύσω,

μηδέ τιν᾽ ἀνθρώπων προτιόσσεο μηδ᾽ ἐρέεινε.

Οὐ γὰρ ξείνους οἵδε μάλ᾽ ἀνθρώπους ἀνέχονται,

οὐδ᾽ ἀγαπαζόμενοι φιλέουσ᾽ ὅς κ᾽ ἄλλοθεν ἔλθῃ.

Νηυσὶ θοῇσιν τοί γε πεποιθότες ὠκείῃσι

λαῖτμα μέγ᾽ ἐκπερόωσιν, ἐπεί σφισι δῶκ᾽ ἐνοσίχθων·

τῶν νέες ὠκεῖαι ὡς εἰ πτερὸν ἠὲ νόημα. »

 

 

(Le divin et intrépide Ulysse suppliait ainsi la déesse Minerve. Nausica arrive à la ville sur le chariot traîné par de fortes mules. Lorsque cette jeune fille est devant la superbe demeure de son père, elle s'arrête sous les portiques. Les frères de Nausica, semblables aux dieux, s'empressent autour d'elle; les uns détellent les mules du chariot, les autres portent les riches vêtements dans l'intérieur du palais, et Nausica se dirige vers ses appartements. Une vieille femme d'Épire, la suivante Euryméduse, que naguère dix vaisseaux ballottés par les flots amenèrent en cette île, enflamme le bois dans le foyer : les Phéaciens choisirent Euryméduse pour l'offrir en présent au roi Alcinoüs que le peuple écoute comme un dieu; ce fut elle qui jadis éleva dans le palais la belle Nausica. Maintenant Euryméduse dispose le feu et prépare le repas.

 

Alors Ulysse se lève pour aller à la ville. Minerve-Pallas chérit ce héros, le couvre d'un épais nuage afin que sur sa route les magnanimes Phéaciens ne puissent ni le railler ni l'interroger. Quand Ulysse est près d'entrer dans cette agréable cité, Minerve, la déesse aux yeux d'azur, marche à sa rencontre sous les traits d'une jeune fille portant une urne.

 

Elle s'arrête devant lui, et Ulysse lui parle en ces termes :

 

« Ô ma fille, pourrais-tu me conduire dans la demeure du héros Alcinoüs, roi des Phéaciens ? Je suis un malheureux voyageur et je viens d'un pays éloigné. Je ne connais, moi, aucun des hommes qui habitent cette ville et cultivent ces champs. »

 

La déesse Minerve lui répond :

 

« Oui sans doute, vénérable étranger, je t'indiquerai la demeure que tu me demandes; car le palais de mon irréprochable père touche à celui d'Alcinoüs. Mais marche toujours en silence, et je te montrerai le chemin : surtout ne regarde ni n'interroge personne. Les Phéaciens ne sont point favorables aux voyageurs, et ils accueillent sans bienveillance ceux qui viennent des pays lointains. Ces peuples, protégés par Neptune, se fient à leurs navires légers et rapides, et ils sillonnent sans cesse l'immense surface de la mer; car leurs vaisseaux sont légers comme l'aile et rapides comme la pensée.»)

 

(Homère, Odyssée, traduction Eugène Bareste, 1842)

11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 06:00

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Guigemar

 
ki de bone mateire traite,
mult li peise si bien n'est faite.
oëz, seignurs, ke dit Marie,
ki en sun tens pas ne s'oblie.
celui deivent la gent loër
ki en bien fait de sei parler.
mais quant il ad en un païs
hummë u femme de grant pris,
cil ki de sun bien unt envie
sovent en dïent vileinie;
sun pris li volent abeisser:
pur ceo comencent le mestier
del malveis chien coart felun,
ki mort la gent par traïsun.
nel voil mie pur ceo leissier,
si gangleür u losengier
le me volent a mal turner;
ceo est lur dreit de mesparler.
les contes ke jo sai verrais,
dunt li Bretun unt fait les lais,
vos conterai assez briefment.
el chief de cest comencement,
sulunc la lettre e l'escriture,
vos mosterai un'aventure
ki en Bretaigne la menur
avint al tens ancïenur.
en cel tens tint Hoilas la tere,
sovent en peis, sovent en guere.
li reis aveit un sun barun
ki esteit sire de Lïun;
Oridials esteit apelez,
de sun seignur fu mult privez.
chivaliers ert pruz e vaillanz;
de sa moillier out deus enfanz,
un fiz e une fille bele.
Noguent ot nun la damaisele;
Guigeimar noment le dancel,
el rëaulme nen out plus bel;
a merveille l'amot sa mere
e mult esteit bien de sun pere;
quant il le pout partir de sei,
si l'enveat servir un rei.


 

 

(Marie de France, Lais, Livre de Poche, collection Lettres Gothiques, 1990)

4 mai 2011 3 04 /05 /mai /2011 06:00

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Tous les hommes veulent vivre, mais aucun ne sait pourquoi...


 

Hystérie sur les ondes. À l'évidence, on se réjouit du côté de la radio :

 

Ça y est ! La barre des sept milliards d'individus est quasiment franchie !

 

Sur l'une des plus belles places au monde, le taxi qui m'emporte chez des amis pour le déjeuner est à présent pris dans un embouteillage du diable. Coups de gueules de tous côtés. Oui, la vie de l'homme, comme on dit, est un perpétuel combat orchestré, tiens, par le Diable...

 

Sept milliards ! Ils, elles, sont devenus fous et folles. Non, ils sont, à la lettre, fous à lier.

 

On n'avance plus. Le ton monte. Le speaker émet un son aigrelet. Il fait ce qu'il peut au bord de l'abîme.

 

Zoo humain. J'y participe à mes heures. Le moins possible. Le gigôt d'agneau s'éloigne de mon palais, je le sens bien. Pour ainsi dire. Et le vin de Bordeaux aussi. Allons, allons, chins up !

 

Quelle bonne idée d'avoir fourré les Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Die Aphorismen zur Lebensweisheit, dans mon sac ! Bréviaire occidental-oriental parfait dans l'adversité -Dans ma dix-septième année, dénué de toute éducation classique (homme de bonnes moeurs, you see ?), je fus aussi fortement saisi par la misère de la vie que Bouddha dans sa jeunesse, quand il vit la maladie, la vieillesse, la douleur et la mort.

 

Vrai, drôle (souvent très drôle), imparable.

 

Paris, boulevard Saint-Germain : Le seul bonheur est de ne pas naître. Ça commence bien !

 

Devant l'Old Navy (salut Debord !) : Je dois l'avouer sincèrement : la vue de tout animal me réjouit immédiatement et m'épanouit le cœur -avant tout la vue des chiens, et puis celle de tous les animaux en liberté, des oiseaux, des insectes, etc. Au contraire, la vue des hommes provoque presque toujours en moi une aversion prononcée, car il m'offre, à peu d'exceptions près, le spectacle des difformités les plus repoussantes et de toute nature : laideur physique, expression morales de passions basses et d'ambition méprisable, symptômes de folie -qu'est-ce que je disais ?-, de perversités et de sottises intellectuelles de toutes sortes et de toutes grandeurs, enfin l'ignominie, par suite d'habitudes répugnantes. 

 

Rue Monsieur-le-Prince : Entrer à l'âge de cinq ans dans une filature ou toute autre fabrique et, à compter de ce jour, rester là assis chaque jour, dix heures d'abord, puis douze, puis quatorze à exécuter le même travail mécanique, voilà qui s'appelle acheter cher le plaisir de respirer. Aujourd'hui, autre contexte, mais semblables exténuations.

 

Rue de Vaugirard : Des mondes possibles, notre monde est le plus mauvais. Et toc ! Quand on songe, deux minutes, aux dégâts, visiblement irréversibles, causés par notre empreinte écologique...

 

Jardin du Luxembourg : La misanthropie et l'amour de la solitude sont des concepts convertibles et, au moment où le taxi finit par se frayer une courte sortie, J'ai soulevé le voile de la vérité beaucoup plus qu'aucun mortel avant moi. Mais je voudrais les voir, ceux qui peuvent se vanter d'avoir eu de plus misérables contemporains que moi.

 

Boulevard du Montparnasse : On peut considérer le rêve comme une courte folie et la folie comme un long rêve.

 

Enfin, le taxi se met à tracer. À moi, à nous, ail, thym, laurier, origan !

 

Place Denfert : L'Homme est le seul animal qui en fait souffrir d'autres sans autre but que celui-là.

 

Boulevard Saint-Jacques : les agapes vont pouvoir commencer.

 

Juste avant de régler la course : Ma philosophie ne m'a rien apporté, mais elle m'a beaucoup épargné.

 

 

Sept milliards, je vous dis - A knavish speech sleeps in a fool's ear...

 

 

(Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, traduction Cantacuzène et Roos, Presses Universitaires de France, 2004 / Didier Raymond et Frédéric Pajak : Schopenhauer dans tous ses états, Une anthologie inédite, L'Arbalète-Gallimard, 2009)

27 avril 2011 3 27 /04 /avril /2011 06:00

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Blanc tourbillon dans le studio.

 

Oui, on le sait depuis longtemps, le nucléaire, c'est dangereux. 

 

Japon, Japon, entre tradition et ultra modernité...Tout ça pour ça...

 

Les premières fleurs du rosier écloses dans le jardinet. Primum tempus. Comme souvent lorsque je me trouve ici, dès le lever, j'enfile mon vieux kimono de soie bleue au grand dragon. Chaleur en hiver, fraîcheur en juin. Mien vêtement parfait pour travailler - paletot idéal.

 

À tâtons, mes mains se promènent sur les étagères. Tiens, Le Recueil de la falaise verte, kôans et poésies du bouddhisme zen. Voyage transculturel à travers les paysages mentaux extrêmes de la Chine vers le Japon. C'est exactement ce qu'il me faut à l'instant.

 

Ah ! Toujours je vais seul, toujours je marche seul.

 

D'accord.

 

Tout passe, tout ne lasse pas obligatoirement, tout est éphémère.

 

OK.

 

Un petit tour du côté du Néant.

 

Mais non, point de vue, le monde n'est pas lamentable et mélancolique.

 

Question de méthode.

 

Longévité. Au début de chaque année, je me félicite longuement jusqu'au sommet de la tête. Je me félicite, je me félicite de cet état.

 

Allez !

 

Comme vastes et étendues sont les eaux du fleuve Jaune !

 

Ce matin, je suis ce fleuve qui jaillit de la falaise.

 

 

(Maryse et Masumi Shibata, Le Recueil de la falaise verte, Albin Michel, collection Spiritualités vivantes, 2000)