20 mai 2015 3 20 /05 /mai /2015 06:00

File:Nabokov Butterflies 2.JPG

 

 

Une musique très personnelle...

 

 

Après le séminaire, j'ai laissé les questions de l'auditoire en suspens. C'est mieux comme ça. Le champ reste ouvert.

 

Pluie printanière persistante. À deux pas, le Muséum d'Histoire naturelle. Je traverse le Jardin des Plantes. Enfance. Porte dérobée, couloirs à l'aveuglette. Bonjour aux mammouths et autres diplodocus. Trois étages plus haut, la zone scientifique des papillons dans un silence de nécropole. Hier, l'aiguille de l'entomologiste ; aujourd'hui, les pesticides, lesquels ont fini ou quasi par avoir raison de ces magnifiques écritures ailées. Il y a quelques jours pourtant, dans mon jardin méridional, j'ai vu un vulcain. Cette espèce n'est pas particulièrement protégée, mais j'en croise de moins en moins. Vanessa atalanta, le nom sous la plume du grand Linné. Sa folle course mythologique parmi les premières tulipes rouges et or.

 

Me suis souvenu de Nabokov. Entomologie, l'une de ses passions avec le jeu d'échecs. Vladimir Vladimirovitch, ah !, je l'ai beaucoup fréquenté à une époque. Me suis même promené dans le parc du vaste manoir familial de pierres blanches de Rojdestveno sur la route qui mène à Saint-Petersbourg. Nabokov en parle dans son autobiographie légendée, Autres rivages. Quelle existence ! De l'Europe en flammes au continent américain, aller-retour. Une fois, conversant avec un ami peintre qui est aussi un écrivain remarquable, celui-ci me déclara, je cite, que Nabokov « est un génial metteur en scène d'idées.» Nous évoquions les tournées que Nabokov organisait d'une université à l'autre en qualité de conférencier très itinérant. J'ai pensé à John Cowper Powys. Si j'en crois celles et ceux qui ont eu la chance de l'écouter in vivo, ce magicien du verbe virevoltait non sans panache de Dickens à Joyce exaltant au passage le meilleur de Tolstoï ou de Flaubert.

 

S'il se montrait soucieux du rythme, Nabokov se méfiait des arrangements musicaux. Dehors, la pluie battait de plus en plus fort. Peut-être aurait-il été sensible aux glong gling glong antédiluviens produits par les gouttes d'eau et qui se réverbéraient d'un bout à l'autre de la toiture...

13 mai 2015 3 13 /05 /mai /2015 06:00

File:Vailland Breton.JPG

 

 

Une sensibilité exarcerbée...

 

 

En ce mois de mai bruineux ainsi qu'à d'ordinaire sur les côtes irlandaises, je venais de relire les dernières pages du généreux livre d'Harper Lee, To Kill a Mockingbird ( Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur ), lorsque le téléphone a sonné. À l'autre bout du fil, un ami séjournant à Florence venait prendre de mes nouvelles. Les joies des retrouvailles. Notre conversation a roulé sur tous les sujets possibles tandis que la tramontane insolente secouait les jeunes feuilles du figuier. 

 

– J'ai un petit cadeau pour toi. Je vais te l'envoyer par la poste.

– De quoi s'agit-il ?

– Surprise, surprise...

 

Aujourd'hui, le cadeau, fragile, est là sous mes yeux. Boroboudour, voyage à Bali, Java et autres îles dans l'édition originale de 1951. Roger Vailland ! J'ai déjà écrit tout le bien que je pense de Roger le réfractaire-écrivain-libertaire (et pas restrictivement « libertin » au sens sensationnaliste du terme). Dans mon atelier, sur le « grand mur aux images », expression forgée par un intervieweur de la radio suisse romande, une des belles photographies de Roger Vailland par Marc Garanger. D'autant plus belle, celle-ci de 1964, peut-être parce qu'elle est en noir et blanc. Des vues d'écrivains, d'auteurs, ceux et celles aussi qui ont cherché à transformer le monde, au travail ou en villégiature, à la campagne, au bord de la mer ou à la montagne, j'en possède mille et cent. Je lève les yeux : le portait de Walt Whitman (que se dit-il ?), le visage introspectif de Friedrich Nietzsche, André Breton au milieu de ses poupées Kachinas, le nœud papillon rebelle d'Arthur Rimbaud, Bashô, bâton de pèlerin à l'épaule sur la sente vers le bout du monde, Henry David Thoreau, son regard (extra) lucide. Et tant d'autres. 

 

Plan américain élargi. Meillonnas, locus solus. À la table d'écriture. Fauteuil, osier orme – on trouverait son cousin en Lozère ou en Armorique. Pull à col roulé. Les deux mains, bien visibles, larges et solides sur les feuillets, et dans l'une, adroite au toucher, ce petit appareil de rien du tout qui injecte en perfusion directe le sang bleu dans la page. Silence – mais, vous n'êtes pas obligés de me croire, je l'entends, puisque j'y suis. Un modèle du genre pour ce qui est de la perfection objective.

 

Ce présent me touche.

 

Dans la bibliothèque des vrais bons livres immémoriaux, je retrouve les yeux fermés un autre livre de Roger Vailland. Son journal. Au faîte d'une marge, j'avais, espace d'autrefois, relevé cette indication : « J'aime les gens qui cherchent leur chemin. »

 

Toujours. Et certains savent le trouver. Bon pied, bon œil.

11 mai 2015 1 11 /05 /mai /2015 06:00


Paul Gauguin 106.jpg

 

Quoi d'autre ?

 

Douce chaleur sur le rivage nocturne. Bon vin des calanques, fandango à la nervure des guitares, conversations exquises. 

 

À la main :

 

« Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.

Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer ; d’où le désordre, la turbulence et l’imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence ; où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois ; où tout vous ressemble, mon cher ange.

Tu connais cette maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir !

Oui, c’est là qu’il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l’infini des sensations. Un musicien a écrit l’Invitation à la valse ; quel est celui qui composera l’Invitation au voyage, qu’on puisse offrir à la femme aimée, à la sœur d’élection ?

Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre, — là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité.

Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfévrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l’âme de l’appartement.

Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfévrerie, comme une bijouterie bariolée ! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d’un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue.

Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture ! Qu’ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes ! Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu !

Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ?

Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d’heures remplies par la jouissance positive, par l’action réussie et décidée ? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ?

Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; — et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’infini vers toi. »

 

Encore ? À l'infini...

6 mai 2015 3 06 /05 /mai /2015 06:00

File:Ferruccio Busoni, Vienna, 1877.jpg

 

 

Dante et Michelangelo parmi ses prénoms...

 

 

Élargir la palette, comme on dit, du piano. La palette sonore.

 

J'aime cette photo de Ferruccio Busoni vers la fin de sa trajectoire, une cape sur le dos, un gros toutou des montagnes à ses pieds. Et cette autre photo, à l'orée des chemins, la chevelure en bataille.

 

Un pédagogue hors pair. Un ange dansant veille aujourd'hui sur lui à Schöneberg, un quartier très historique de Berlin.

 

Esquisse pour une nouvelle esthétique musicale. Sans parler de son travail explorateur à partir de Bach. S'attaque au fétichisme formaliste et s'intéresse à la possibilité d'instruments capables de faire entendre – pas simplement reproduire – les sons de la terre.

 

Pense en termes existentiels de programmes, motifs et motivations. Voit clair, loin et juste.

 

Dans le grand appartement dont les baies donnent ce soir sur la Spree, je vais réécouter sa Fantasia contrappuntistica en guise de pied de nez à toutes les éducations délibérément frileuses.

29 avril 2015 3 29 /04 /avril /2015 06:00

 

 

Un raton-laveur et quelques poissons...

 

 

Conférence-lecture de textes autour du mouvement transcendantaliste à l'université Paul-Valéry de Montpellier. Un des hauts lieux pour ce qui est des études nord-américaines.

 

La veille, promenade le long du rivage du côté de Sète. Échanges plus tard avec les marins-pêcheurs sur les quais de cette belle ville colorée qui parle encore l'italien au détour de ses venelles.

 

Les espèces non tétrapodes, terme générique, évidence naturaliste, disparaissent à la vitesse grand V comme le reste. Parler de la pollution des mers est dorénavant strictement trivial. Tout comme déblatérer sur leur exploitation éhontée – et pas seulement aux antipodes. On le sait et on continue à faire comme si de rien n'était.

 

– Un kilog de rougets, dix kilogs de détritus !

– Leur chair est moins goûteuse qu'avant...

– Il faut tout changer !

 

À un moment donné de ma conférence, je n'ai pas pu m'empêcher d'inciser mon propos, inflexion idiomatique, et d'évoquer le travail scientifique de Rachel Carson. Les auditeurs les plus anciens ont tendu le pavillon, les plus jeunes ont cru que je cherchais à renflouer la bibliographie ou à noyer le poisson.

 

J'ai cité Printemps silencieux et Cette mer qui nous entoure. Et puis j'ai repensé à Thoreau qui connaissait si bien les poissons de Walden Pond et notamment les mœurs de la perche, animal totémique à ses sens. Mes notes étant bien organisées, j'ai lu : 

 

« Les perches de Walden ! Chaque fois que je vois, sur la glace ou dans le trou que les pêcheurs y creusent, ces poissons fabuleux, je demeure stupéfait de leur rare beauté : ils sont si étrangers à nos rues et même à nos bois ; aussi beaux que des fleurs et des joyaux, couleur d'or et d'émeraude – d'une transcendante et éblouissante beauté qui les place bien loin de la cadavéreuses morue ou du haddock, vieux d'au moins un jour, qu'on nous met sous les yeux. Ils sont aussi étrangers à Concord que l'Arabie, comme si s'étaient rejointes les deux extrémités de la terre. »

 

Bouche bée, le parterre.

22 avril 2015 3 22 /04 /avril /2015 06:00

 

 

Nous cherchons partout l'absolu, mais nous ne trouvons que des choses...

 

 

Zone géographique des Laurentides. Lac des Écorces. Parc des Deux-Montagnes. Mirabel Equivalent Territory.

 

Il se passe beaucoup de choses.

 

L'absolu dans le détail. Et quelquefois dans le général.

 

Bivouac à trois.

 

Constellations.

 

L'heure et le lieu. J'inverse la citation de Novalis :

 

« Qui, donc, doué de vie et d’intelligence, ne préfère, parmi tous les phénomènes de l’immense espace qui l’entoure, la toute éjouissante lumière, avec ses rayons et ses ondes, ses couleurs et sa douce omniprésence dans le jour ? Comme de la vie l’âme la plus intime, la respire le monde immensurable des astres infatigués, qui se baignent dans son océan d’azur; ici respirent l’étincelante pierre et la coite plante et, des animaux, l’énergie toujours mouvante et multiforme; là respirent les nuages diaprés et les brises, mais, plus qu’eux tous, les divins étrangers aux yeux pleins de pensée, à la démarche légère, à la bouche mélodieuse. Reine de la nature d’ici-bas, elle appelle chaque force à d’innombrables transformations et, par sa seule présence, révèle la prodigieuse splendeur de l’empire terrestre. »

 

Oui, beautés immédiates.

15 avril 2015 3 15 /04 /avril /2015 06:00

 

 

The best...

 

 

L'autre jour à Shanghai dans le vieux district de la mission française.

 

Chaleur extrême. Un banc à l'ombre d'un arbre aux feuilles d'or. Une petite fille m'apporte une tasse de thé vert.

 

Ne pas bouger. Ne rien faire. Simplement être là.

 

Je lis :

 

« Sous le ciel y a-t-il, oui ou non, un état de contentement parfait ? Y a-t-il, oui ou non, un moyen de faire durer la vie du corps ? Pour arriver à cela, que faire, que ne pas faire ? De quoi faut-il user, de quoi faut-il s’abstenir ? — Le vulgaire cherche son contentement dans les richesses, les dignités, la longévité et l’estime d’autrui ; dans le repos, la bonne chère, les bons vêtements, la beauté, la musique, et le reste. Il redoute la pauvreté, l’obscurité, l’abréviation de la vie et la mésestime d’autrui ; la privation de repos, de bons aliments, de bons vêtements, de beaux spectacles et de beaux sons. S’il n’obtient pas ces choses, il s’attriste et s’afflige. ... N’est il pas insensé de rapporter ainsi tout au corps ? Certains de ces objets sont même extérieurs et étrangers au corps ; comme les richesses accumulées au delà de l’usage possible, les dignités et l’estime d’autrui. Et pourtant, pour ces choses, le vulgaire épuise ses forces, et se torture jour et nuit. Vraiment les soucis naissent avec l’homme, et le suivent durant toute sa vie ; jusque dans l’hébétement de la vieillesse, la peur de la mort ne le quitte pas. Seuls les officiers militaires ne craignent pas la mort, et sont estimés du vulgaire pour cela ; à tort ou à raison, je ne sais ; car, si leur bravoure les prive de la vie, elle préserve la vie de leurs concitoyens ; il y a du pour et du contre. Les officiers civils qui  s’attirent la mort par leurs censures impertinentes sont au contraire blâmés par le vulgaire ; à tort ou à raison, je ne sais ; car, si leur franchise les prive de la vie, elle leur assure la gloire ; il y a du pour et du contre. Pour ce qui est du vulgaire lui-même, j’avoue que je ne comprends pas comment on peut tirer du contentement de ce qui le contente ; le fait est que ces objets le contentent lui, et ne me contentent pas moi. Pour moi, le bonheur consiste dans l’inaction, tandis que le vulgaire se démène. Je tiens pour vrai l’adage qui dit : le contentement suprême, c’est de n’avoir rien qui contente ; la gloire suprême, c’est de n’être pas glorifié. Tout acte posé est discuté, et sera qualifié bon par les uns, mauvais par les autres. Seul, ce qui n’a pas été fait ne peut pas être critiqué. L’inaction, voilà le contentement suprême, voilà qui fait durer la vie du corps. Permettez-moi d’appuyer mon assertion par un illustre exemple. Le ciel doit au non-agir sa limpidité, la terre doit au non-agir sa stabilité ; conjointement, ces deux non-agir, le céleste et le terrestre, produisent tous les êtres. Le ciel et la terre, dit l’adage, font tout en ne faisant rien. Où est l’homme qui arrivera à ne rien faire ? ! Cet homme sera lui aussi capable de tout faire. »

 

Et maintenant ?

8 avril 2015 3 08 /04 /avril /2015 06:00

 

 

Ce silence assourdissant qui complexifie encore les choses...

 

 

L'amie me prête sa maison au bord du lac.

 

Le matin, les oiseaux pour compagnons.

 

Bibliothèque. Couverture rouge. Sinuosité de la lecture :

 

 

« Le 20, Lenz traversa la montagne. Les sommets et les hauts plateaux étaient sous la neige ; dans les vallées, en bas, des pierres grises, des plaines vertes, des rochers et des sapins. Il faisait un froid humide ; l’eau ruisselait le long des rochers et jaillissait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’air moite. Au ciel couraient des nuages gris, le tout fort épais ; puis le brouillard s’élevait en fumant et pénétrait peu à peu à travers les buissons, paresseusement, pesamment. Lenz avançait avec indifférence, sans souci de la route, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait aucune fatigue ; il lui était seulement parfois désagréable de ne pouvoir marcher sur la tête. Au commencement il se sentait la poitrine oppressée, quand il entendait les pierres se détacher autour de lui en bondissant, la forêt grise secouer sa chevelure, et que le  brouillard tantôt dévorait les formes, tantôt les revêtait de membres gigantesques ; il était fort agité, il cherchait quelque chose, comme des rêves perdus, mais il ne trouvait rien. Tout lui semblait si petit, si rapproché de lui, qu’il aurait pu mettre la terre dans un coin ; il ne comprenait pas qu’il lui fallût aussi longtemps pour arriver au bas d’une pente, pour atteindre un point éloigné ; il s’imaginait pouvoir tout mesurer en deux pas. Parfois seulement, quand la tempête lançait les nuages dans les vallées et que ceux-ci tourbillonnaient en fumant au-dessus de la forêt ; quand les voix s’éveillaient sur les rochers, tantôt comme des tonnerres expirant au loin, tantôt bruissant violemment, en notes qui, dans leur joie sauvage, semblaient vouloir célébrer la terre ; quand les nuages s’élançaient comme des chevaux indomptés qui hennissent, que le soleil les pénétrait de ses rayons et que son glaive étincelant, imprimé sur les plaines neigeuses, découpait le sommet des vallées en tranches de lumière claire et aveuglante ; ou bien, lorsque l’orage repoussait la nuée en y creusant un lac bleu, que le vent mourait et arrivait en bourdonnant des ravins profonds, des sommets des sapins, comme un chant de nourrice ou un carillon de cloches ; lorsque au ciel bleu apparaissait une légère rougeur, que de petits nuages filaient sur des ailes d’argent, et que les cimes des montagnes, aiguës et nettes, brillaient et flamboyaient   à une grande distance, —alors sa poitrine se déchirait, il s’arrêtait, haletant, le corps courbé en avant, les yeux et la bouche grands ouverts, comme s’il voulait aspirer en lui et absorber la tempête; il s’étendait et se couchait sur la terre, il se plongeait.au sein de l’univers, éprouvant une joie qui le faisait souffrir; ou bien il se tenait tranquille, reposant sa tête sur la mousse et fermant à demi les yeux. Alors tout s’éloignait de lui, la terre cédait sous son corps, elle devenait petite comme une étoile en marche et se plongeait dans un fleuve mugissant dont les flots limpides coulaient à ses pieds. »

 

Que lui est-il vraiment arrivé ?

1 avril 2015 3 01 /04 /avril /2015 06:00

 

 

Tour d'horizon.

 

 

Europe, Europe, Europe.

 

Il est très chaleureux, ce restaurant libanais, au hasard des rues vers l'ancien quartier du port de Hambourg.

 

Quelques connaissances grecques après le symposium – des intellectuels dans leur pays.

 

Je propose que nous débouchions d'abord, avant toute chose, la longiligne bouteille de vin rouge, du vin en provenance sécurisée des caves de Ksara.

 

Je dis :

 

– Remontons à la source, enfin, une des sources parmi les meilleures.

– Ce n'est pas trop ancien ?

– Tu veux plaisanter. Mais qu'est-ce qui est lointain sur le plan de la vraie culture ?

 

L'un des amis du cercle que nous formions venait de me voir brandir un exemplaire des fragments d'Héraclite.

 

Comme quoi...

25 mars 2015 3 25 /03 /mars /2015 07:00

 

 

Aller plus loin...

 

 

Iona aux confins du monde.

 

Un battement d'aile et du bleu partout.

 

Solitude peuplée du souvenir.

 

J'ouvre le livre romantique :

 

« Iona ne mesure pas plus de trois milles de long sur un mille de large, et compte à peine cinq cents habitants. Le duc d’Argyle, à qui elle appartient, n’en retire qu’un revenu de quelques centaines de livres. Là, point de ville proprement dite, ni même de bourgade, ni même de village. Quelques maisons éparses, pour la plupart simples masures, pittoresques si l’on veut, mais rudimentaires, presque toutes sans fenêtres, éclairées seulement par la porte, sans cheminée, avec un trou dans le toit, n’ayant que des murs de paillis et de galets, des chaumes de roseaux et de bruyères, reliés par de gros filaments de varech.  

Qui pourrait croire, cependant, que Iona a été le berceau de la religion des Druides, aux premiers temps de l’histoire Scandinave ? Qui s’imaginerait qu’après eux, au sixième siècle, saint Columban, — l’Irlandais dont elle porte aussi le nom, — y fonda, pour enseigner la nouvelle religion du Christ, le premier monastère de toute l’Écosse, et que des moines de Cluny vinrent l’habiter jusqu’à la Réforme ! Où chercher maintenant les vastes bâtiments, qui furent comme le séminaire des évoques et des grands abbés du Royaume-Uni ? Où retrouver, au milieu des débris, la bibliothèque, riche en archives du passé, en manuscrits relatifs à l’histoire romaine, et dans laquelle venaient utilement puiser les érudits de l’époque ? Non ! à l’heure présente, rien que des ruines, là où la civilisation, qui devait si profondément modifier le nord de l’Europe, avait pris naissance. De la Sainte-Columba d’autrefois, il ne reste que la Iona actuelle, avec quelques rudes paysans, qui arrachent péniblement à sa terre sablonneuse une médiocre récolte d’orge, de pommes de terre et de blé, avec les rares pêcheurs, dont les chaloupes vivent des eaux poissonneuses des petites Hébrides ! »

 

Le calme après la tempête.