14 mars 2012 3 14 /03 /mars /2012 07:00

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Il distillait un poison très pur...

 

 

Avant le lever du jour, juste avant, avant que le monde ne redevienne bruyamment bruyant, promenade dans les Cahiers de l'Herne.

 

J'allume une bougie. Un chic fou. La baie d'Hudson, carte parmi les cartes sous la voûte de l'atelier, est soudain pailletée d'or.

 

Ils sont là ces Cahiers, bons vins en foudres qui en patience attendent leur heure.

 

Le Joyce, très bien. Et les Hölderlin, Heidegger, Pound, Breton, Michaux, Rimbaud, Thoreau, Céline et Segalen, pas mal du tout. 

 

La main, comme aimantée, aucun tâtonnement, c'est juré, s'empare du volume Karl Kraus.

 

1874-1936 : des jalons trop rapprochés pour un esprit qui déborde.

 

Ça fuse tout de suite -exquise langue de fiel dont les meilleurs esprits du temps présent pourraient faire leur miel. L'époque ne s'y prête-t-elle pas ? Oh, si bien ! Viennent à moi ces mots pointus avant le désastre annoncé, programmé, désiré : 

 

  • Le parlementarisme, c'est la réglementation de la prostitution publique.

 

  • La politique offre les péripéties passionnantes d'un roman policier. L'histoire diplomatique montre au spectateur les nations sous le coup de mandats d'arrêt lancés par une bande internationale. (Suivez mon regard...)

 

  • La technique : une automobile au vrai sens du terme. Quelque chose qui se meut non seulement sans cheval, mais aussi sans l'aide de l'homme. Le chauffeur ayant mis en marche, la voiture l'a écrasé. À présent, on continue sans lui.

 

  • Voici comment s'accomplira la fin du monde moderne : tout en perfectionnant les machines, on s'apercevra que les hommes fonctionnent mal. Les automobiles n'arriveront pas à faire avancer les chauffeurs. (CQFD)

 

  • La civilisation est bien près de sa fin quand les barbares s'en évadent. (Pied de nez)

 

  • Je ne me fais plus d'illusions ; c'est alors qu'elles commencent.

 

  • Toute la vie, telle qu'elle se déroule, dans le cadre de l'État ou de la société, repose sur l'hypothèse tacite que l'homme ne pense pas. Une tête qui ne se présente pas en toute situation comme un espace creux et réceptif n'a pas la vie drôle en ce monde.

 

  • Il faut lire tous les écrivains deux fois, les bons et les mauvais. Les bons pour leur rendre justice, les mauvais pour les démasquer.

 

  • Je taille mon adversaire à la mesure de ma flèche.

 

  • Quelle n'est pas la puissance des mœurs ! Une simple toile d'araignée recouvre le volcan et le volcan se retient.

 

  • Un aphorisme n'a pas besoin d'être vrai, il doit survoler la vérité. D'un bond, il doit sauter par-dessus et la dépasser. 

 

 

Et celui-ci, excellent : L'habit ne fait pas le moine. Cela ne vaut plus dans un sens social, mais uniquement sexuel. La robe ne fait pas la femme. Cela ne vaut que de nos jours.

 

Une intelligence flamboyante qui agrandit l'horizon de la réflexion - mit ohne Scham. Sans vergogne.

 

Allez, que le jour se lève pour de bon !

 

 

(Karl Kraus, Aphorismes, Rivages, 2011 / Karl Kraus, Cahiers de l'Herne, numéro 28, 1975)

26 février 2012 7 26 /02 /février /2012 07:00

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Nous croyons bon de prévenir nos lecteurs que ce récit n'est point une fiction. Tous les détails en sont pris aux annales maritimes de la Grande-Bretagne. La réalité fournit quelquefois des faits si romanesques que l'imagination elle-même ne pourrait rien y ajouter...


 

La télévision hivernale rediffuse ce très bon film de Frank Lloyd, Mutiny On The Bounty, Les Révoltés du Bounty, réalisé en 1935. Toujours aussi parfait l'affrontement entre le romanesque Fletcher (Clark Gable au mieux de sa forme) et l'impitoyable capitaine Bligh (Charles Laughton, on en redemande). 

 

C'est à la fin des années 1950, dans l'une des zones maritimes les plus reculées de la Terre, qu'une expédition a remonté des flots les restes improbables de ce bâtiment de légende. Une sacrée veine quand on sait qu'il n'y a rien à des miles à la ronde !

 

Bounty signifie abondance. Mais Quod abundat vitiat. Les aventuriers à pied, à cheval ou en voiture de l'Arctique et des tropiques le savent qui se répartissent indéfectiblement en deux catégories : les mulets (chargés d'un barda encombrant et lourd) et les MUL (les marcheurs ultralégers). Cela m'est revenu quand, sur l'écran, les épées s'entrechoquaient. Les îles Pitcairn, oui, oui, où avais-je lu cette autre histoire de débris ? Ah !, nous y voilà :

 

  (...) Parmi les méfaits venus du Premier Monde dans les pays en voie de développement, nous avons déjà mentionné les millions de tonnes de déchets électroniques transportés intentionnellement des nations industrialisées vers la Chine. Pour saisir l'échelle mondiale du transport non intentionnel de déchets, considérez les ordures rassemblés sur les plages de deux petits atolls des îles Pitcairn, Oeno et Ducie, dans le sud-est de l'océan Pacifique : ce sont des atolls inhabités, dépourvus d'eau douce, rarement visités, même par des yachts, et ils figurent parmi les bouts de terre les plus retirés du monde, tous deux à presque deux cents kilomètres de l'île, elle-même inhabitée, d'Henderson. Pour chaque bande de plage d'un mètre, une étude a détecté la présence en moyenne d'une ordure, dérivée de bateaux ou bien de pays d'Asie et d'Amérique situés sur la bordure Pacifique à des milliers de kilomètres de distance : sacs en plastique, bouées, bouteilles de verre et de plastique (surtout des bouteilles de whiskey Suntory venues du Japon), corde, chaussures et ampoules, ballons de football, soldats et avions en plastique, pédales de vélo et tournevis... 

 

Eh oui, notre bon vieux monde qui se shampouine au développement durable et à la consommation responsable !  

 

Allez, un bon coup de balai et ces îles seront aussi belles qu'un sou neuf ou un timbre non oblitéré ! 

 

Tout rentrera dans l'ordre. N'est-ce pas ?, mon cher Jules :

 

Tel fut donc le dénouement d'une aventure qui avait commencé d'une façon si tragique. Au début, des révoltés, des assassins, des fous, et maintenant, sous l'influence des principes de la morale chrétienne et de l'instruction donnée par un pauvre matelot converti, l'île Pitcairn est devenue la patrie d'une population douce, hospitalière, heureuse, chez laquelle se retrouvent les mœurs patriarcales des premiers âges...

 

 

(Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006 / Jules Verne, Les Révoltés de la Bounty, Hetzel, 1879)

8 février 2012 3 08 /02 /février /2012 07:00

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Le premier pays de l'Europe à l'occident, nous l'avons déjà dit, est l'Ibérie...

 

 

C'est incroyable ce qu'il peut faire chaud au creux de l'hiver ! Sur la côte de Galice, çà et là, des cerisiers en fleurs. Face à la mer, je me suis trouvé une auberge de pèlerin, confortable et protégée des vents.

 

Derrière la bâtisse hospitalière, une marqueterie de lopins agricoles, œuvre d'artisans soigneux. Au-dessus, des estives rases. Par contraste. Je suis au pays des hommes fiers de la montagne, ce qui n'avait pas échappé à la sagacité native de Strabon.

 

Viens de parcourir près de deux mille kilomètres avec une seule idée en tête. Me mettre une fois de plus au carreau d'une fenêtre et relire mon ami géographe en édition bilingue. Une telle distance ? Oui, le plaisir n'a pas de prix.

 

J'aime l'Italie et ses folies avisées. J'aime l'Espagne et son chant profond qui parvient à se jouer des vacheries de l'histoire. Ici, l'écriture de la terre rejoint la déroute des rêves. 

 

Recopié ces fragments au son des flots tumultueux :

 

(...)

 

Des deux versants du Mont Pyréné, celui qui regarde l'Ibérie est couvert de belles forêts, composées d'arbres de toute espèce, notamment d'arbres toujours verts ; celui qui regarde la Celtique, au contraire, est entièrement nu et dépouillé. Quant aux parties centrales de la chaîne, elles contiennent des vallées parfaitement habitables : la plupart de ces vallées sont occupées par les Cerrétans, peuple de race ibérienne, dont on recherche les excellents jambons à l'égal de ceux de Cibyre, ce qui est une grande source de richesse pour le pays.

 

(...)

 

Pour décrire maintenant le pays en détail, nous reprendrons du promontoire Sacré. Ce cap marque l'extrémité occidentale non seulement de l'Europe, mais de la terre habitée tout entière. Car, si la terre habitée finit au couchant avec les deux continents d'Europe et de Libye, avec l'Ibérie, extrémité de l'Europe, et avec la Maurusie, première terre de la Libye, la côte d'Ibérie au promontoire Sacré se trouve dépasser la côte opposée de 1500 stades environ. De là le nom de Cuneus, sous lequel on désigne toute la contrée attenante audit promontoire et qui, en latin, signifie un coin. Quant au promontoire même ou à la partie de la côte qui avance dans la mer, Artémidore, qui nous dit avoir été sur les lieux, en compare la forme à celle d'un navire ; quelque chose même, suivant lui, ajoute à la ressemblance, c'est la proximité de trois îlots placés de telle sorte, que l'un figure l'éperon, tandis que les deux autres, avec le double port passablement grand qu'ils renferment, figurent les épotides du navire.

 

Le même auteur nie formellement l'existence sur le promontoire Sacré d'un temple ou d'un autel quelconque dédié soit à Hercule, soit à telle autre divinité, et il traite Ephore de menteur pour avoir avancé le fait. Les seuls monuments qu'il y vit étaient des groupes épars de trois ou quatre pierres, que les visiteurs, pour obéir à une coutume locale, tournent dans un sens, puis dans l'autre, après avoir fait au-dessus certaines libations ; quant à des sacrifices en règle, il n'est pas permis d'en faire en ce lieu, non plus qu'il n'est permis de le visiter la nuit, les dieux, à ce qu'on croit, s'y donnant alors rendez-vous. Par conséquent, les visiteurs sont tenus de passer la nuit dans un bourg voisin et d'attendre le jour pour se rendre au cap Sacré, en ayant soin d'emporter de l'eau avec eux, vu que l'eau y manque absolument.

 

(...)

 

II y a quelque chose de barbare aussi, à ce qu'il semble, dans la forme de certains ornements propres aux femmes d'Ibérie et que décrit Artémidore. Dans quelques cantons, par exemple, les femmes se mettent autour du cou des cercles de fer supportant des corbeaux ou baguettes en bec de corbin, qui forment un arc au-dessus de la tête et retombent bien en avant du front ; sur ces corbeaux elles peuvent, quand elles le veulent, abaisser leurs voiles qui, en s'étalant, leur ombragent le visage d'une façon très élégante à leur gré ; ailleurs, elles se coiffent d'une espèce de tympanium ou de petit tambour, parfaitement rond à l'endroit du chignon, et qui serre la tête jusque derrière les oreilles, pour se renverser ensuite en s'évasant par le haut. D'autres s'épilent le dessus de la tête, de manière à le rendre plus luisant que le front lui-même. Il y en a enfin qui s'ajustent sur la tête un petit style d'un pied de haut, autour duquel elles enroulent leurs cheveux et qu'elles recouvrent ensuite d'une mante noire. Indépendamment les détails qui précèdent sur les mœurs étranges de l'Ibérie, nous trouvons dans les historiens et dans les poètes maints détails plus étranges encore, je ne dis pas sur la bravoure, mais sur la férocité, sur la rage bestiale des Ibères, et en particulier de ceux du Nord.

 

(...)

 

Joie farouche chez une Espagnole ? Oui, toujours, et comment !

 

 

(Strabon, Géographie, édition bilingue, Belles Lettres, 1971)


1 février 2012 3 01 /02 /février /2012 07:00

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Berlin. Langsame Heimkehr. Lent retour.

 

Pluie. Neige. Pluie de neige.

 

Monbijouplatz. Il ne reste pas grand'chose. Je le vérifie une fois de plus. 

 

Cette vieille édition de Peter Schlemihl, je l'ai emportée d'Ouest en Est et jusqu'en Océanie.

 

Je cueille cette fleur du pavé.

 

Botanique : botte d'herbes en coffret mental.

 

Lecture bleue sur gris :

 

On me donna la clef d’une petite armoire qui était au chevet de mon lit : j’y retrouvai tout ce qui m’appartenait. Je m’habillai je suspendis par-dessus ma kourtke noire ma boîte à botaniser, dans laquelle je retrouvai, avec plaisir, les lichens que j’avais recueillis sur les côtes de Norvège le jour de mon accident. Je mis mes bottes, plaçai sur mon lit le billet que j’avais préparé, et, dès que les portes s’ouvrirent, j’étais loin du Schlemihlium, sur le chemin de la Thébaïde.

Comme je suivais le long des côtes de la Syrie la route que j’avais tenue la dernière fois que je m’étais éloigné de ma demeure, j’aperçus mon barbet, mon fidèle Figaro, qui venait au-devant de moi. Cet excellent animal semblait chercher, en suivant mes traces, un maître que sans doute il avait longtemps attendu en vain. Je m’arrêtai, je l’appelai, et il accourut à moi en aboyant et en me donnant mille témoignages touchants de sa joie. Je le pris dans mes bras, car assurément il ne pouvait suivre, et je le portai jusque dans ma cellule.

 

Je revis ce séjour avec une joie difficile à exprimer ; j’y retrouvai tout en ordre, et je repris, petit à petit, et à mesure que je recouvrais mes forces, mes occupations accoutumées et mon ancien genre de vie. Mais le froid des pôles ou des hivers des zones tempérées me fut longtemps insupportable.

 

Mon existence, mon cher Adelbert, est encore aujourd’hui la même. Mes bottes ne s’usent point, elles ne perdent rien de leur vertu, quoique la savante édition que Tickius nous a donnée de rebus gestis Pollicilli me l’ait d’abord fait craindre. Moi seul je m’use avec l’âge ; mais j’ai du moins la consolation d’employer ces forces que je sens décliner à poursuivre avec persévérance le but que je me suis proposé. Tant que mes bottes m’ont porté, j’ai étudié notre globe, sa forme, sa température, ses montagnes, les variations de son atmosphère, sa force magnétique, les genres et les espèces des êtres organisés qui l’habitent. J’ai déposé les faits avec ordre et clarté dans plusieurs ouvrages, et j’ai noté en passant, sur quelques feuilles volantes, les résultats auxquels ils m’ont conduit, et les conjectures qui se sont offertes à mon imagination Je prendrai soin qu’avant ma mort mes manuscrits soient remis à l’université de Berlin.

 

Ne soyez jamais l'ombre de vous-même.

 

À soi-même, promesse tenue...

 

 

(Adelbert von Chamisso, L'Étrange histoire de Peter Schlemihl, Folio-Gallimard, 2011)

18 janvier 2012 3 18 /01 /janvier /2012 07:00

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On reproche à ton histoire d'une vie un excès de cohérence, le fait que tout ce qui s'y passe annonce des choses ultérieures. Mais y-a-t-il une seule vie qui ne soit pas tendue vers son avenir ?


 

C'est mon voyage d'hiver et j'avance en apesanteur dans les contrées froides de ma bibliothèque pour y trouver une âme qui vive. Ce matin, alors que le blanc est bradé un peu partout, envie, massive, de relire quelques pages d'Elias Canetti.

 

(...) Les Tziganes venaient chaque vendredi. Le vendredi, chez nous, on préparait tout pour le samedi. On nettoyait la maison de haut en bas, les fillettes bulgares filaient en tous sens, dans la cuisine aussi, c'était l'affluence, personne n'avait le temps de s'occuper de moi. J'étais tout seul dans le gigantesque salon, le visage pressé contre la fenêtre donnant sur la grande cour, attendant la venue des Tziganes. J'avais terriblement peur d'eux. Les filles avaient dû, elles aussi, me parler des Tziganes au cours des longues soirées passées dans l'obscurité sur le divan. On disait qu'ils volaient les enfants et j'étais persuadé qu'ils s'intéresseraient spécialement à moi.

 

Oui, oui, Bohémiens, Tziganes, Gitans, Romanichels, Manouches, emmenez-moi dans le tourbillon de la vie !

 

Bulgare de naissance, s'exprimant en langue allemande, Juif sépharade, citoyen anglais et, accessoirement, prix Nobel, Elias, écrivain sensible, en proie aux tourments, aura saisi son siècle à la gorge et loué la richesse intellectuelle du vieux continent européen.

 

Cette phrase, un aphorisme, que je note, vite, sur le carnet : Garder en vie des êtres humains avec des mots, n'est-ce pas déjà comme de les créer par la parole ?

 

Avant de m'envoler vers Ljubljana, autre territoire de l'homme, enfin un peu de la langue de la vraie littérature ! 

 

 

(Elias Canetti, La Langue sauvée, Histoire d'une jeunesse, 1905-1921, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, Albin Michel, 1980)

8 janvier 2012 7 08 /01 /janvier /2012 07:00

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Plusieurs jets de vapeur et d’eau, lancés par leurs évents, annoncèrent bientôt la présence des baleines qui venaient respirer à la surface de la mer...

 

Des blocs de glace bien épaisse se sont échoués ce matin sur les plages de l'île de Jura. Phénomène remarquable qui suscite la curiosité du seul humain que je suis dans les parages. Le cristal de l'eau gelée et le vert des mousses qui n'ont pas été encore broutées par les cerfs sont un cadeau pour mes sens.

 

Marché sur six miles le long d'une terre en surplomb dans la brume et le froid depuis l'ermitage que me prête un couple de pêcheurs. Le vent cingle mon visage et finit par me rendre cinglé. Je le suis sans doute assez pour me retrouver en écriture à l'autre bout du continent européen, en plein hiver, loin de tout, mais ça me regarde.

 

Hier, il pleuvait. Au carreau de l'unique fenêtre, j'ai recopié ce passage pour avoir chaud aux mains :

 

En général, les hommes, même en ce pays relativement libre, sont tout simplement, par suite d’ignorance et d’erreur, si bien pris par les soucis factices et les travaux inutilement rudes de la vie, que ses fruit plus beaux ne savent être cueillis par eux. Ils ont pour cela, à cause d’un labeur excessif, les doigts trop gourds et trop tremblants. Il faut bien le dire, l’homme laborieux n’a pas le loisir qui convient à une véritable intégrité de chaque jour ; il ne saurait suffire au maintien des plus nobles relations d’homme à homme ; son travail en subirait une dépréciation sur le marché. Il n’a le temps d’être rien autre qu’une machine. Comment saurait se bien rappeler son ignorance – chose que son développement réclame – celui qui a si souvent à employer son savoir ? Ce serait pour nous un devoir, parfois, de le nourrir et l’habiller gratuitement, et de le ranimer à l’aide de nos cordiaux, avant d’en juger. Les plus belles qualités de notre nature, comme la fleur sur les fruits, ne se conservent qu’à la faveur du plus délicat toucher. Encore n’usons-nous guère à l’égard de nous-mêmes plus qu’à l’égard les uns des autres de si tendre traitement.

 

C'est ma tête qui finalement s'est échauffée et il a fait soudain bon vivre dans le dénuement total. Je me suis souvenu du séjour de George Orwell. On eût dit que je m'étais extirpé de la gangue de glace qui me bloquait depuis deux ou trois jours, à l'image du vaisseau peint par Caspar Friedrich. C'est ce que je voulais penser : il va sortir de sa prison temporaire ce bateau au drapeau rouge, non ? Esquif enfin fugitif, oui ! 

 

Je rebrousse chemin et lève les yeux : des phoques jouent à se poursuivre juste devant. Et, qui sait ?, dans les eaux profondes, une baleine blanche. De l'autre côté, Beinn an Òir, la montagne d'or en langue gaélique, sommet de l'île dont je devine la forme noirâtre. Je ne retrouve plus mes pas sur le sol détrempé, preuve que je suis dans la bonne direction.

 

Au bout de la dixième allumette, je parviens à embraser le bois dans le poêle. Embraser est un grand mot vu la maigreur du faisceau qu'on appelle fagot patiemment collecté, une tige ici, une branche là, au retour. Je regarde les petites flammes qui disparaissent l'une après l'autre, lutines déjantées, et les noms Alaska, Aléoutiennes et Kamchatka cavalcadent dans la steppe de mon cerveau en reconstruction. C'est l'ivresse des grands soirs. 

 

Banquise. Et autres friandises pour l'action : attise, carbonise, incise, pérennise, réorganise, alcoolise, radicalise, solubilise, vise, vise...

 

Je me traite, somme toute, plutôt bien. 

 

 

 

23 novembre 2011 3 23 /11 /novembre /2011 07:00

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La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir...


 

Nous sommes tombés bas, décidément encore plus bas. Qui, au juste, a abusé de l'autre ? Mais tout est bon dans la vie, y compris ses aléas. Au moins nous savons, bons européens que nous aimerions être à fond, où nous en sommes.

 

Au ciel doux-bleuté de ce matin frais, j'avais rendez-vous avec deux journalistes italiens. Sur ma proposition, pour réaliser cet entretien, nous nous sommes retrouvés à la BnF, la Bibliothèque nationale de France, sur les rives de la Seine. 

 

Extraits :

 

- Quel est votre état d'esprit présent ?

 

(J'ai bien aimé cette compréhension proustienne des choses)

 

- Calme, très calme. Ne trouvez-vous pas que tout est magnifique alentour : ce jardin intérieur arboré, et dehors, la vie qui vit et palpite, le fleuve, les bateaux, les mouettes, les ponts qui s'élancent vers tous les possibles ? Nous voici trois, un bon café comme on en fait chez vous, quelques petites machines pour garder la trace de notre passage dans ce lieu du savoir et ce silence incroyable qui nous enveloppe. Quel luxe ! Pendant ce temps-ci, les bourses s'affolent, les pauvres humains paniquent. Casino truqué, poker menteur. Revirements, dissimulations. L'Europe n'est plus qu'un mot qui tourne en rond dans les bouches. Tout va très, très vite, les news, les breaking news, sont usées au bout de cinq minutes, c'est l'ensemble social du zapping planétaire. Les vérités de fiction ont désormais remplacé les vérités de fait, et les peuples ont, comme dit l'autre, les presses qu'ils méritent...Mais tous ensemble, tu parles ! Plus rien ne tient, ça craque partout. Le travail est devenu une malédiction. En termes symboliques, nous assistons à la généralisation de la fameuse politique de la terre brûlée, dégâts, gâchis, gabegies monstrueuses, délinquance en col blanc, intoxication et démagogie à tous les étages...C'est aujourd'hui, citant Nietzsche de mémoire, l'assemblée triomphante des voyous de la place publique...Mais je reste calme. Je suis le principe de plaisir et continue de travailler selon mon propre tempo.

 

(...)

 

- Pensez-vous que les livres vont disparaître avec la diffusion de plus en plus large et l'utilisation de plus en plus précoce des tablettes numériques, par exemple ?

 

- Les livres ? Le livre ? Ma che dite voi ? De quels livres parlons-nous ? Regardez ce phénomène très étrange, la rentrée littéraire, chaque mois de septembre. Un esprit tant soit peu exigeant est déjà sorti de ce cirque, non ? C'est très français. La France est un pays de rites, de rôles, de sacrifices, de râles. Et d'institutions. Certaines d'entre elles font, d'ailleurs, du bon travail. Mais, passons. Des milliers de non livres pour des milliers de non lecteurs. Trois mois plus tard, à l'approche de l'hiver, vous constatez que tout ça a disparu. Des milliers de pages inexorablement promises au prochain pilon. Les vrais bons livres sont aussi rares que les vrais lecteurs. Des vrais lecteurs, jeunes et vieux, c'est vraiment très rare, vous pouvez me croire. C'est vérifiable à la fois sur le terrain et sur le long terme. Non, le livre n'a rien à craindre : il reste, grâce aux bons vents et aux belles marées, la voie royale de l'esprit.

 

(...)

 

- Que lisez-vous en ce moment ?

 

- La forme de ma pensée, de type essentiellement analogique, m'invite surtout, en temps de crise, à relire.

 

(Face aux journalistes, je prends, exprès, un ton professoral de clinicien expert)

 

Ainsi, prenez ce livre de Braudel. Écoutez, je vous prie, le début :

 

Acceptons, donc, comme allant de soi, qu'il y ait une vie ou mieux une civilisation matérielle, mêlée, bien que distincte par nature, à une vie économique de sang plus vif, souvent impérieuse. En ce rez-de-chaussée de la vie de tous les jours, la routine l'emporte : on sème le blé comme on l'a toujours semé, on plante le maïs comme on l'a toujours planté, on aplanit le sol de la rizière comme on l'a toujours aplani, on navigue en mer Rouge comme on a toujours navigué...Cette vie, plus subie qu'agie, répétée à longueur de siècles, ne se distingue pas aussitôt d'une vie économique qui profite d'elle mais implique le calcul et réclame la vigilance.

 

Toutefois, le fond du problème n'est pas de distinguer l'une de l'autre, et de façon préalable, ces nappes d'activités mêlées. C'est de ne pas oublier, au ras du sol, une énorme masse d'histoire peu consciente d'elle-même. Presque tout a dépendu de son immense inertie, de ses freinages réitérés, de ses choix anciens, parfois antédiluviens, de ses structures. Si l'homme reste souvent en deçà des limites du possible, c'est qu'il a les pieds enfoncés dans cette glaise.

 

Ce ton ne vous donne-t-il pas l'envie de lire le reste ?

 

C'est un très beau livre, lu il y plus de trente ans et qui m'accompagne à nouveau depuis quelques jours. On y trouve des analyses très fines qui éclairent la raison des crises économiques du siècle passé et, a posteriori, celle, gigantesque, de 2008, crise qui, elle, n'en finit plus de durer. Un ouvrage à reconsidérer pour le citoyen qui se pose la question de savoir pourquoi nous en sommes arrivés là. D'autres relectures dans d'autres directions sont possibles et même souhaitables. Je peux vous en prescrire le catalogue ! Catalogue ramassé ! Cette remarque vaut aussi pour les catalogues numériques qui apparaissent depuis quelques années. Lire et relire, seul remède !

 

Sunny spell ! L'échappée belle ! L'éclaircie !

 

Il nous faut prendre le taureau par les cornes et tenter de trouer, donc, l'opacité...


 

(Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Armand Colin, collection Destins du monde, 1967)

16 novembre 2011 3 16 /11 /novembre /2011 07:00

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Malheur aux faiseurs de traductions littérales, qui en traduisant chaque parole énervent le sens ! C'est bien là qu'on peut dire que la lettre tue et que l'esprit vivifie...


 

À peine sorti de mon séminaire, The Paths Of Translation, j'accorde, on the spot, un entretien à deux journalistes suisses qui ont bravé le froid - sévère enveloppe sur toute l'Europe ce matin.

 

Nous allons parler de littérature. Pour une fois, ça change.

 

J'aime cet amphi A1. Vaste, de belles proportions, bois, portiques, sonorité parfaite -une exception ! Seules, puisqu'il est question de séminaire, les premières rangées étaient encore vivantes il y a un instant.

 

Sur la droite, un couloir dit d'accès, borgne, car mal éclairé. Mal fichu. Conception architecturale à la va-vite.

 

Sur la gauche, ah !, vue imprenable sur les jardins en terrasses : la musique des quatre saisons.

 

Songe d'une nuit d'été quand, aux beaux jours, je m'y échappe par la porte coulissante.

 

Personne dans l'université et je reste là au soleil couchant, assis sur une pierre de rocaille, à contempler les nuages tels qu'ils vont. Les nuages d'altitude.

 

(...)

 

- Sur quoi portait votre ce travail avec les étudiants ?

 

- Sur la traduction. Sur l'art de la traduction. Des techniques, on peut en déployer, bien sûr, mais traduire reste une entreprise complexe et multiforme qui demande d'aller à la rencontre des textes, du texte et du contexte, sans a priori, en étant parvenu à se débarrasser de tout un tas de choses, de scories de toutes tailles, qui peuvent vous encombrer et vous entraver. Une langue de départ et une langue d'arrivée : la rencontre de deux mondes et davantage. Des voix, des corps vous parlent. Les nuances ont ici toutes leur importance. Je constate que dans le cadre de l'enseignement supérieur, c'est tout le pari pédagogique au contact de jeunes esprits qui, de nos jours, y compris au-delà du grade de la licence, sauf rares exceptions, ne sont plus assez cultivés, et, j'ajoute, sensibles, pour mesurer l'ampleur du travail intelligent à accomplir.

 

- Et qu'avez-vous traduit ce matin ?

 

- Amener les étudiants à sortir de leur croyance en une identité personnelle indéfectible n'est pas une mince affaire. Leur identité, ils y tiennent. Ils sont dans l'illusion, c'est évident. Mais vu le contexte global, c'est devenu le mode, archi-autocentré, d'affirmation quasiment unique. Pour répondre à votre question, j'ai choisi le début de Hills Like White Elephants, une nouvelle d'Ernest Hemingway, une nouvelle toute simple, apparemment toute simple, comme bon nombre de celles qu'il a écrites. Tenez, la question des pré et postpositions dans l'anglais d'Angleterre ou l'anglais d'Amérique, là, ça se corse ! Dans cet exemple, comment rendre les dialogues entre l'homme et la femme sans verser soit dans la langue boulevardière, soit dans le Style, s majuscule, marque de la bonne rédaction à la française ? Savoir bien traduire veut dire savoir bien lire, c'est-à-dire, pour moi, savoir bien vivre. Or, la plupart des étudiants ne sachant plus lire, je pense que vous mesurez l'énormité de la mission !

 

- À vous entendre, votre travail pourrait s'apparenter à celui du psychanalyste...

 

- C'est intéressant ce que vous dites. Certains parmi mes amis disent que j'aurais pu être un psychanalyste très convenable ! Mais j'ai d'autres choses à faire. Que je travaille, et c'est le rapprochement que vous évoquez, à l'éveil des consciences, c'est certain. Pour revenir à l'art de la traduction, je peux vous dire que j'apprécie les traductions qui n'ont rien de l'esprit d'orthodoxie. Les meilleurs auteurs de tous les temps ont été aussi de grands traducteurs. Ce que j'aime dans un corpus de textes traduits, c'est retrouver ce mixte de rudesse et de raffinement présents dans la langue originelle des plus grands écrivains. Que l'homme traduit sente l'humus du sol natal.

 

(...)

 

(George Steiner, Après Babel : Une poétique du dire et de la traduction, Albin-Michel, 1998 / Antoine Berman, L'Épreuve de l'étranger, Flammarion, 1995 / Henri Van Hoof, Histoire de la traduction en Occident, De Boeck, 1994 / Ernest Hemingway, Hills Like White Elephants, The Complete Short Stories, Scribner, 1998)

26 octobre 2011 3 26 /10 /octobre /2011 06:00

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J'ai parcouru le monde en homme libre...

 

 

C'est parce que j'avais laissé, le temps d'une éclaircie, une édition moderne de L'homme et la Terre sur la table du jardin que la conversation a roulé sur la géographie et la personnalité d'Élisée Reclus. Le bon vin aidant, un vin, beau hasard, du pays de Dordogne, nous avons surtout parlé du libertaire Élisée.

 

Paradoxe d'un patronyme dont l'initiale n'évoque pas franchement l'ouverture. Et dire qu'en matière de voyages, Élisée se sera beaucoup promené : l'Europe, l'Amérique, celle du Nord et celle du Sud, et puis l'Europe, encore et toujours. Il se sera aussi beaucoup promené hors de lui. Il s'informe énormément dans toutes les directions et se transforme radicalement. Le petit protestant obéissant (contradiction dans les termes, if I may say so...) de Sainte-Foy-la-Grande deviendra un anarchiste vraiment dérangeant pour tous les clergés. À commencer par le clergé universitaire que je connais un peu...Un anarchiste très cultivé qui travaille à concevoir un ordre supérieur des choses. Élisée aura beaucoup travaillé pendant soixante ans.

 

Une œuvre plutôt considérable, en quantité et en qualité, - il faut citer le concours constant de son frère Onésime -, qui mériterait un réexamen critique complet. Les vues et le sens des perspectives qui sont l'originalité d'Élisée au fil d'une trentaine d'ouvrages denses sonnent souvent justes ces temps-ci : La géographie n'est pas chose immuable. Elle se fait, se refait tous les jours, à chaque instant elle se modifie par l'action de l'homme. Les exemples, géopolitiques, très immédiats, ne manquent pas...

 

La première fois que j'entends le nom de Reclus, c'est dans la bouche de l'un de mes grands-pères, libre-penseur, puisque c'était l'unique définition sociale qu'il admettait à son endroit. Jules Verne figure parmi ses amis (cherchez les liens...). Grâce à cet aïeul, sous la tonnelle dans le parc familial, tiens, encore un paradoxe, je passe du Tour du monde en quatre-vingts jours à l'Histoire d'un ruisseau (cherchez les liens, là aussi...). Il y a pire adolescence, non ?

 

Écoutez un peu :

 

L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent ont traversé le granit, le calcaire et l’argile ; elles ont été neige sur la froide montagne, molécule de vapeur dans la nuée, blanche écume sur la crête des flots ; le soleil, dans sa course journalière, les a fait resplendir des reflets les plus éclatants ; la pâle lumière de la lune les a vaguement irisées ; la  foudre en a fait de l’hydrogène et de l’oxygène, puis d’un nouveau choc a fait ruisseler en eau ces éléments primitifs. Tous les agents de l’atmosphère et de l’espace, toutes les forces cosmiques ont travaillé de concert à modifier incessamment l’aspect et la position de la gouttelette imperceptible ; elle aussi est un monde comme les astres énormes qui roulent dans les cieux, et son orbite se développe de cycle en cycle par un mouvement sans repos.

 

Anarchiste-géographe ? Géographe-anarchiste ? Il nous faudra bien une deuxième et peut-être même une troisième bouteille pour y voir...clair !

 

 À mes amis en assemblée, lecture nocturne à voix haute :

 

(...) L'action de l'homme, si puissante pour dessécher les marécages et les lacs, pour niveler les obstacles entre les divers pays, pour modifier la répartition première des espèces végétales et animales, est par cela même d'une importance décisive dans les transformations que subit l'aspect extérieur de la planète. Elle peut embellir la Terre, mais elle peut aussi l'enlaidir; suivant l'état social et les mœurs de chaque peuple, elle contribue tantôt à dégrader la nature, tantôt à la transfigurer.

 

J'aime ce portait d'Élisée Reclus par son ami Nadar. Le rêve d'un monde ouvert dans les yeux...

 

 

(Élisée Reclus, L'homme et la Terre, Fayard, 1990 / Histoire d'un ruisseau, Actes Sud, 2005)

19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 06:00

MillerAtlas - Feuille 1 r° Hémisphère portugais

 

 

Ce sont, nous dit le commandant Marguet, les astronomes, les artistes et les navigateurs qui ont dessiné les contours du monde...

 

 

C'est un jour pluvieux comme je les aime. Une pluie régulière tombe sur le jardin, ni trop forte ni trop fine, une pluie d'enfance qui invite au songe.

 

Dans la bibliothèque, musardant, j'ai puisé, ce matin du bel automne, le présent ouvrage, remarquable, pour moi, du début à la fin, la Géographie générale des mers rédigé dans le temps d'avant par Camille Vallaux (au patronyme prédestiné, si je peux dire...), géographe sensible de la Bretagne, enseignant et examinateur honoraire d'admission à l'École navale.

 

Toutes les eaux marines y sont scrupuleusement détaillées : l'Océan Austral (les marées dans le quadrant pacifique et le relevé des lignes cotidales, les bancs d'algues flottantes d'après la Deutsche Seewarte), l'Océan Pacifique (la carte indiquant la jonction du courant de Floride et du courant des Antilles de mars à mai), l'Océan Indien (le chapitre sur la navigation en pirogue et en jonque, très intéressant), l'Océan Atlantique (aurait-il ma préférence ?), les mers glacées et les mers secondaires (les guirlandes insulaires et l'Extrême-Orient, par exemple).

 

À la fin de son analyse (élégance du style, rythme exquis, précision des termes), l'auteur se lance dans un long développement sur la mer comme milieu cosmique qui retient une nouvelle fois mon attention.

 

Et ces dernières lignes comme une bouteille à la mer (nous sommes dans les années 1930) : Ainsi tend à disparaître, chez les marins, le pli professionnel des grandes navigations et des longs séjours à la mer. Ce genre de vie avait ses grands inconvénients physiques et moraux : maladies comme le scorbut, insouciance, fatalisme, rudesse des mœurs. Mais aussi il faisait éclore de hautes valeurs morales d'abnégation, de désintéressement, de persévérance et d'héroïsme. Si ces valeurs disparaissent un jour, notre civilisation en souffrira : elle ne retrouvera pas ailleurs ce que la fin de l'accoutumance à la mer lui aura fait perdre...

 

Ces gouttes d'eau sur mon visage, où vont-elles ?

 

 

(Camille Vallaux : Géographie générale des mers, Félix Alcan, 1933)