24 octobre 2012 3 24 /10 /octobre /2012 06:00

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Un soleil vertical qui efface les ombres...


 

De tous les livres d'Albert Camus, ce sont certainement L'Homme révolté, Noces et ses Carnets que j'aime relire.

 

L'autre jour, je suis allé faire un tour au guidon d'une belle moto prêtée par un ami, une BSA (Birmingham Small Arms, 350 B40, 1964), du côté de Lourmarin, l'un des plus beaux villages de la France, au cœur du parc naturel régional du Luberon.

 

Il y a bien longtemps, j'étais jeune, serrant la main d'un mien parent, nous nous étions rendus au cimetière local pour nous recueillir sur la tombe de Camus. Les cimetières, en grandissant, je les fréquente peu. La vie contre la mort. Ou alors, oui, un cimetière anglais ou celui du Père Lachaise ou les cimetières marins narguant, croient-ils au fort de la pierre, la Méditerranée.

 

Je peux comprendre qu'Albert Camus, vers le milieu des années 1950, René Char, l'ami fidèle tout proche, ait eu le désir, vif, d'une maison nécessaire dans cette chaleur éblouissante - le pays, qui sait ?, du premier homme...Loin, en tout cas, du froid et des ténèbres, des cancans, des contresens, des vilenies, du barrage concerté, du foutage de gueule, mais oui, du foutage de gueule, du rabaissement pénible (du genre : philosophe pour classes terminales...), bref, de la malveillance bête exercée à son endroit par certains dont je préfère taire les noms. Vérification, aucun doute, que ces certains, stratégies politico-éditorialo-clanico-germanopratines en tête, puis en acte, ne l'ont pas lu et n'ont surtout pas voulu le lire à l'époque. J'en ai envie de dire : et au-delà. Par exemple, leurs cousins de l'heure convoquent la Morale pour un oui ou pour un non, et neuf fois sur dix, il s'agit, une fois de plus, d'une morale de la souffrance, de la pénitence et de la repentance. Rarement l'évocation, mieux, l'incarnation d'une éthique existentielle au sens où l'entend et la pratique Camus.

 

Aucune importance : les textes, ceux que j'ai cités, sont, pour moi, lumineux dans ma bibliothèque ouverte.

 

Après avoir salué le château rond de forme, j'ai garé la machine vaillante rue du Castellas et me suis dirigé vers un bistrot. Le village, s'il est toujours aussi beau, a changé . Que dire ? Gloire un temps locale, Albert Camus a droit aujourd'hui à une sente qui porte son nom. Rues, collèges, lycées : je pourrais ainsi, n'est-ce pas ?, ôté le risque de me perdre, faire le tour de ce pays grâce à cette singulière boussole. Révérée pour être mieux dévariée (du provençal : contrariée). 

 

Devant un verre de Bandol - j'ai aussitôt pensé à Jim Harrison -, les bras et les jambes dégourdis, je suis à nouveau tombé sur des invitations comme celles-là :

 

L'heure ici encore est parfaite.

 

Les petites îles jaunes comme un tas de blé sur la mer bleue.

 

L'artiste est comme le dieu de Delphes : il ne montre ni ne cache : il signifie.

 

La lumière - la lumière - et l'anxiété recule, pas encore disparue, mais sourde, comme endormie dans la chaleur et le soleil.

 

Récupérer la plus grande puissance, non pour dominer mais pour donner.

 

Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres.

 

Tiens, un petit chien tout ébouriffé vient s'asseoir à mes pieds. Un ami de Kirk (Kirk pour Kierkegaard, le fidèle compagnon d'Albert) ? Ou peut-être bien Kirk lui-même...Je poursuis mes lectures :

 

Je me souviens du moins d'une grande fille magnifique qui avait dansé tout l'après-midi. Elle portait un collier de jasmin sur sa robe bleue collante, que la sueur mouillait depuis les reins jusqu'aux jambes. Elle riait en dansant et renversait la tête. Quand elle passait près des tables, elle laissait après elle une odeur mêlée de fleurs et de chair.

 

Il est des lieux où meurt l'esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même. Lorsque je suis allé à Djémila, il y avait du vent et du soleil, mais c'est une autre histoire.

 

On vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi - dont on puisse parler.

 

À l'heure où le soleil déborde de tous les coins du ciel, le canoë orange chargé de corps bruns nous ramène dans une course folle.

 

Vivre, bien sûr, c'est un peu le contraire d'exprimer. Si j'en crois les grands maîtres toscans, c'est témoigner trois fois, dans le silence, la flamme et l'immobilité.

 

Douceur du petit port tranquille dans la nuit, après la mer violente.

 

Vivre dans et pour la vérité. La vérité de ce qu'on est d'abord. Renoncer à composer avec les êtres. La vérité de ce qui est. Ne pas ruser avec la réalité. Accepter donc son originalité et son impuissance. Vivre selon cette originalité jusqu'à cette impuissance. Au centre la création avec les forces immenses de l'être enfin respecté.

 

Je débarque du train de nuit à l'Isle-sur-Sorgue dans le mistral sec et froid. Bonne et grande exaltation toute la journée dans la lumière étincelante. Je sens toutes mes forces.

 

Lumière incessante. Dans la maison vide, sans un meuble, debout de longues heures à regarder les feuilles mortes et rouges de la vigne vierge, poussées par le vent violent, entrer dans les pièces. Le Mistral.

 

Ne pas se plaindre. Ne pas faire valoir ce qu'on est, ni ce qu'on fait. Si l'on donne, considérer que l'on a reçu.

 

La démocratie ce n'est pas la loi de la majorité mais la protection de la minorité.

 

Je me débats comme le poisson pris dans les mailles du filet.

 

Sophocle dansait et jouait bien à la balle.

 

Arrivée Lourmarin. Ciel gris. Dans le jardin merveilleuses roses alourdies d'eau, savoureuses comme des fruits. Les romarins sont en fleurs. Promenade et dans le soir le violet des iris fonce encore. Rompu.

 

Avant d'écrire un roman, je me mettrai en état d'obscurité et pendant des années. Essai de concentration quotidienne, d'ascèse intellectuelle et d'extrême conscience.

 

L'amour physique a toujours été lié pour moi à un sentiment irrésistible d'innocence et de joie. Je ne puis aimer dans les larmes mais dans l'exaltation.

 

Et celle-ci que j'ai tracée sur une feuille :

 

Sur la terre primitive les pluies tombèrent pendant des siècles de manière ininterrompue. C'est dans la mer que la vie est née et pendant tout le temps immémorial qui a mené la vie de la première cellule à l'être marin organisé, le continent, sans vie animale ni végétale n'a été qu'un pays de pierre empli seulement du bruit de la pluie et du vent au milieu d'un silence énorme, parcouru d'aucun mouvement sinon l'ombre rapide des grands nuages et la course des eaux sur les bassins océaniens.

 

Au moment de repartir, les cistes alentour terriblement odorants, cet ultime signe de pure intelligence sensible :

 

Au sommet de la plus haute tension va jaillir l'élan d'une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre.

 

 

(Albert Camus : Carnets, Gallimard, 1962, 1964 et 1989, L'Homme révolté, Gallimard, 1951, Noces, suivi de L'Été, Le Livre de poche, 1967 / Ces deux biographies, chacun se fera son idée : Herbert R. Lottman : Albert Camus, Seuil, 1978 et Michel Onfray : L'Ordre libertaire : la vie philosophique d'Albert Camus, Flammarion, 2012)

 

 

 

7 octobre 2012 7 07 /10 /octobre /2012 06:00

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This light-house, known to mariners as the Cape Cod or Highland Light, is one of our "primary sea-coast lights," and is usually the first seen by those approaching the entrance of Massachusetts Bay from Europe...

 

 

Je partage avec mon cher Thoreau une passion, géologique, botanique, biologique et, il va s'en dire, pour peu que j'en aie le loisir, historique, à l'endroit des caps, des promontoires, des finisterres.

 

Pour les phares, tout autant. Je collecte, en cette matière, une vaste documentation-chantier qui pousse comme du corail relative aux feux européens, distribués en arc bien tendu des Iles Lofoten jusqu'à la pointe sud du Portugal.

 

Que Thoreau, lors de son voyage, contrasté, mouvementé, mais heureux à l'évidence pour son âme incarnée dans un corps très mobile, à Cape Cod et ses alentours, le cap de la morue et des eaux nourricières, mais surtout dans un paysage des confins, reportez-vous au texte original, se soit intéressé in concreto à l'un des premiers phares américains, édifié en 1797 et reconstruit après l'érosion des sols en 1857, lançant son appel jusqu'à nos jours ininterrompu vers le large depuis la côte est, ne m'étonne guère : ce feu de mer est une métaphore de la vraie puissance spirituelle.

 

S'il rayonne, le phare de North Truro, localité qui le porte, est le rai premier, principiel, qui indique l'une des directions possibles que l'on peut emprunter - et, qui sait ?, l'une des plus ouvrantes qu'on - le on en question étant une multitude sensible - peut envisager au cours d'une existence : malgré tout, en dépit de tout, par-delà tout, pousser ses potentialités le plus loin possible

 

Ceci dit, en-deçà des allégories et des symboles qui ont eu leur utilité dans la construction des sociétés humaines (on me glisse à l'oreille que c'est toujours d'actualité...), ce que j'aime chez Thoreau-le-clairvoyant, ici comme ailleurs dans son œuvre-laboratoire d'écriture à ciel dégagé de toutes sortes de scories, est la précision scientifique de l'exposé, digne en cela des meilleurs rapports qui  sont d'ordinaire rédigés par ceux qui font profession de géomètre-topographe, occupation qu'Henry  exerçait, on le sait, quand il en avait économiquement nécessité. Sauf qu'avec cet essai, publié initialement en 1863 dans la prestigieuse revue du Nouveau Monde, The Atlantic Monthly, l'ordinaire est sublimé - au sens alchimique. La prose du monde est ici prima poesia :

 

(...) It is forty-three miles from Cape Ann Light, and forty-one from Boston Light. It stands about twenty rods from the edge of the bank, which is here formed of clay. I borrowed the plane and square, level and dividers, of a carpenter who was shingling a barn near by, and, using one of those shingles made of a mast, contrived a rude sort of quadrant, with pins for sights and pivots, and got the angle of elevation of the bank opposite the light-house, and with a couple of cod-lines the length of its slope, and so measured its height on the shingle. It rises one hundred and ten feet above its immediate base, or about one hundred and twenty-three feet above mean low water. Graham, who has carefully surveyed the extremity of the Cape, makes it one hundred and thirty feet.

 

The mixed sand and clay lay at an angle of forty degrees with the horizon, where I measured it, but the clay is generally much steeper. No cow nor hen ever gets down it. half a mile farther south the bank is fifteen or twenty-five feet higher, and that appeared to be the highest land in North Truro. Even this vast clay-bank is fast wearing away. Small streams of water trickling down it at intervals of two or three rods have left the intermediate clay in the form of steep Gothic roofs fifty feet high or more, the ridges as sharp and rugged-looking as rocks and in one place the bank is curiously eaten out in the form of a large semicircular crater.

 

Tout Thoreau est là. Grandeur nature.

 

Il l'est aussi dans l'autre essai traduit aujourd'hui en langue française, Nuit et clair de lune (Night & Moonlight, publié ainsi que le premier à l'automne 1863). Ces deux brefs et denses textes constituent le bon choix éditorial que je découvre et dont je fais mon délice.

 

Rien que la première phrase - l'humour, subtil, en prime :

 

Chancing to take a memorable walk by moonlight some years ago, I resolved to take more such walks, and make acquaintance with another side of Nature. I have done so.

 

Yes, dear Henry, you have done so : en mille circonstances, tu sais parfaitement joindre le geste à la parole...

 

Dans et entre les lignes, je vous dis.

 

Mon observation vaut, ad vitam aeternam, pour chaque véritable auteur.

 

 

 

(Henry David Thoreau, The Highland Light in Cape Cod, Thomas Y. Crowell & Co Publishers, New York, 1908 / Le Phare de Haute-Terre suivi de Nuit et clair de lune, essais traduits de l'américain par Yves Marteze, éditions La Nerthe, 2012) 

 

 

 

26 septembre 2012 3 26 /09 /septembre /2012 06:00

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Saisai nagara moji toi ni kuru...

 

 

Nous nous attendions,

elle et moi -

L'intégrale dans la librairie

 

 

"Voyageur"

appelez-moi ainsi -

Première averse d'hiver

 

 

Les gosses d'une ferme

contemplent la lune

arrêtant le battage

 

 

La première neige -

Heureusement je suis ici

à mon ermitage

 

 

Les beaux garçons

des fleurs de prunier et les saules pleureurs

de belles femmes

 

 

Saumon séché

et maigreur du bonze vagabond

dans les grands froids

 

 

Elles n'appartiennent

ni au soir ni au matin

les fleurs du melon

 

 

Je ne sous-estimerais pas, moi,

ces graines

de piment rouge

 

 

Le feu couvert de cendre -

sur le mur

la silhouette d'un invité

 

 

Mes facultés

de discernement cessent -

Fin de l'année

 

 

Levée sans hésitation,

elle semble flâner

la lune nuageuse

 

 

Jour après jour

les orges rougissent -

Chants d'alouettes

 

 

J'irai cet automne à Kyoto

écouter

les oies sauvages

 

 

Dans la neige qui tombe

fabrique-toi des moustaches

avec une peau de lapin !

 

 

Les branches d'hibiscus

différentes

chaque jour

 

 

Première averse d'hiver

Même le singe voudrait

un petit manteau de paille

 

 

Curiosité -

Un papillon posé

sur une herbe sans parfum

 

 

Alentour

tout ce qui se dévoile à mes yeux

d'une certaine fraîcheur

 

 

Les gens me demandent souvent

comment lire et écrire...

 

 


(Bashō, Seigneur ermite, L'Intégrale des haïkus, édition bilingue par Makoto Kemmoku & Dominique Chipot, La Table ronde, 2012)

 

 

 

 

19 septembre 2012 3 19 /09 /septembre /2012 06:00

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A man of genius makes no mistakes ; his errors are volitional and are the portals of discovery...

 

 

Par la poste m'était parvenu L'Art de voir les choses, recueil introspectif particulièrement compact, construit à partir de pages diverses puisées au sein de l'œuvre du naturaliste américain John Burroughs né en 1837.

 

Était-ce le titre en forme de clin d'œil choisi par le traducteur pour cette édition en langue française ? Mystère. Mon esprit est alors parti dans toutes sortes de méandres et d'associations d'idées.

 

L'autre jour, dans le quartier, je laisse la meilleure portion du trottoir par ailleurs encombré çà et là par les débris du quotidien à une maman et à sa poussette.

 

- Je vous en prie, Monsieur, fit-elle, allez-y ! Et la jeune femme de me céder le passage. Mes cheveux sont grisonnants et même blancs par endroits, je ne voulais pas le croire. Me voilà donc servi. Illusions, quand vous nous tenez....Le problème, c'est que dans la tête, j'ai toujours sept ans et que je me vois grimper agrestement aux arbres...

 

La manie chez certaines personnes de serrer, après usage, le bouchon du robinet d'eau froide ou d'eau chaude : celui qui veut s'en servir ensuite se retrouve à devoir faire appel à une clé anglaise pour pouvoir se laver les mains. Pire, le risque, réel, est couru que l'installation soit à jamais foireuse. Quant à celles et ceux qui vérifient cinquante fois que le gaz est coupé en quittant leur domicile, il y a belle lurette que j'ai laissé ces cas pathologiques à mes confrères et consœurs analystes.

 

Les édiles bloquent le prix de l'essence pendant plusieurs semaines. Mais la bête noire n'est pas l'essence, mécontentement craint de l'électeur ou panique d'une pénurie planétaire annoncée, mais l'automobile.

 

Étendre le propos aux transports, à la nutrition, aux tablettes, aux Smartphones, aux faux livres, etc.

 

Mes jambes me portent partout : ça marche sans que ma volonté entre vraiment en jeu. Mais je me suis égaré pendant longtemps, car je viens de m'apercevoir que la jambe droite est jalouse de la gauche : chacune veut prendre le pas sur l'autre.

 

Deux et deux font-ils quatre ? Voir ce qu'en pense Dostoïevski.

 

Dans un genre similaire : quand le sage de la sagesse chinoise désigne la lune, l'idiot regarde le doigt. Mais il y a idiot et idiot. J'ai de la tendresse pour le prince Mychkine.

 

On se souvient - livre d'école à l'appui - de quelle manière Bernard Palissy a découvert le secret des émaux et Charles Goodyear celui de la vulcanisation du caoutchouc. C'est parce qu'ils ont persévéré dans l'erreur qu'ils sont reconnus aujourd'hui en qualité de créateurs diaboliques.

 

Francis Picabia, lu à une époque de ma vie : l'art est le culte de l'erreur. Victor Segalen, de mémoire, parle, lui, de cette poterie aux formes autant inhabituelles que surprenantes qui de la masse inerte apparaît, heureux hasard, lors de la cuisson de l'argile : elle est hors de toute série et retient l'attention.

 

Dans nos systèmes d'enseignement européens, primaire, secondaire et supérieur, on parle et on applique, chaque jour davantage, et depuis longtemps en outre dans certains pays, la méthode d'apprentissage par validation de champs de compétences. Néanmoins, sous nos climats, les professeurs, mes chers collègues, par cohortes entières, ne jurent, mordicus, que par la sacro-sainte notation sur vingt. L'université, ouf ! pas toute, qui devrait, selon moi, avoir le sens de l'universalité et de l'ouverture (d'esprit) a souvent ces temps-ci des airs confinés de collège.

 

- Tu as fait une faute !

 

- Une erreur, tout au plus...

 

John Burroughs et Henry Ford étaient, dit-on, amis. Mais qui était le véritable ami de l'autre ? Quand on sait un peu, pour l'un, son itinéraire de défenseur invétéré de la nature, chantre de Whitman et d'Emerson, et, pour l'autre, son avidité sans borne à bâtir puis à conforter un empire industriel vite tentaculaire, qui était, au fond, la dupe ?

 

L'allégorie de la caverne : à lire, un jour de tempête, à la bougie.

 

C'est décidé : je vais revisiter, avec mon art bien à moi de voir les choses nettement, le secteur de ma bibliothèque consacré à la philosophie de la connaissance, celui aussi de la neurobiologie et des sciences cognitives.

 

L'erreur, une certitude fausse ? A man's errors are his portals of discovery...

 

 

(John Burroughs, L'Art de voir les choses, pages choisies et traduites par Joël Cornuault, éditions Fédérop, 2009)

12 septembre 2012 3 12 /09 /septembre /2012 06:00

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Sur la grève en compagnie de mon cher Rimbe, abrasif émancipateur...

 

 

 

J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.

 

Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d’herbes les plus ineptes de leur temps.


D’eux, j’ai : l’idolâtrie et l’amour du sacrilège ; — oh ! tous les vices, colère, luxure, — magnifique, la luxure ; — surtout mensonge et paresse.

 

J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n’aurai jamais ma main. Après, la domesticité même trop loin. L’honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m’est égal.

 

(...)

 

Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ;  empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d’une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. — Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu’ils demandent à être bouillis. — Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham.

 

Connais-je encore la nature ? me connais-je ? — Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.

 

Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !

 

(...)

 

 

(Arthur Rimbaud, Mauvais sang in Une saison en enfer, 1873)

 

 

 

2 septembre 2012 7 02 /09 /septembre /2012 06:00

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Tucson, le 29 avril 1994


Je volais dans un étron en aluminium, avançant lentement à partir de San Francisco vers Tucson, en Arizona, aux deux-tiers de la tournée promotionnelle de mon dernier livre, laquelle comptait neuf étapes. Remarquez tous ces nombres, une convention stupide car le Temps est en réalité circulaire et on a conçu tous les nombres pour que quelqu'un puisse en faire son beurre. J'ai souvent rencontré le Temps en personne dans le monde sauvage et je vous garantis que c'est un bonhomme tout rond, ou plutôt une femme bien gironde. Les voyages en avion sont particulièrement pénibles en ce moment depuis que le Congrès a permis aux équipages de flanquer des coups de cravache dans les gencives des passagers, ce qui est tout bonnement l'équivalent physique de ce que les compagnies aériennes font subir émotionnellement à leur clientèle depuis des années. Je bois un cabernet californien si infect que cela vaut à peine mieux que de sucer le pis d'une truie, mais il m'a néanmoins libéré suffisamment l'esprit pour que je puisse esquisser ce que j'ai vu récemment en Amérique : l'alliance grotesque des yuppies, de la gauche traditionnelle et des technocrates pour nous faire entrer de force dans la cuisine puritaine. Le mois que je viens de passer parmi des gens cultivés et intelligents m'a appris qu'ils sont devenus férocement anti-tabac et anti-alcool. Pas une seule fois en un mois je n'ai entendu parler des massacres au Rwanda ni du fait que, depuis dix ans, la moitié inférieure de notre population se compose désormais de mutants sociaux. Des pauvres, on exige seulement qu'ils sachent se tenir. Bien sûr, nous avons traversé des convulsions similaires au temps de la prohibition, dans les années 1920, mais la situation présente est catastrophique, car la population est à 90 % illettrée et anesthésiée par 90 heures hebdomadaires de télévision et de "musique". Ces convulsions sociales sont liées à l'illusion du contrôle, et cette illusion trouve elle-même son origine dans la peur, qui est à la racine de toutes les formes de fascisme.


Rien de tout cela n'est de ma faute. J'atterris à Tucson et prends ma voiture pour rentrer chez moi à travers les montagnes, dans le merveilleux crépuscule printanier. Si je ne peux pas être libre dans cette vie, quand donc serai-je libre ? Lorsque j'arrive à notre casita près de la frontière espagnole, ma femme a déjà rangé toute la maison pour que nous puissions entamer notre voyage de retour de quatre jours vers le Michigan. Je m'assois dans le patio avec mon chien de chasse sur les genoux, la Lune à trois mètres de mon oreille gauche.


Au-dessus du torrent qui traverse d'épais fourrés, j'entends le croassement du plus rare des oiseaux, l'élégant trogon, cousin direct du saint quetzal. Mon ami le philosophe Claremon dit : "La réalité est l'agrégat des perceptions de toutes les créatures".


Je vais passer l'été sous la forme d'un ours.

 

 

(Jim Harrison, Une journée du monde, traduit de l'anglais par Brice Matthieussent, Album anniversaire 1964-1994 pour les 30 ans du Nouvel Observateur)

 

 

 

19 août 2012 7 19 /08 /août /2012 06:00

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Soleil levant sur les Andes...

 

 

En Lima... En Lima está lloviendo
el agua sucia de un dolor
qué mortífero! Está lloviendo
de la gotera de tu amor.
No te hagas la que está durmiendo,
recuerda de tu trovador;
que yo ya comprendo.. . comprendo
la humana ecuación de tu amor.
Truena en la mística dulzaina
la gema tempestuosa y zaina,
la brujería de tu "sí".
Mas, cae, cae el aguacero
al ataúd, de mi sendero,
donde me ahueso para ti...

 

 

(César Vallejo, LLuvia, Los Heraldos Negros, 1918)

 

 

 

22 juillet 2012 7 22 /07 /juillet /2012 06:00

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Rien n'est plus vivant qu'un souvenir...

 

 

 

Les guitares jouent des sérénades
Que j'entends sonner comme un tocsin
Mais jamais je n'atteindrai Grenade
"Bien que j'en sache le chemin"

Dans ta voix
Galopaient des cavaliers
Et les gitans étonnés
Levaient leurs yeux de bronze et d'or
Si ta voix se brisa
Voilà plus de vingt ans qu'elle résonne encore
Federico García

Voilà plus de vingt ans, Camarades
Que la nuit règne sur Grenade

Il n'y a plus de prince dans la ville
Pour rêver tout haut
Depuis le jour où la guardia civil
T'a mis au cachot

Et ton sang tiède en quête de l'aurore
S'apprête déjà
J'entends monter par de longs corridors
Le bruit de leurs pas

Et voici la porte grande ouverte
On t'entraîne par les rues désertées
Ah! Laissez-moi le temps de connaître
Ce que ma mère m'a donné

Mais déjà
Face au mur blanc de la nuit
Tes yeux voient dans un éclair
Les champs d'oliviers endormis
Et ne se ferment pas
Devant l'âcre lueur éclatant des fusils
Federico García

Les lauriers ont pâli, Camarades
Le jour se lève sur Grenade

Dure est la pierre et froide la campagne
Garde les yeux clos
De noirs taureaux font mugir la montagne
Garde les yeux clos

Et vous Gitans, serrez bien vos compagnes
Au creux des lits chauds
Ton sang inonde la terre d'Espagne
O Federico

Les guitares jouent des sérénades
Dont les voix se brisent au matin
Non, jamais je n'atteindrai Grenade
"Bien que j'en sache le chemin"

 

 

 

(Jean Ferrat, Federico Garcia Lorca, musique de Claude-Henri Vic, Decca, 1968)

 

 

 

11 juillet 2012 3 11 /07 /juillet /2012 06:00

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Je soupçonne que l'espèce humaine - la seule qui soit - est près de s'éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète...

 

 

J'aime les librairies. Et les libraires. Je pense qu'on l'aura un peu compris.

 

Ce matin, je suis aux anges : l'une des plus belles librairies, dans tous les sens, d'Amérique latine, El Ateneo, à Buenos Aires, Avenida Santa Fe, m'offre la joie d'une circumambulation paradisiaque - oui, le centre culturel de la vie vraiment vivante. Rien de provincial, le cosmopolitisme à l'œuvre.

 

Buenos Aires, la baie des vents favorables à toutes les courses, est une cité de pur régal. Ce qui me donne l'occasion de parler, larges avenues ou rues à l'écart, encore une autre langue espagnole, différente de celle que je pratique à New York ou à Madrid.

 

Dans mon sac à dos de marin, El libro de los seres imaginarios, Le Livre des êtres imaginaires, de mon cher lucide Borges - exemplaire aux pages devenues définitivement biscornues, de bourlingage en bourlingage sur les continents de la Terre.

 

Au Río Café, face aux habitués un poil interloqués (quand même...), voici ce que je lis à voix haute :

 

À la différence d'autres animaux fantastiques, le Cheval de Mer n'a pas été élaboré par combinaison d'éléments hétérogènes ; il n'est pas autre chose qu'un cheval sauvage dont l'habitation est la mer et qui foule la terre par les seules nuits sans lune, quand la brise lui apporte l'odeur des juments. Dans une île indéterminée -peut-être Bornéo- les bergers entravent sur la côte les meilleures juments du roi et se cachent dans chambres souterraines ; Sindbad vit le poulain qui sortait de la mer et le vit sauter sur la femelle et entendit son cri...

 

Écrivain public ? Lecteur public ! J'assume !

 

Chaos sensible, je suis aujourd'hui libéré de toutes les formes...

 

 

(Jorge Luis Borges, Le Livre des êtres imaginaires, Gallimard, 1987)

24 juin 2012 7 24 /06 /juin /2012 06:00

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La vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie...

 

 

L'autre jour, je flânais du côté de la Bastille quand je me suis retrouvé boulevard Beaumarchais et ses magasins d'appareils photographiques. Des objectifs pour tous les goûts sur ce déambulatoire historique de la photo à Paris.

 

Tandis qu'aux vitrines j'admirais les fleurons de la prise de vue argentique, la voix de Roland Barthes m'est revenue immédiatement. Il y a quelques semaines, j'avais pris la décision de renouveler l'agencement documentaire d'une partie de ma bibliothèque et, reclassant certains livres pour leur offrir en quelque sorte une deuxième ou une troisième vie, j'avais été ému de relire quelques passages de L'Empire des signes, de Roland Barthes par Roland Barthes et plus particulièrement de La Chambre claire.

 

J'avais un peu fréquenté Barthes avant qu'il ne soit reçu au Collège de France. Une intelligence singulière et plurielle, une belle voix et une grande gentillesse. Et un humour communicatif. Vous n'avez jamais ouvert ses Mythologies ?

 

Quelquefois, avec d'autres, nous nous retrouvions, happy few, dans un restaurant du côté de la Sorbonne. Dans les volutes de cigares, le repas, déjeuner ou dîner, était l'occasion d'échanges subversifs. Sade et Diderot nous accompagnaient. Pas de clichés dans l'extrême mobilité de la parole. Nous étions après Mai 68 et tout était prétexte pour le pouvoir d'alors de tenter de remettre en vigueur la chape qui plombait d'ennui la vie sociale quotidienne sous l'ancien régime. Le retour des vieilles lunes, l'abrutissement en prime.

 

J'intervenais s'il le fallait. J'écoutais surtout les lignes d'un chemin en constante mutation. Le contraire de la doxa professorale qui, rétrospectivement, a repris, année après année, le dessus. Nous nous rejoignions sur le concept et la pratique in vivo du séminaire. Séminaire, un très beau vocable de la langue française : je sème des graines pour l'avenir.

 

D'une voix ronde et mélodieuse, avec peut-être une légère pointe de tristesse, Barthes disait en substance, simplement, aucune prédication grandiloquente chez lui, que, dans le monde qui commençait à sérieusement se profiler, cette situation, disons d'empêchement vengeur, notamment en ce qui concerne le savoir, le plaisir de la culture en général et les écrivains en particulier, n'était pas sur le point de s'arranger. On a vu la suite, si suite il peut y avoir...

 

Traversant la place, je me suis dirigé vers le port de l'Arsenal. Parti trop tôt, Barthes. C'est ce que je me disais en m'approchant de l'eau. Qu'écrirait-il aujourd'hui, ce corps vraiment passé dans une écriture oralisée ? 

 

De Roland Barthes qui s'est beaucoup intéressé à l'art photographique, c'est, quitte à choisir, cette photo, parmi la multitude, que je retiendrais : pensif, comme souvent, inclinaison, inclination, la chevelure bien coiffée, velours et gilet, un cigarillo à la main gauche, dans un décor des années 1950, lampadaire, tapis à motifs - le piano ne serait-il pas dans l'autre pièce ? -, et, prêt à agir, son matériel calligraphique japonais. Estampe. Blanc. Noir. Signes.

 

Dans la chambre lumineuse, la main en pavillon autour de son oreille droite, Roland Barthes écoute, intensément.

 

 

(Roland Barthes, La Chambre claire, Les Cahiers du cinéma-Gallimard-Seuil, 1980)