17 juin 2012 7 17 /06 /juin /2012 06:00

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Mon métier et mon art, c'est vivre...

 

 

C'est un rêve : filmer pendant une heure un écrivain en train d'écrire.

 

Le dispositif serait très simple.

 

D'abord, un endroit propre et bien éclairé.

 

Cette recommandation de mon ami Ernest vaut pour toutes les circonstances.

 

Un atelier, une chambre, un scriptorium feraient l'affaire.

 

Un jardin a ma préférence, à la campagne, à la montagne, au bord de l'eau.

 

Oui, une table ronde de plein air au bord de l'eau, ce serait parfait.

 

Un bel arbre en guise de parasol.

 

Encore faut-il trouver l'écrivain. Un véritable auteur.

 

Il y en a bien quatre ou cinq auxquels je pense.

 

Pour les autres, non moins puissants que les premiers, il me faudrait relire in extenso le schéma de montage qui me permettrait de faire fonctionner la machine à remonter le temps.

 

Ça, c'est une autre de mes lubies.

 

Je parle de mon rêve à un réalisateur ainsi qu'à plusieurs documentaristes qui trouvent que c'est une idée superbe.

 

L'écrivain travaille. L'encre, bleue ou noire, du stylo emplit les pages.

 

Luxe, calme et volupté.

 

La caméra a choisi d'emblée et très naturellement le meilleur angle, et, qui sait ?, le meilleur profil.

 

Les seule choses distinctes que l'on entende sont d'abord l'aller-retour de la plume sur le papier, puis une sonate pour piano émise par un dispositif moderne, et, plus loin, les cris de mouettes sur le rivage.

 

On sait fabriquer des microphones ultrasensibles.

 

Cette scène pendant une bonne heure et rien d'autre. Si je peux dire... 

 

Pas de commentaire. Aucun souci de rentabilité. Pas de compromis marchand.

 

L'art en action.

 

Cet écrivain serait, en y réfléchissant, de toute éternité.

 

Mais n'est-ce pas ma bobine que je vois à présent sur le film ?

 

 

 

27 mai 2012 7 27 /05 /mai /2012 06:00

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La plupart des hommes se sentiraient insultés si on leur proposait de les employer à jeter des pierres par-dessus un mur, puis de les jeter dans l'autre sens, dans le seul but de gagner leur salaire. Mais aujourd'hui nombre d'entre eux ne sont pas employés plus utilement...

 

 


Pour m'exciter un peu, je relis ce texte de l'homme à la moustache :

 

Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l’on demandait quel était le caractère général qu’il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c’était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu’il eût pu répondre avec plus de justesse : ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu’il n’est sur la terre qu’une seule fois, en un exemplaire unique, et qu’aucun hasard, si singulier qu’il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d’aussi multiple et d’aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s’en cache, comme s’il avait mauvaise conscience. Pourquoi ? Par crainte du voisin, qui exige la convention et s’en enveloppe lui-même. Mais qu’est-ce qui force l’individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même ? La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c’est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison : les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu’ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues.

 

Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d’opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère, ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires ; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu'il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux.

 

Quand le grand pen­seur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchan­dise fabriquée, qu'ils paraissent sans intérêt, indignes qu'on s'occupe d'eux et qu'on les éduque. L'homme qui ne veut pas faire partie de la masse n'a qu'à cesser de s'accommoder de celle-ci ; qu'il obéisse à sa conscience qui lui dit : « Sois toi-même ! Tout ce que tu fais mainte­nant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n'est pas toi qui le fais, le penses et le désires. »

 

Je me dis : tous autant qu'ils sont, mais à quoi pensent-ils donc ? 

 

 

(Nietzsche, Schopenhauer éducateur in Considérations inactuelles III et IV, Gallimard, 1992) 

 

 

 

23 mai 2012 3 23 /05 /mai /2012 06:00

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Il avait hâte d'écrire. Il écrivait dans toutes sortes de lieux et se fichait pas mal du temps qu'il faisait. Tout ce qui comptait pour lui était de s'assurer de la solidité de son crayon et d'avoir un coin de table sous la main et de capter les beautés du monde...  

 

 

J'aime les deux : la vaste planche de travail et le coin de table.

 

Détestation immédiate pour le bureau. On peut régler les comptes, ses comptes, ailleurs et diversement. 

 

S'il faut les régler...

 

Bureau de vote. Bureau de placement. Deuxième Bureau. Chefs, fâcheux et chefaillons.

 

Semblables logiques. Imparables. Au rebut, le bureau !

 

Dans l'atelier, je m'étonne chaque matin de retrouver debout la grande table en bois de châtaignier bâtie de mes propres mains.

 

Au fil des saisons, les feuillets s'accumulent, les livres s'empilent et les objets se répondent. Le bel espace se cantonne à un coin de table d'un inconfort plaisant.

 

Cette disposition qui peut varier m'amuse comme l'oxymore.

 

Je vis ainsi dans un café ou une gare routière ou un phare ou un aéroport ou une cantine populaire ou un temple ou une hutte ou un bateau ou une bibliothèque ou un poste frontière ou une capitainerie ou un foyer d'opéra ou une tour ou un jardin. Et simultanément partout à la fois.

 

Accoudé à mon coin de table, je sais que dans cette position sans doute peu recommandable, il m'est facile de m'en aller, de fuir, de m'évader.

 

Je me demande : mais qu'y a-t-il donc sous la table ?

 

 

 

9 mai 2012 3 09 /05 /mai /2012 06:00

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Je ne peux exprimer convenablement que la pensée que j'aime à exprimer...

 

 

 

Extrait d'un entretien donné à un périodique de langue anglaise au tournant du XXIe siècle 

 

(...)

 

- Lorsque nous nous étions rencontrés la première fois, vous m'aviez dit tenir un journal.

 

- Oui, je tiens un journal depuis longtemps, je ne compte plus les années, ou plutôt si. Je sais exactement que j'ai commencé à noter pour y voir clair et mieux comprendre toutes sortes de choses, des pensées, des choses vues, des fragments de conversations, des voix, des gestes, des situations, autour de mes dix ans. J'écris, en fait, depuis que je sais lire. Ce qui ne va pas forcément de soi...

 

- De quoi s'agit-il ?

 

- Prenez, par exemple - je vais prendre cet exemple, car, au fond, il est significatif de la période actuelle -, la masse d'ouvrages, et pas que des romans, publiés chaque rentrée automnale à Paris, à Londres, à Rome ou à Francfort, vous savez, la Foire de Francfort, toute cette fiction comme on dit  dans le monde anglo-saxon, entendez-vous vraiment un ton singulier, une résonance juste, un style évocateur, dès les premières pages ? Et surtout, l'annonce d'un quelconque horizon ? La réponse est non à 95%. Preuve s'il en est que ce sont, la plupart du temps, des pseudo-livres bricolés par de pseudo-écrivains qui sont autant de pseudo-lecteurs.

 

- Vous allez vous faire des amis !

 

- C'est une réalité éditoriale. Sur le plan économique, les maisons d'édition tournent de nos jours avec 95% de grosse cavalerie, trompettes et fanfares en prime, cette falsification, j'ajoute, sans vergogne, de la littérature, ce n'est pas la puissance de la création, ce sont les lettres en marchandise, et avec à peine 5%, je suis encore gentil, de véritables auteurs qui ont quelque chose de valable à proposer à un public pas trop massivement abruti, un peu exigeant. Par ailleurs, l'arrivée récente en Europe, après le continent nord-américain, de nouvelles technologies, je pense aux réseaux, à l'Internet, au monde des écrans, va contribuer à faire bouger les lignes, à modifier, à mon sens durablement, l'acte de lire et donc l'acte d'écrire. J'en suis persuadé. Je vous donne rendez-vous dans dix ans et nous verrons bien ! *

 

* 2012, c'est tout vu.

 

 

(...)

 

 

- Parlons de l'aspect matériel de vos journaux. Je vois des carnets et des cahiers de toutes les tailles. Certains semblent avoir beaucoup voyagé...

 

- Ah, la matérialité spirituelle des choses, si je peux dire. J'aime le format 10 x 18 du carnet, spiralé ou broché.  On peut le glisser aisément dans n'importe quelle poche et par tous les temps. Mais mon format préféré est celui du cahier asiatique A6, le rouge et le noir de la couverture à jamais liés. On a commencé à le voir apparaître, ce cahier destiné à l'origine au brouillon, un peu partout en Europe dans les années 60 en propagation suave de Chine populaire. Tiens, tiens... Je suis sensible à l'odeur que ce papier particulier dégage, une odeur de bambou et de rizière, et au toucher du feutre d'encre noire sur ses pages. C'est par fournées que ces cahiers d'Orient entrent dans mon atelier occidental. Un de mes amis dit que c'est ma contribution personnelle au maoïsme. Il plaisante, bien sûr. Vous les voyez là, bien rangés, sur les planches en châtaignier, avant, qui sait ?, de repartir mentalement vers l'extrême de l'Orient. Cette idée d'un va-et-vient géographique et intellectuel entre ces deux polarités me plaît beaucoup. Sans verser dans une forme de fétichisme, je réserve les cahiers chinois à l'enregistrement, parfois sélectif, des expériences quotidiennes qui peuvent, plus tard, provoquer des développements inattendus - provisions potentielles en vue de projets divers. Des cahiers d'école sans école en perpétuelle recréation.

 

- Et il y a vos carnets. J'ai dans la main celui de l'un de vos voyages en Inde. C'est assez impressionnant, ça pousse dans tous les sens !

 

- N'est-ce pas ? Le carnet, lui, est présent constamment. Les ramures de mes heures souterraines sont là. D'où son aspect essentiellement géologique. Mais on traverse aussi le temps aérien. On y trouve ces fameuses observations auditives et visuelles que je mentionnais au début de notre entretien, notées très rapidement, presque en style télégraphique, dans toutes les circonstances probables et improbables, des cartes ou des plans de villes griffonnés, des rencontres, des indications de trajets, des tickets de bus, des billets de trains, des notes de restaurants, des découpes de magazines, des reproductions de tableaux, des lectures, des listes, des passages de textes écrits avant le départ, des tentatives de dessins ou d'aquarelles, des feuilles d'arbres, du sable, des plumes d'oiseaux, parfois des pièces de tissus...C'est l'aspect anecdotique, mais aussi important pour moi, puisque c'est mon existence et pas celle d'un autre. Ce sont des baromètres ou des sismographes très fiables, ces carnets, je sais précisément quand je vais bien et quand je me fais un sang...d'encre !

 

- Aux feuilles des carnets viennent s'ajouter d'autres notes sur des morceaux de papier...


- Oui, entre les pages des carnets, vous allez trouver des bouts de papier, simplement glissés, d'autres maintenus par du ruban adhésif. Ah, mes bouts de papier, qui, eux aussi surchargés de vérités immédiates jaillies du hasard, vont constituer une couche supplémentaire de sédiments. La nature est très présente dans ces carnets. À commencer par les traces de pluie ou de neige ! Et la marque des vents sur les pages cornées ! Mais qu'est-ce que cette nature ? C'est  mon moi, une fois les bavardages dépassés, injecté en solution - ou plutôt en dissolution, si vous me permettez ce jeu de mots -, dans cette plume, dans cette feuille, dans ces grains de roche. Étrange ? Pas tant que cela si l'on sait devenir le chamane, en quelque sorte, de sa propre vie. De cet ensemble que vous appelez foisonnant et multiforme se dégage en silence, quand même, malgré tout, une idée, certes encore fragile, mais une idée d'organisation. Tout un monde encore magmatique, des contours mouvants, des lignes rhizomatiques - chaque carnet a sa trajectoire individuelle, OK -, et en même temps, de carnet en carnet, une ritournelle connue, cet accent que je sais unique pour moi, s'y entend.

 

- Vous arrive-t-il de penser à tel ou tel écrivain lorsque vous rédigez  votre journal ?

 

- Parmi tous ceux et celles, diarists, je pense souvent à mon ami Thoreau et reviens fréquemment à ce corpus très dense, très vivant, très radical sous certains aspects, qu'est son Journal qu'il a tenu, vous le savez, pendant près d'un quart de siècle, de 1837 à 1861, sur plusieurs milliers de pages. C'est d'ailleurs son ami Emerson qui lui a suggéré cette idée. Le Journal, par la richesse de ses contenus, la diversité des approches thématiques et sa profondeur de vue, est la terre originelle complètement originale d'où Thoreau extrait les matériaux propices par exemple pour préparer ses conférences - et Thoreau est un conférencier  mémorable ! -, ainsi que pour mettre en chantier d'autres œuvres.  L'intime du journal ? Laissons à présent, voulez-vous ?, la parole à Thoreau : Que le flot de chaque jour laisse un dépôt sur mes pages, comme il laisse du sable et des coquillages sur le rivage. Autant de terre ferme de plus. Ceci pourrait être le calendrier des marées de l'âme...

2 mai 2012 3 02 /05 /mai /2012 06:00

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Bourrasque équinoxiale qui balaie tout sur son passage...

 

 

L’Aurore, s’échappant des bras du beau Tithon,
Surgit pour éclairer et le ciel et la terre.
Les dieux de s’assembler, sous le regard sévère
De Jupin darde-foudre et maître en tout canton.
Minerve leur redit les fatigues d’Ulysse
Qui, captif de la nymphe, était son grand souci :


« Père Zeus, et vous tous, béats siégeant ici,
Que désormais nul roi, sceptrigère d’office,
Ne soit bon, clément, doux, ami de l’équité,
Mais qu’il se montre dur et constamment injuste,
Puisque là-bas chacun oublie un prince auguste,
Parmi ce peuple grec qu’en père il a traité.
En proie à la douleur, il gémit dans une île,
Aux mains de Calypso qui le tient prisonnier.
Il ne peut rallier son patrien asile,
N’ayant aucuns vaisseaux, pas même un nautonnier,
Pour l’aider à franchir l’immensité marine.
Ores les Prétendants vont tuer de concert
Son cher fils au retour ; car d’Ulysse il s’enquiert
Dans la sainte Pylos, à Sparte la divine. »


  En ces mots riposta le recteur sourcilleux :


« Ma fille, de tes dents quelle parole glisse !
N’as-tu pas décidé de toi-même qu’Ulysse
Rentrerait dans sa ville et se vengerait d’eux ?
Dûment, comme tu sais, dirige Télémaque,
Afin qu’en ses foyers il retrouve un abri,
Et que ses noirs chasseurs, déçus, voltent casaque. »

Il dit, et stimulant Hermès, son fils chéri :


« Hermès, en tout besoin notre courrier rapide,
Instruis de mon arrêt la Nymphe aux longs cheveux,
Concernant le retour d’Ulysse l’intrépide.
Qu’il parte, sans l’appui des hommes ni des dieux ;
Mais seul, sur un radeau, souffrant mille misères,
Qu’au sol gras de Schérie il aborde en vingt jours
Chez les Phéaciens qui sont presque nos frères.
Tous viendront, comme un dieu, l’honorer au parcours,
Et le rendront par mer à sa chère peuplade,
Comblé de plus d’effets, d’or, d’airain, d’objets d’art,
Qu’il n’en eût rapporté du sac de la Troade,
En rentrant sain et sauf avec sa quote-part.
À ces conditions, sur ses rives natales,
Sous son toit, près des siens, il pourra revenir. »

(...)

 

 

Bien à l'abri, car prévoyant, dans la crique indienne aux eucalyptus, j'ouvre l'Odyssée une fois encore et pense à Calypso.

 

Les grands arbres à l'écorce blanche derrière moi et la fameuse nymphe sont êtres de mystères, liés par leur origine.

 

Ulysse, polutropos, parvient à bâtir son radeau et à s'échapper de l'île parfumée. Gros chagrin : Calypso, inconsolable, perd son aptitude au chant.

 

On a beau connaître l'histoire par cœur, on y revient toujours.

 

Monde de la ruse, de l'artifice, de la dissimulation. Des grottes et des cavernes. Des cachettes et des secrets.

 

Homère a raison : un peu de mythologie n'est pas nocif.

 

 

 

29 avril 2012 7 29 /04 /avril /2012 06:00

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The proof of the pudding is in the eating.

 

 

La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri II. Ce prince était galant, bien fait, et amoureux : quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n’en était pas moins violente, et il n’en donnait pas des témoignages moins éclatants.

 

Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations : c’était tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements. Les couleurs et les chiffres de madame de Valentinois paraissaient par-tout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir mademoiselle de la Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier.

 

La présence de la reine autorisait la sienne : cette princesse était belle, quoiqu’elle eût passé la première jeunesse ; elle aimait la grandeur, la magnificence, et les plaisirs. Le roi l’avait épousée lorsqu’il était encore  duc d’Orléans, et qu’il avait pour aîné le dauphin, qui mourut à Tournon ; prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la place du roi François 1er, son père.

 

L’humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur à régner. Il semblait qu’elle souffrît sans peine l’attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n’en témoignait aucune jalousie ; mais elle avait une si profonde dissimulation, qu’il était difficile de juger de ses sentiments ; et la politique l’obligeait d’approcher cette duchesse de sa personne, afin d’en approcher aussi le roi. Ce prince aimait le commerce des femmes, même de celles dont il n’était pas amoureux. Il demeurait tous les jours chez la reine à l’heure du cercle, où tout ce qu’il y avait de plus beau et de mieux fait de l’un et de l’autre sexe ne manquait pas de se trouver.

 

Jamais cour n’a eu tant de belles personnes et d’hommes admirablement bien faits ; et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Madame Élisabeth de France, qui fut depuis reine d’Espagne, commençait à faire paraître un esprit surprenant, et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine d’Écosse, qui venait d’épouser M. le dauphin, et qu’on appelait la Reine Dauphine, était une personne parfaite pour l’esprit et pour le corps ; elle avait été élevée à la cour de France, elle en avait pris toute la politesse ; et elle était née avec tant de dispositions pour toutes les belles choses, que, malgré sa grande jeunesse, elle les aimait  et s’y connaissait mieux que personne. La reine, sa belle-mère, et Madame, sœur du roi, aimaient aussi les vers, la comédie, et la musique. Le goût que le roi François 1er avait eu pour la poésie et pour les lettres régnait encore en France ; et le roi, son fils, aimant les exercices du corps, tous les plaisirs étaient à la cour. Mais ce qui rendait cette cour belle et majestueuse, était le nombre infini de princes et de grands seigneurs d’un mérite extraordinaire. Ceux que je vais nommer étaient, en des manières différentes, l’ornement et l’admiration de leur siècle.

 

(...)

 

 

On peut avoir l'envie de lire la suite.

 

Ça s'est vu de céder à son désir...

 

 

(Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, Le Livre de Poche, 1973)

 

 

 

18 avril 2012 3 18 /04 /avril /2012 06:00

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Ces petits oiseaux ont beaucoup d'activité et d'agilité : ils sont dans un mouvement presque continuel, voltigeant sans cesse de branche en branche, grimpant sur les arbres, se tenant indifféremment dans toutes les situations...

 

 

Autrefois, chaque son avait sa propre signification et son importance. Lorsque le frappe-devant d'un forgeron retentissait sur le métal, il chantait : « Je forge, je forge, boum, boum, boum ! » Lorsque le rabot d'un menuisier grinçait, il s'encourageait au travail en répétant sans cesse : « Un grincement par ici, un grincement par là, ils sont tous pour toi ! » et lorsque les roues d'un moulin tournaient, elles résonnaient : « Que Dieu nous garde, clapotis, clapotas, que Dieu nous garde clac, clac ! » Lorsque le meunier était un filou, les roues du moulin en marche étaient au début très polies et demandaient : « Qui est là, qui est là ? » et se donnaient la réponse elles-mêmes : « C'est le meunier, c'est le meunier ». Et à la fin elles répétaient sans cesse : « Il vole comme une pie, tu n'auras qu'un demi-sac d'un huitième. »


Jadis, les oiseaux avaient aussi leur propre langage et tout le monde les comprenait, tandis que de nos jours leur piaillement n'est pour nous qu'un gazouillis, un jacassement, un cri ou un sifflement ou, dans le meilleur des cas, une musique sans paroles.


Un jour, les oiseaux décidèrent d'élire leur roi, parce qu'ils ne voulaient plus vivre sans maître. Un petit oiseau ne fut pourtant pas d'accord, car il vivait librement et voulait aussi mourir librement. C'était le vanneau. Il voletait tout affolé et gazouillait :


- Où dois-je voler, où dois-je m'en aller ?


Finalement il décida de vivre à l'écart, s'installa au bord d'un marécage isolé et ne rejoignit plus jamais les autres.


Les oiseaux voulurent se consulter avant de prendre leur décision et, un beau matin du mois de mai, ils quittèrent leurs forêts et leurs champs pour tous se rassembler. Il y avait l'aigle, le pinson, le hibou et la caille, l'alouette et le moineau, bref tous ceux qui existaient et il serait fastidieux de les énumérer tous. Se présentèrent également le coucou et la huppe, surnommée le sacristain du coucou, parce qu'on l'entend toujours quelques jours avant ce dernier. À la grande réunion arriva aussi, en sautillant, un tout petit oiseau, qui n'avait même pas encore de nom et qui se mêla aux autres. À cause d'un concours de circonstances la poule d'eau qui ignorait tout de l'élection prévue, fut très surprise par tout ce monde. Elle se mit à caqueter : « Quoi ? Quoi ? » mais le coq la rassura tout de suite en criant : « C'est un grand rassemblement ! »


Ensuite il expliqua à sa poule préférée ce qui se préparait, puis il se mit à se vanter :


- Ils ont invité les héros ! Et moi aussi !


L'assemblée générale décida qu'elle élirait roi celui qui volerait le plus haut. Une rainette cachée dans un buisson l'entendit et coassa un cri d'avertissement « Pourquoi pleurer ? Quelle idée insensée ! » car elle pensait qu'une telle élection ne pouvait apporter que des pleurs et des embêtements. Une corneille l'obligea pourtant à se taire et croassa qu'il n'y aurait pas de vacarme, que tout irait comme sur des roulettes et que la compétition serait « très belle, très belle ! »


Les oiseaux rassemblés décidèrent qu'ils partiraient tous à l'aube pour qu'aucun ne puisse crier en cherchant des excuses : « J'aurais sûrement pu voler plus haut encore mais la tombée de la nuit m'en a empêché. » Lorsque le départ fut donné, tous les oiseaux rassemblés se dirigèrent vers le ciel. Des nuages de poussière montèrent des champs, on entendit un bourdonnement intense, le battement des ailes, des soufflements et des sifflements et, à première vue, on aurait pu croire qu'un gros nuage tout noir s'élevait vers le ciel à toute vitesse. Les petits oiseaux furent vite à bout de souffle et prirent du retard. Puis, ne pouvant plus continuer, ils redescendirent au sol. Les oiseaux plus grands tinrent le coup plus longtemps, mais aucun ne put égaler l'aigle qui montait toujours plus haut, et encore et encore, et il aurait presque pu crever les yeux du soleil. Lorsqu'il s'aperçut que les autres n'arrivaient pas à le suivre, il se dit : « Pourquoi monter plus haut encore, puisqu'il est clair que le roi c'est moi ! » et il descendit lentement jusqu'au sol. Les oiseaux se mirent aussitôt à l'acclamer :


- C'est toi qui seras notre roi, car aucun de nous n'a pu monter aussi haut que toi !
- Sauf moi, s'écria le petit oiseau sans nom.


En effet, il s'était caché avant le départ de la course entre les plumes de la poitrine de l'aigle et n'étant donc pas fatigué, il s'envola et monta si haut qu'il pouvait apercevoir le bon Dieu assis sur son trône céleste. Ayant atteint cette hauteur incroyable, il replia ses ailes, descendit jusqu'au sol et cria d'une voix sifflante :


- Je suis le roi ! je suis le roi ! Le roi, c'est moi !
- Toi, notre roi ? s'écrièrent les oiseaux en colère. Tu n'as réussi que grâce à ta ruse, tricheur !


Et sur-le-champ, ils formulèrent une nouvelle condition d'élection : le roi serait celui qui saurait pénétrer le plus profondément dans la terre. C'était vraiment drôle de voir l'oie battre l'herbe avec sa large poitrine ! Et si vous aviez vu le coq s'efforçant de creuser un petit trou dans le sol ! Le sort le plus cruel fut réservé pourtant au canard qui sauta dans un fossé et se foula les deux pattes. Il réussit à en sortir en clopinant et il rejoignit difficilement un lac situé à proximité en se lamentant :


- Mon Dieu, quelle débâcle, quelle triste spectacle !


Le tout petit oiseau trouva en attendant un trou creusé par une souris. Il s'y glissa et fit entendre sa petite voix fluette :


- Je suis le roi ! je suis le roi ! Le roi, c'est moi !


Les autres oiseaux piaillèrent alors encore plus fort qu'auparavant :


- Toi, notre roi ? Tu ne crois tout de même pas que nous allons gober ton stratagème douteux, espèce de mauviette !


Et ils décidèrent de l'emprisonner dans le trou et de l'y laisser mourir de faim. Ils confièrent la garde au hibou auquel ils recommandèrent que, pour rien au monde, il ne devait laisser le tricheur s'échapper, s'il tenait à rester en vie.


La nuit tomba. Les oiseaux fatigués par leur long vol commencèrent à rentrer chez eux pour y retrouver leurs femmes et leurs petits, et pour se coucher. Le hibou resta tout seul près du trou et, immobile, il le fixait de ses yeux énormes. Néanmoins, lui aussi fut gagné par la fatigue. « Je peux tout de même fermer un œil, se dit-il, puisque je surveille aussi avec l'autre. Il veillera et ne permettra pas à ce roitelet infâme de s'enfuir. »


Il ferma donc un œil et guetta fixement le trou avec l'autre. Le petit oiseau coquin voulut s'enfuir et il sortit la tête du trou, mais le hibou s'approcha vite et il fut obligé de la rentrer immédiatement. Peu de temps après, le hibou ouvrit l'œil fermé et ferma l'autre, avec l'intention de répéter cette manœuvre toute la nuit. Mais une fois, en fermant l'œil ouvert, il oublia d'ouvrir l'autre, et à peine eut-il les deux yeux fermés qu'il s'endormit. Le petit oiseau, s'en étant très vite aperçu, sortit du trou et s'enfuit.


Depuis lors le hibou ne peut plus sortir à la lumière du jour, car les oiseaux se jetteraient sur lui, lui voleraient dans les plumes et lui en feraient voir de toutes les couleurs. C'est pourquoi il ne sort que la nuit et, plein de rancune, il chasse les souris. Il les déteste, car elles creusent d'horribles trous.


Mais le petit roitelet préfère lui aussi ne pas se montrer, car il ne veut pas risquer sa tête en se laissant attraper. Il se cache donc, se faufile dans les haies et parfois, lorsqu'il se sent vraiment en sécurité, il crie :


- Je suis le roi ! je suis le roi ! Le roi, c'est moi !


En l'entendant les autres oiseaux se moquent en criant :


- Roitelet, Roitelet, tu te caches dans les haies !


Tous les oiseaux étaient contents de ne plus devoir écouter le roitelet ; mais c'était l'alouette la plus heureuse. C'est pourquoi elle monte vers le ciel aux premiers rayons du soleil de printemps et grisolle :


- Quelle joie ! La Terre est belle, quel bonheur de vivre sur elle !

 

 

 

 

 

(Jacob et Wilhelm Grimm, Le Roitelet in Les Contes, traduit de l'allemand par Armel Guerne, Flammarion, 1967)

15 avril 2012 7 15 /04 /avril /2012 06:00

800px-James Joyce with Sylvia Beach at Shakespeare & Co Par

 

Shakespeare et compagnie...

 

 

Chant 1 : Chante, Déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. 

 

 

Chant 2 : En ycelle les Kalendes feurent trouvées par les breviaires des Grecz. Le moys de mars faillit en Karesme, et fut la my oust en may. On moys de octobre, ce me semble, ou bien de septembre (affin que je ne erre, car de cela me veulx je curieusement guarder) fut la sepmaine, tant renommée par les annales, qu'on nomme la sepmaine des troys jeudis : car il y en eut troys, à cause des irreguliers bissextes, que le soleil bruncha quelque peu, comme debitoribus, à gauche, et la lune varia de son cours plus de cinq toyzes, et feut manifestement veu le movement de trepidation on firmament dict aplane, tellement que la Pleiade moyene, laissant ses compaignons, declina vers l'Equinoctial, et l'estoille nommé l'Espy laissa la Vierge, se retirant vers la Balance, qui sont cas bien espoventables et matieres tant dures et difficiles que les astrologues ne y peuvent mordre ; aussy auroient ilz les dens bien longues s'ilz povoient toucher jusques là. 

 

 

Chant 3 : Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe,  pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine.

 

Il avait chez lui une gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt,  et de plus un garçon de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité. 

 

 

Chant 4 : La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri II. Ce prince était galant, bien fait, et amoureux : quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n’en était pas moins violente, et il n’en donnait pas des témoignages moins éclatants.


Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations : c’était tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements. Les couleurs et les chiffres de madame de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir mademoiselle de la Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier.

 

 

Chant 5 : Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien  qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.


On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.


Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.


 

Chant 7 : Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

 

 

Le Maître : C’est un grand mot que cela.

 

Jacques : Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet.

 

Le Maître : Et il avait raison…

 

 

Chant 8 : Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l'Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi; huit jours encore avant l'arrivée des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu'un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa Majesté Impériale et Royale: c'était du moins ce que leur répétait trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur du papier sale.


 

Chant 9 : Stately, plump Buck Mulligan came from the stairhead, bearing a bowl of lather on which a mirror and a razor lay crossed. A yellow dressinggown, ungirdled, was sustained gently behind him on the mild morning air. He held the bowl aloft and intoned :


- Introibo ad altare Dei. 

 

Halted, he peered down the dark winding stairs and called out coarsely :

 

- Come up, Kinch ! Come up, you fearful jesuit !

 

Solemnly he came forward and mounted the round gunrest. He faced about and blessed gravely thrice the tower, the surrounding land and the awaking mountains. Then, catching sight of Stephen Dedalus, he bent towards him and made rapid crosses in the air, gurgling in his throat and shaking his head. Stephen Dedalus, displeased and sleepy, leaned his arms on the top of the staircase and looked coldly at the shaking gurgling face that blessed him, equine in its length, and at the light untonsured hair, grained and hued like pale oak.

 

Buck Mulligan peeped an instant under the mirror and then covered the bowl smartly.

 

- Back to barracks ! he said sternly.

 

He added in a preacher's tone:

 

- For this, O dearly beloved, is the genuine Christine: body and soul and blood and ouns. Slow music, please. Shut your eyes, gents. One moment. A little trouble about those white corpuscles. Silence, all.

 

He peered sideways up and gave a long slow whistle of call, then paused awhile in rapt attention, his even white teeth glistening here and there with gold points. Chrysostomos. Two strong shrill whistles answered through the calm.


- Thanks, old chap, he cried briskly. That will do nicely. Switch off the current, will you ?

 

He skipped off the gunrest and looked gravely at his watcher, gathering about his legs the loose folds of his gown. The plump shadowed face and sullen oval jowl recalled a prelate, patron of arts in the middle ages. A pleasant smile broke quietly over his lips.

 

- The mockery of it ! he said gaily. Your absurd name, an ancient Greek ! 

 

 

 

Encore ? Allez, c'est bien parce que c'est vous :

 

 

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
— Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
— On va sous les tilleuls verts de la promenade.

 

 

Roman : l'existence, through times of despair and joy, d'individus singuliers.

 

 

 

4 avril 2012 3 04 /04 /avril /2012 06:00

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They teach you there's a boundary line to music. But, man, there's no boundary line to art...

 

 

Le bus de neuf heures vers l'Ouest s'étirait en bleu acier sous le soleil de la gare routière.

 

Buffle assoupi prêt à traverser les plaines.

 

Venais de quitter Saint-Louis et ses quartiers français. 

 

Lafayette Square, Street, Circle.

 

Jolliet ici, Marquette là.

 

Et Cavelier de La Salle -René Robert, découvreur de la Nouvelle-France à la Louisiane.

 

Parlé de Twain, beaucoup, et d'Eliot, non moins.

 

De Kerouac aussi. Pas squatté dans les parages, pourtant, sauf erreur. Mais ma guise, as usual.

 

À la buvette, peu avant l'embarquement, la serveuse longiligne dont la famille est restée à Cuba.

 

Ses créoles en nacre. Ses mains, oiseaux légers des îles sur le comptoir.

 

Le café, long, suave, et un vieil air à la radio.

 

The Bird pour moi dans toute sa fraîcheur.

 

Constellation & Anthropology.

 

Deux thèses en une.

 

J'ai ouvert mon carnet des lettres musicales :

 

A lot of people ask me why I wrote this book or any book. All the stories I wrote are true because I believe in what I saw. I was traveling west one time at the junction of the state line of Colorado -its arid western one, and the state line of poor Utah. I saw in the clouds huge and massed above the fearing golden desert of even fall-  the Great Image of God with four fingers pointed straight at me. Through halos and rolls and gold foals that were like the existence of the gleaming spear in His right hand which sayeth c’mon boy, go thou across the ground. Go moan for man. Go moan. Go groan. Go groan alone. Go roll your bones. Alone. Go thou and be little beneath my sight. Go thou and be minutest seed in the pod. Go thou go thou -die hence, and if this world report you well and truly.


I'm writing this book because we're all going to die -In the loneliness of my life, my father dead, my brother dead, my mother far away, my sister and my wife far away, nothing here but my own tragic hands that once were guarded by a world, a sweet attention, that now are left to guide and disappear their own way into the common dark of all our death, sleeping in me raw bed, alone and stupid : with just this one pride and consolation : my heart broke in the general despair and opened up inward to the Lord, I made a supplication in this dream.


So in the last page of On the Road, I describe how the hero Dean Moriarty has come to see me all the way from the West Coast just for a day or two. We’d just been back and forth across the country several times in cars, and now our adventures are over. We’re still great friends, but we have to go into later phases of our lives. So there he goes, Dean Moriarty, ragged in a motheaten overcoat he brought specially for the freezing temperatures of the East, walking off alone, and last I saw of him he rounded the corner of Seventh Avenue, eyes on the street ahead and bent to it again. Gone.


So in America when the sun goes down and I sit on the old broken-down river pier watching the long, long skies over New Jersey and sense all that raw land that rolls in one unbelievable huge bulge over to the West Coast, and all that road going, all the people dreaming in the immensity of it, and in Iowa I know by now the children must be crying in the land where they let the children cry, and tonight the stars’ll be out, and don’t you know that God is Pooh Bear ? The evening star must be drooping and shedding her sparkler dims on the prairie, which is just before the coming of complete night that blesses the earth, darkens all rivers, cups the peaks and folds the final shore in, and nobody, nobody knows what’s going to happen to anybody besides the forlorn rags of growing old...

 

Dans le bus qui a fini par s'ébrouer, je l'ai vu tout de suite à travers la vitre : un équipage d'hier qui remontait le fleuve, pile sur ma gauche.

 

A regular cargo and a ration of courage.

 

Ces deux trappeurs plus le chat m'ont regardé avec un étonnement intense.

 

 

(Jack Kerouac, Visions of Cody, Penguin Books, 1993)

21 mars 2012 3 21 /03 /mars /2012 07:00

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Comme dans l'éponge il y a dans l'orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l'épreuve de l'expression. Mais où l'éponge réussit toujours, l'orange jamais : car ses cellules ont éclaté, ses tissus se sont déchirés. Tandis que l'écorce seule se rétablit mollement dans sa forme grâce à son élasticité, un liquide d'ambre s'est répandu, accompagné de rafraîchissement, de parfums suaves, certes, -- mais souvent aussi de la conscience amère d'une expulsion prématurée de pépins.


Faut-il prendre parti entre ces deux manières de mal supporter l'oppression ? -- L'éponge n'est que muscle et se remplit de vent, d'eau propre ou d'eau sale selon : cette gymnastique est ignoble. L'orange a meilleurs goût, mais elle est trop passive, -- et ce sacrifice odorant... c'est faire à l'oppresseur trop bon compte vraiment.


Mais ce n'est pas assez avoir dit de l'orange que d'avoir rappelé sa façon particulière de parfumer l'air et de réjouir son bourreau. Il faut mettre l'accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s'ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l'ingestion du liquide, sans aucune moue appréhensive de l'avant-bouche dont il ne fait pas hérisser les papilles.


Et l'on demeure au reste sans paroles pour avouer l'admiration que suscite l'enveloppe du tendre, fragile et rose ballon ovale dans cet épais tampon-buvard humide dont l'épiderme extrêmement mince mais très pigmenté, acerbement sapide, est juste assez rugueux pour accrocher dignement la lumière sur la parfaite forme du fruit.


Mais à la fin d'une trop courte étude, menée aussi rondement que possible, -- il faut en venir au pépin. Ce grain, de la forme d'un minuscule citron, offre à l'extérieur la couleur du bois blanc de citronnier, à l'intérieur un vert de pois ou de germe tendre. C'est en lui que se retrouvent, après l'explosion sensationnelle de la lanterne vénitienne de saveurs, couleurs, et parfums que constitue le ballon fruité lui-même, -- la dureté relative et la verdeur (non d'ailleurs entièrement insipide) du bois, de la branche, de la feuille : somme toute petite quoique avec certitude la raison d'être du fruit.


 

Au grand aquarium de Montpellier, je contemple les beautés silencieuses des accessibles abysses. Des huîtres, des éponges épidermiques et même des ébauches de poissons.

 

Leurs formes stylisées.

 

Oui, Francis, les choses ont donc une âme...

 

 

(Francis Ponge, L'Orange in Le parti pris des choses, Poésie / Gallimard, 1980)