13 novembre 2011 7 13 /11 /novembre /2011 07:00

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Si l'humanité n'était faite que de romanciers, il n'y aurait pas de guerres...


 

Je n'avais vraiment pas envie d'aller à l'Est. Je n'aime pas la parisienne gare de l'Est. Sinistre. Le retour des hommes défigurés. La gare du Nord, oui, celles de Lyon et de Montparnasse, oui encore. Mais la gare des guerres...

 

Il aura fallu que ces connaissances liées au sortir d'une conférence déploient une sacrée énergie pour que je foule cette terre lourde entre Laon et Soissons un matin de novembre. 

 

Dans le train, fantôme nu dans le givre, je repensais au très beau livre de Maurice Genevoix, Ceux de 14, lu autour de mes quinze ans. Et j'ai à nouveau entendu sa voix lorsque, dans le parc, Genevoix et l'un de mes aïeuls reparlaient de tout ça qu'ils avaient, côte à côte, vécu de près. 

 

Je pensais aussi à Alain-Fournier, tué dans les premiers jours de septembre 1914. Le Grand Meaulnes...

 

Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l’impossibilité où nous étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l’hiver. Nous ne pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée.


Rien ne nous rappelait l’aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que depuis l’après-midi de son retour nous n’avions plus d’amis. Aux récréations, les mêmes jeux qu’autrefois s’organisaient, mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe balayée, la cour se vidait comme au temps où  j’étais seul, et je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à manger.


Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d’une des deux salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d’anglais et des cahiers de musique finement recopiés. L’après-midi, c’était quelque visite qui nous faisait fuir l’appartement ; et nous regagnions l’école... Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui s’arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis s’en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu’à la fin de février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié, lorsqu’une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je m’étais trompé et qu’une crise violente se préparait sous la surface morne de cette vie d’hiver.


Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première nouvelle du Domaine étrange, la première vague de cette aventure dont nous ne reparlions pas arriva jusqu’à nous. Nous étions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie par quoi toute la classe était divisée en deux clans.

 

Oui, tu l'as dit : jouant à des jeux militaires incompréhensibles... Sauf que tout ça est très compréhensible. Très.

 

L'endroit aujourd'hui à l'envers : c'est un coin de plateau verdoyant où il fait bon festoyer.

 

Sublimation.

 

Conjuration.

 

 

(Maurice Genevoix, Ceux de 14, Seuil, 1996 / Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, Le Livre de Poche, 2008)

2 novembre 2011 3 02 /11 /novembre /2011 07:00

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L’Ouest était surprenant...


 

Il pleut sur Penzance-plaisance. Le maigre poêle de la chambre contient à peine le froid qui gagne mes membres.

 

Vous ne savez pas quoi faire ? Eh bien -non, n'essayez pas de m'imiter !, non-, je vous suggère simplement de lire ou de relire ce maître livre entre beaucoup, Les Travailleurs de la mer. 

 

Trois amis en Cornouailles. Victor Hugo, grand européen, est l'un de ces bons compagnons. Qu'est-ce que je fais ici en plein mois de novembre ? Je vous le demande. Je me le demande. Il reste un peu de whisky des Orcades. Go !

 

La Christmas de 182. fut remarquable à Guernesey. Il neigea ce jour-là. Dans les îles de la Manche, un hiver où il gèle à glace est mémorable, et la neige fait événement. Le matin de cette Christmas, la route qui longe la mer de Saint-Pierre-Port au Valle était toute blanche. Il avait neigé depuis minuit jusqu’à l’aube.

 

Tout roule.

 

Ces marins des Channel Islands sont de vrais vieux gaulois. Ces îles, qui aujourd’hui s’anglaisent rapidement, sont restées longtemps autochtones. Le paysan de Serk parle la langue de Louis XIV.

 

Et roule encore.

 

La « galiote à Lethierry » n’était pas mâtée selon le point vélique, et ce n’était pas là son défaut, car c’est une des lois de la construction navale ; d’ailleurs le navire ayant pour propulseur le feu, la voilure était l’accessoire. Ajoutons qu’un navire à roues est presque insensible à la voilure qu’on lui met. La galiote était trop courte, trop ronde, trop ramassée ; elle avait trop de joue et trop de hanche ; la hardiesse n’avait pas été jusqu’à la faire légère ; la galiote avait quelques-uns des inconvénients et quelques-unes des qualités de la panse. Elle tanguait peu, mais roulait beaucoup.

 

Et roule toujours.

 

Un écueil voisin de la côte est quelquefois visité par les hommes ; un écueil en pleine mer, jamais. Qu’irait-on y chercher ? Ce n’est pas une île. Point de ravitaillement à espérer, ni arbres à fruits, ni pâturages, ni bestiaux, ni sources d’eau potable. C’est une nudité dans une solitude. C’est une roche, avec des escarpements hors de l’eau et des pointes sous l’eau. Rien à trouver là, que le naufrage. Ces espèces d’écueils, que la vieille langue marine appelle les isolés, sont, nous l’avons dit, des lieux étranges. La mer y est seule. Elle fait ce qu’elle veut. Nulle apparition terrestre ne l’inquiète. L’homme épouvante la mer ; elle se défie de lui ; elle lui cache ce qu’elle est et ce qu’elle fait. Dans l’écueil, elle est rassurée ; l’homme n’y viendra pas. Le monologue des flots ne sera point troublé.

 

Jusqu'à plus soif.

 

Quelques heures s’écoulèrent. Le soleil se leva, éblouissant. Son premier rayon éclaira sur le plateau de la grande Douvre une forme immobile. C’était Gilliatt. Il était toujours étendu sur le rocher. Cette nudité glacée et roidie n’avait plus un frisson. Les paupières closes étaient blêmes. Il eût été difficile de dire si ce n’était pas un cadavre.

 

Ah ! Ah ! Je suis bien vivant !

 

Choses vues, choses vécues. Il y a encore tant de régions inconnues de moi-même...


 

(Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Gallimard, La Pléiade, 1975)

12 octobre 2011 3 12 /10 /octobre /2011 06:00

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Les voix instructives exilées.... L’ingénuité physique amèrement rassise.... — Adagio — Ah ! l’égoïsme infini de l’adolescence, l’optimisme studieux : que le monde était plein de fleurs cet été ! Les airs et les formes mourant... — Un chœur, pour calmer l’impuissance et l’absence ! Un chœur de verres, de mélodies nocturnes... En effet, les nerfs vont vite chasser.

 

 

C'est un petit cinéma de quartier qui ne paye pas de mine, mais qui a le nez pour sa programmation. Il tient le coup, ce ciné, et la place n'y est vraiment pas chère - moins de quatre euros en velours rouge. Tout autour de lui, le béton avance - inexorablement, diraient les canards : immeubles de rapport transformés en luxueuses résidences qui, je vous fiche mon billet, rapporteront encore plus à leurs promoteurs, syndics, agents immobiliers; commerces de proximité virés au fil des ans par les bidules discount ou les machin-choses à vitrines prétentieuses; parcmètres à la queue leu-leu, activité hautement lucrative, et disparition simultanée des bons et loyaux services publics. Par exemple, le bureau de poste de l'avenue, où est-il maintenant ? Vous voyez ? Ça et tout le toutim tintamarresque -ce qui, en bon français, rend, n'est-ce pas ?, un son tristement redondant.

 

Viens de passer la journée dans trois mètres carrés à recevoir des étudiants qui souhaitent, pardon, qui affirment leur droit à revoir leur orientation universitaire. Cela s'appelle désormais faire partie de nos missions...Oui, donner un coup de pouce, bien sûr, aider à y voir clair, d'accord, inviter à reconsidérer l'ensemble, pourquoi pas. Mais assistante sociale...Nous sommes tombés très bas...Je résiste tant que je le peux avec le sourire...

 

Quatre heures. Automne pleut. C'est dans l'ordre naturel. Envie d'autre chose. Voici une occasion, puisque ce petit cinéma à deux pas de la fac, mon petit cinéma, comme je pourrais dire mon petit pain au chocolat du gôuter que je ne rate jamais, projette Les Doigts dans la tête. Ce film du temps entre parenthèses, sans prétention, réalisé avec les moyens du bord, est un instantané joyeux, drôle, insouciant et juste, très juste même, d'une certaine jeunesse des premières années 1970. 

 

Si le mot mitron a disparu de la langue, par contre, pour celles et ceux qui connaissent ce tendre long métrage, la lutte des classes, selon l'expression consacrée, est, sauf erreur de ma part, toujours sur les lèvres. Pour preuve et ça n'a pas changé : parce qu'il arrive trop souvent en retard à son travail, le boulanger-patron du film flanque son apprenti à la porte et refuse de lui verser une indemnité. Oui, oui, il vaut mieux arriver à l'heure. Bon. Le jeune n'a alors pas d'autres choix que de bloquer l'accès à sa chambre de bonne avec la complicité de son meilleur copain et de faire ensuite jouer l'organisation syndicale qui saura trouver une solution. C'était l'époque où il y avait encore des chambres pour les bonnes qui recevaient leurs salaires en liquide.

 

(Tiens, mais oui !, c'est Marcel Gotlieb, plus connu sous le nom de Gotlib, Pilote, vous vous souvenez ?, qui joue le court rôle du disquaire dans cette boutique de la montagne Sainte-Geneviève.)

 

Mais, tandis que je sors de la salle, ce que je retiens une nouvelle fois, au-delà des scènes montrant la belle amitié, vraie et solide, entre traction avant et parties de ping-pong, c'est le personnage aérien jaillissant directement de Mai 68, Liv la Suédoise (interprété par l'espiègle Ann Zacharias dont le patronyme, coïncidence, signifie, en hébreu, le sait-on ?, Dieu se souvient).

 

Quel contraste saisissant avec ce que j'observe aujourd'hui d'une certaine autre jeunesse ! Des post-adolescentes, pas toutes, ouf !, qui tiennent chichiteusement leurs ridicules sacs-à-main sur le coude. Ce n'est pas populaire, c'est vulgaire. Et ça ne se pose pas de questions. C'est à mourir de rire quand on -mes homologues et moi- voit ce spectacle dans les amphis ! Quelle engeance !

 

La France de 1974 allait s'enfoncer à nouveau dans le plomb pour un bout de temps et ce personnage d'Ariel longiligne, venant d'ailleurs, s'en retournant ailleurs, qui provoque au passage un chahut salutaire, apporte avec lui une idée très physique de la vie légère sans fard...

 

 

(Jacques Doillon, Les Doigts dans la tête, 1974, diffusion mk2 / Arthur Rimbaud, Jeunesse in Illuminations, 1873)

5 octobre 2011 3 05 /10 /octobre /2011 06:00

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Joie automnale de retrouver l'amphi A1.

 

Pour débuter en beauté, j'avais très envie de faire la petite blague que voici à mes étudiants :

 

 

Sibinön, u no sibinön, atos binon el säk :
Va lan binom umo nobik if dasufom
Jedis e sagitis fäda lejekikün,
Ud if vafom oki ta töbs so gletik äs mel,
E finom omis tadunölo ? - Deilön, - slipön, -
No sibinön; e lesagön, das slipölo finon
Doli lada gliföl, e jokis at mil natik
Kelis menad gelütom, - binos ga lefulot
Pövipöl relugiko fa mens. Deilön, - slipön; -
Slipön! e ba dlimön; - si, atos binon fikul;
Bi dlims kels du deil sliplik ba okömoms,
Ven udelemufobs kompligi at menik,
Mutoms stöpön obis: tefam iet binom,
Kel lifi tu lonedik mekom neleläbik :
Bi kim vilomöv sufön flapis e nestimis tima,
Dämis lepedela, bolöti mena pleidik,
Tomis löfa panestimöl, zogi lona,
Nejemöfi löpalas, e fejokis stutik,
Kelis melid sufädik getom de mens nedigik,
Do om it takedi kanom givön oke
Me däg teik ? Kim lodis vilomöv polön,
Hagöl e suetöl dis töb lifa fenik;
Pläsif lejek dö bos ojenöl ba pos deil,
Län at nepesevik, deü mieds kela
  "Tävel nonik gevegom, vili obas kofudom;
Kodöl obis sufön liedis at plisenik,
Bufo al votikos nepesevik spidön ?
Also konsien mekom obis valik temipäbis;
Ed also logodaköl natik sluduga fümik
Getom jini malädik sukü neled süenama;
E beginams valüdik e levemo veütik
Kodü tefam löpnik, flekoms leflumis okas,
E no rivoms nemi dunams" (...)

 

 

 

Déconcertés, ils l'ont été.

 

Parfait.

 

Sláinte Mhath !

1 octobre 2011 6 01 /10 /octobre /2011 22:00

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Dans le train qui me porte ce matin vers Anvers, je me réjouis de relire ce texte de Voltaire : 

 

J’étais las de la vie oisive et turbulente de Paris, de la foule des petits-maîtres, des mauvais livres imprimés avec approbation et privilège du roi, des cabales des gens de lettres, des bassesses et du brigandage des misérables qui déshonoraient la littérature. Je trouvai, en 1733, une jeune dame qui pensait à peu près comme moi, et qui prit la résolution d’aller passer plusieurs années à la campagne pour y cultiver son esprit, loin du tumulte du monde : c’était Mme la marquise du Châtelet, la femme de France qui avait le plus de disposition pour toutes les sciences.

 

Son père, le baron de Breteuil, lui avait fait apprendre le latin, qu’elle possédait comme Mme Dacier ; elle savait par cœur les plus beaux morceaux d’Horace, de Virgile, et de Lucrèce ; tous les ouvrages philosophiques de Cicéron lui étaient familiers. Son goût dominant était pour les mathématiques et pour la métaphysique. On a rarement uni plus de justesse d’esprit et plus de goût avec plus d’ardeur de s’instruire ; elle n’aimait pas moins le monde, et tous les amusements de son âge et de son sexe. Cependant elle quitta tout pour aller s’ensevelir dans un château délabré sur les frontières de la Champagne et de la Lorraine, dans un terrain très-ingrat et très-vilain. Elle embellit ce château qu’elle orna de jardins assez agréables. J’y bâtis une galerie ; j’y formai un très-beau cabinet de physique. Nous eûmes une bibliothèque nombreuse. Quelques savants vinrent philosopher dans notre retraite. Nous eûmes deux ans entiers le célèbre Koënig, qui est mort professeur à la Haye, et bibliothécaire de Mme la princesse d’Orange. Maupertuis vint avec Jean  Bernouilli ; et dès lors Maupertuis, qui était né le plus jaloux des hommes, me prit pour l’objet de celte passion qui lui a été toujours très-chère.

 

J’enseignai l’anglais à Mme du Châtelet, qui au bout de trois mois le sut aussi bien que moi, et qui lisait également Locke, Newton et Pope. Elle apprit l’italien aussi vite ; nous lûmes ensemble tout le Tasse et tout l’Arioste. De sorte que quand Algarotti vint à Cirey, où il acheva son Neutonianismo per le dame, il la trouva assez savante dans sa langue pour lui donner de très-bons avis dont il profita. Algarotti était un Vénitien fort aimable, fils d’un marchand fort riche ; il voyageait dans toute l’Europe, savait un peu de tout, et donnait à tout de la grâce.


 

Électrique, comme toujours : quod erat demonstrandum...

 

 

(Voltaire, Mémoires pour servir à la vie de Voltaire écrits par lui-même, 1759, édition du Mercure de France, collection Le Temps retrouvé, 1965)

28 septembre 2011 3 28 /09 /septembre /2011 06:00

 

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Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats.

 

 

J'étais en train de lire au soleil dans le jardin quand la sonnette de la porte cochère a retenti.

 

Un garçonnet, cartable en bandoulière, tenait un chat tigré dans les bras.

 

- Il est à vous ce chat, Monsieur ?

 

- Euh, non, mon grand, je crois qu'il a ses habitudes dans la maison au coin de la rue.

 

Fier de la mission qu'à l'évidence il s'était confiée, le garçonnet s'éloigne.

 

Un quart d'heure plus tard, nouveau coup de sonnette.

 

- Il n'y a personne dans la maison. Il ne peut pas rester tout seul, ce chat, dehors...

 

- Non, en effet, tu as raison. Voici ce que je te propose : en attendant le retour de ses maîtres, nous allons lui donner du lait.

 

Ses maîtres ? J'aurais pu lui expliquer qu'un chat, même domestique, n'appartient à personne. Jamais. 

 

Mais bon, il arrive que les chats, à la ville comme à la campagne, aient parfois besoin de chaleur humaine...

 

Un moment passe en silence, le garçonnet, le félin et moi.

 

Les propriétaires du chat finissent par revenir et le garçon s'avance bravement pour leur remettre l'animal.

 

Je retourne dans le jardin et me demande lequel de nous deux, le garçonnet ou moi, est le plus heureux de cette belle et bonne action du jour.

 

 

(Charles Baudelaire, L'Horloge in Le Spleen de Paris, 1869)  

14 septembre 2011 3 14 /09 /septembre /2011 06:00

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Quelle époque !

 

Capitale de la douleur...

 

À la terrasse d'un bistrot, les frimas pour un ordre de bataille incertain, les hommes et les femmes devant mes yeux en claudication heurtée. 

 

Décidément, je n'aurais entendu, vu, perçu un tel amoncellement de bêtise en aussi peu de temps depuis ce printemps charmant.

 

Tilleul, charmille, merle moqueur...

 

Je suis calme, je reste calme, j'essaie de maintenir le calme.

 

- Bonjour docteur !

 

- Comment allez-vous ?

 

- On fait aller.

 

- Courage !

 

Dans le caniveau passe au gré du courant un catalogue de jouets pour enfants.

 

On ne peut se défendre de l’impression que les hommes se trompent généralement dans leurs évaluations. Tandis qu’ils s’efforcent d’acquérir à leur profit la jouissance, le succès ou la richesse, ou qu’ils les admirent chez autrui, ils sous-estiment en revanche les vraies valeurs de la vie. Mais sitôt qu’on porte un jugement d’un ordre aussi général, on s’expose au danger d’oublier la grande diversité que présentent les êtres et les âmes. Une époque peut ne pas se refuser à honorer de grands hommes, bien que leur célébrité soit due à des qualités et des œuvres totalement étrangères aux objectifs et aux idéals de la masse. On admettra volontiers, toutefois, que seule une minorité sait les reconnaître, alors que la grande majorité les ignore. Mais, étant donné que les pensées des hommes ne s’accordent pas avec leurs actes, en raison au surplus de la multiplicité de leurs désirs instinctifs, les choses ne sauraient être aussi simples.

 

(...)

 

La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? À ce point de vue, l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’autre des deux « puissances célestes », l’Eros éternel, tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel.

 

 

C'est parce qu'ils savent préserver farouchement leur enfance que baleines et ours blancs parviennent à s'entendre...

 

 

(Quotation again : Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur, 1929 / Le Malaise dans la civilisation, traduction Charles Odier) 

31 août 2011 3 31 /08 /août /2011 06:00

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Rentrée ? Sortie !

 

 

(...)

 

1

Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.


2

Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui-même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.


3

Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. En tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience ; et l’unification qu’il accomplit n’est rien d’autre qu’un langage officiel de la séparation généralisée.


4

Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.


5

Le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée.

 

(...)

 

(Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet/Chastel, 1967)

14 août 2011 7 14 /08 /août /2011 06:00

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Ah, mon cher Ralph, quand tu t'y mets !

 

Un certain degré de progrès depuis l'état le plus grossier où l'on trouve l'homme -l'état de celui qui habite dans les cavernes ou sur les arbres, comme le singe; l'état du cannibale, du mangeur de limaçons écrasés de vers et de détritus- un certain degré de progrès au-dessus de ce point extrême s'appelle la Civilisation. C'est un mot vague, complexe, comprenant bien des degrés. Personne n'a essayé de le définir. M. Guizot, écrivant un livre sur la question, ne le fait pas. La civilisation implique le développement d'un homme hautement constitué, amené à une délicatesse supérieure de sentiments, ainsi qu'à la puissance pratique, à la religion, à la liberté, au sens de l'honneur, et au goût. Dans notre embarras à définir en quoi elle consiste, nous le suggérons d'ordinaire par des négations. Un peuple qui ignore les vêtements, le fer, l'alphabet, le mariage, les arts de la paix, la pensée abstraite, nous l'appelons barbare. Et quand il a trouvé ou importé nombre d'inventions, comme l'ont fait les Turcs et les Mores, il y a souvent quelque complaisance à l'appeler civilisé.

 

Chaque nation se développe d'après son génie, et a une civilisation qui lui est propre. Les Chinois et les Japonais, bien qu'achevés chacun en leur genre, diffèrent de l'homme de Madrid ou de l'homme de New-York. Le terme implique un progrès mystérieux. Il n'en est point, chez les brutes ; et dans l'humanité moderne, les tribus sauvages s'éteignent graduellement plutôt qu'elles ne se civilisent. Les Indiens de ce pays n'ont pas appris les travaux de la race blanche, et en Afrique le nègre d'aujourd'hui est le nègre du temps d'Hérodote. Chez d'autres races, la croissance ne s'arrête pas; mais le progrès que fait un jeune garçon « quand ses canines commencent à percer », comme nous disons -quand les illusions de l'enfance s'évanouissent journellement, et qu'il voit les choses d'une manière réelle et compréhensive - les tribus le font aussi. Il consiste à apprendre le secret de la force qui s'accumule, le secret de se dépasser soi-même. C'est chose qui implique la facilité d'association, le pouvoir de comparer, le renoncement aux idées fixes. Pressé de se départir de ses habitudes et traditions, l'Indien se sent mélancolique, et comme perdu. Il est subjugé par le regard de l'homme blanc, et ses yeux fuient. La cause de l'un de ces élans de croissance est toujours quelque nouveauté qui étonne l'esprit, et le pousse à oser changer. Ainsi à l'origine de tout perfectionnement, il y a un Cadmus, un Pytheus, un Manco Capac - quelque étranger supérieur qui introduit de nouvelles inventions merveilleuses, et les enseigne. Naturellement, il ne doit pas savoir trop de choses, mais doit avoir les sentiments, le langage et les dieux de ceux qu'il veut instruire. Mais c'est surtout le rivage de la mer qui a été le point de départ du savoir, comme du commerce. Les peuples les plus avancés sont toujours ceux qui naviguent le plus. La force que la mer exige du marin en fait rapidement un homme, et le changement de pays et de peuple affranchit son esprit de bien des sottises de clocher.

 

Où commencer et finir la liste de ces hauts faits de la liberté et de l'esprit, dont chacun marque une époque de l'histoire ?

 

(Ralph Waldo Emerson, La Civilisation, traduction Marie Dugard, 1911)

10 août 2011 3 10 /08 /août /2011 06:00

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Phir Milenge...

 

Là où l'esprit est sans crainte et où la tête est haut portée,
Là où la connaissance est libre,
Là où le monde n'a pas été morcelé entre d'étroites parois mitoyennes,
Là où les mots émanent des profondeurs de la sincérité,
Là où l'effort infatigué tend les bras vers la perfection;
Là où le clair courant de la raison ne s'est pas mortellement égaré dans l'aride et morne désert de la coutume,
Là où l'esprit guidé par toi s'avance dans l'élargissement continu de la pensée et de l'action -
Dans ce paradis de liberté,
Mon père, permets que ma patrie s'éveille.

 

(Rabîndranâth Tagore, Gitanjali / L'Offrande lyrique,  1910)