6 avril 2011 3 06 /04 /avril /2011 06:00

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Ma pseudonymie ou polynimie n'a pas eu de cause fortuite dans ma personne.


 

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant : je suis assis à une table de baccara dans un casino nordique. Plus je joue, plus je gagne. J'ai déjà amassé une fortune, un véritable veau d'or, lorsqu'un tapis volant m'emporte aux abords du château d'Elseneur. Atmosphère hamletienne crépusculaire. Les billets s'échappent de mes mains et se transforment en oiseaux multicolores qui s'en vont tournoyer au-dessus des pierres noires. Je suis attristé, je suis réjouis.

 

Une chambre métaphysique de quatre mètres sur trois avec vue sur le large. Me voici depuis plusieurs jours dans une Copenhague enneigée. Tour ce matin du côté de Nyhavn, ses façades de soleil, en quête d'un café. Comme j'ai de la chance, j'en trouve justement un en face d'une féline frégate à l'ancre reconstituée, me dit la plaque, dans les années 70. Le beau bois d'acajou lance des étincelles sur le ponton. À l'intérieur du troquet propret, ambiance très bord de mer : une foultitude d'objets de marine en cuivre et des gravures qui rappellent le passé commerçant de la ville entre mer du Nord et mer Baltique. Deux ou trois étudiants attablés, des netbooks en action et un vieux monsieur près de la fenêtre qui fait semblant de tirer sur une splendide pipe courbe, semblant, puisque presque partout aujourd'hui sur cette terre il est interdit de fumer, n'est-ce pas ?, dans les espaces publics (sic). Je commande ce que je peux trouver de plus chaud à cette heure et note certains détails de mon rêve quasi éveillé qui avaient tout d'abord échappé à mon attention.

 

Je voulais revenir ici. Le ciel, très haut, la musique singulière de la langue, les quais, les canaux, la vieille ville, des configurations érotiques inattendues, Christiana aussi - tout ça, lointain, lointain...

 

J'ai changé, je n'ai pas changé.

 

Au bout d'un moment, mes capillaires s'animant, je décide de reprendre mon chemin into the cold. À la devanture d'un bouquiniste, les Miettes philosophiques, Philosophiske Smuler, de l'ironique et attachant Søren. Oui, le Journal du séducteur, lu autrefois. Cet intersigne m'invite à pousser la porte. Les livres de la belle occasion sont bien rangés. Odeur de cire. Sourire aimable de l'hôte. Section philosophie, je tombe sur Le vrai visage de Kierkegaard (Pierre Mesnard, Professeur à la Faculté des Lettres d'Alger, Editions Beauchêne et Ses Fils, 1948, majuscules partout), Beau Chesne Croit dit fièrement le blason sur la première de couverture - oui, je me souviens. Ah ! Ce passage qui dit tout de Søren :

 

Après moi, on ne trouvera pas dans mes papiers -c'est là ma consolation-, un seul éclaircissement sur ce qui au fond a rempli ma vie; on ne trouvera pas en mon tréfonds ce texte qui explique tout et qui souvent, de ce que le le monde traiterait de bagatelles, fait pour moi des évènements d'énorme importance, et qu'à mon tour, je tiens pour une futilité, dès que j'enlève la note secrète qui en est la clef.

 

Mais ce qui m'attire chez Kierkegaard (jardin de presbytère, tout un programme !) est son goût des identités multiples. Victor Eremita, scripteur de Ou bien...ou bien, Nicolaus Notabene, auteur des Préfaces, Constantin Constantius, auteur de la première moitié de La Répétition ou encore Inter et inter, auteur de La Crise et une crise dans la vie d'une actrice. Mes deux préférés sont H.H., auteur de Deux essais éthico-religieux (il n'y a pas de fumée sans feu...) et surtout Hilarius le Relieur, auteur des Étapes sur le chemin de la vie.

 

La note secrète, une étape sur le chemin de ma vie. Et je repars dans le vent d'hiver, anonyme de toutes mes identités, le sourire aux lèvres.

30 mars 2011 3 30 /03 /mars /2011 06:00

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Ciel œuvré au rouge.

 

Il y a belle lurette que Wolfe Robe, l'un des chefs cheyennes dont le portrait en lame de couteau a été magistralement saisi pour les siècles par Frank Rinehart, a quitté la terre des pouvoirs sacrés, autrement dit Rapid City.

 

Oui, tout ici va très vite, pas de temps à perdre, vibrations en ellipses. Je gare la Dodge devant une librairie, une énorme librairie comme sortie des sables au beau milieu de l'échiquier urbain. Je ne vais pas rater cette oasis après 300 miles rectilignes sous un cagnard à faire pâlir d'envie mes amis grecs.

 

Du bon café italien et un choix remarquable d'ouvrages, mais oui, dans tous les domaines. Le présentoir à périodiques de dix yards de long offre même des exemplaires quasi instantanés de la presse...suisse en langue romane ! 

 

Et là, je tombe sur ce texte que j'envoie illico en guise de devinette transatlantique à un éditeur de mes connaissances :

 

My turn now. The story of one of my insanities.

For a long time I boasted that I was master of all possible landscapes and I thought the great figures of modern painting and poetry were laughable.

What I liked were: absurd paintings, pictures over doorways, stage sets, carnival backdrops, billboards, bright-colored prints; old-fashioned literature, church Latin, erotic books full of misspellings, the kind of novels our grandmothers read, fairy tales, little children's books, old operas, silly old songs, the nave rhythms of country rimes.

I dreamed of crusades, voyages of discovery that nobody had heard of, republics without histories, religious wars stamped out, revolutions in morals, movements of races and continents: I used to believe in every kind of magic.

 

J'ajoute ce poème :

 

I only find within my bones
A taste for eating earth and stones.
When I feed, I feed on air,
Rocks and coals and iron ore.

My hunger, turn. Hunger, feed,
A field of bran.
Gather as you can the bright
Poison weed.

Eat the rocks a beggar breaks,
The stones of ancient churches' walls;
Pebbles, children of the flood,
Loaves left lying in the mud.

 

Un moment passé à observer des groupes d'étudiants japonais et sud-américains en plein travail universitaire. L'espagnol comme vernacular tongue. On trouve partout maintenant le concept incarné du lounge bookstore : un vaste espace privé-public, des tables rondes, des fauteuils en cuir, des prises électriques à discrétion pour toutes sortes de moyens de communication, et une paix royale.

 

L'éditeur finit par me répondre qu'il ne voit pas, qu'il ne connaît pas la réponse. Ah !, ce vocabulaire...Un poète contestataire new-yorkais contemporain, peut-être ?

 

C'était une blague, mais, au fond, tout est dit.

 

Je monte dans la voiture et file vers le Nord.

27 mars 2011 7 27 /03 /mars /2011 06:00

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Gris acier. Gare silencieuse, immense hangar humain hagard. La France du très-bas.

 

Je vois la misère redoublée alentour et ça n'a pas l'air de gêner les gens. C'est donc qu'ils sont d'accord, ensemble, avec ce qui se passe sous leurs yeux, dans leurs oreilles, leurs trous de nez.

 

Et pourtant...

 

Invité sur les planches par une troupe provinciale de comédiens, j'assiste activement aux répétitions de La Tempête (The Tempest, 1611 - année ultime de la traduction autorisée de la Bible en terre anglaise), sans doute la comédie shakespearienne que j'aime relire parmi toutes. Vents fous, mer démontée, rochers grotesques, arbres bruissants, harmonie chaotique, chaos harmonieux, utopie atopique. Oui, plus que l'intrigue (même avec l'immense William, plus ça change, plus c'est, vu de Sirius, la même dramaturgie existentielle), j'écoute davantage les remous naturels.

 

Les comédiens mobiles dans le texte ne sont pas les cadets mais ceux qui ont la cinquantaine prononcée. Comme quoi. Expériences de la vie. Combats d'autrefois. Volonté vivace que ça change un peu. Caliban est vraiment un monstre infréquentable, Prospéro, un magicien à livre ouvert et Ariel, particulièrement aérien. Quant à Miranda à la voix détimbrée,  sa rousseur la sauve. Ces individus veulent bien faire à leur rythme, artisans d'un soir pour un maigre public qui sait de quoi il retourne.

 

Patatras : les corps ne tombent plus. Se montrent au contraire avec vigueur dans une langue de vérité. Pour une fois, les humains - comédiens glissés dans leurs personnages et l'inverse -, sortent des tréfonds.

 

Ils ont l'air de l'aimer, leur île. N'ont plus envie de la quitter. Mais c'est qu'ils vont semer le désordre, la pagaille, l'anarchie ! Ce n'est pas ce qu'a écrit l'auteur ! Voici ce qui a toutes les chances de se produire quand une œuvre de Shakespeare rencontre la réalité de la dure politique.

 

J'ai dû m'endormir un instant - it was merely a daydream, we are such stuff as dreams are made on, and our little life is rounded with a sleep, mes notes sont assez confuses. Où est le fil rouge ? Pas de doute, je viens d'écrire Shakespeare : le petit chat se meure (délicieuse allusion ambiguë...), mais surtout,  secouez-moi cette lance ! Exit les faux-semblants !

 

Fronde, révolte, refus : à l'évidence, ce sont des émeutiers. Pas de doute, c'est bien qu'il y a quelque chose de pourri dans le royaume, pardon, l'État.

 

C'est dit, l'heure de la tempête a sonné ! 

18 mars 2011 5 18 /03 /mars /2011 07:00

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Place de la Sorbonne déserte dans le froid piquant.

 

Un, puis deux, puis trois moineaux.

 

Le désert est soudain colonisé.

 

Colonie pénitentiaire ?

 

Associations d'idées. Pense à Ossip M.

 

Tu es venu faire une partie de tes études ici, vers 1907.

 

La Belle Époque, disait-on.

 

Tu ne savais pas encore que le pire t'attendait là-bas.

 

S'attendre au pire, toujours.

 

Ainsi, il reste des beaux jours.

 

Tu as été exilé à Voronej, car tu as dénoncé le plomb de la puissance tyrannique.

 

Oui, la poésie, c'est la guerre.

 

Voronej, nom de rêve.

 

Et comme ça ne suffisait pas, tu as été déporté à Vladivostok.

 

Plus à l'Est, tu meurs.

 

Et c'est ce qui est arrivé : ton corps a été jeté dans une fosse commune.

 

Nadejda, ta femme, te survit.

 

Elle apprend tes poèmes par cœur pour qu'ils voyagent en se moquant des frontières.

 

De toi dans la bibliothèque universelle, l'Entretien sur Dante et Le Bruit du temps.

 

Les oiseaux sont partis, ta parole demeure.

 

 

(Ossip Mandelstam, Entretien sur Dante, L'Âge d'homme, 2000 et Le Bruit du temps, préface de Nikita Struve, Christian Bourgois, 2006)

9 mars 2011 3 09 /03 /mars /2011 07:00

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(...)

 

Nous aurons peu de questions à faire sur cette première lettre de tous les alphabets. Cet article de l’Encyclopédie, plus nécessaire qu’on ne croirait, est de César Dumarsais, qui n’était bon grammairien que parce qu’il avait dans l’esprit une dialectique très profonde et très nette. La vraie philosophie tient à tout, excepté à la fortune. Ce sage, qui était pauvre et dont l’Éloge se trouve à la tête du septième volume de l’Encyclopédie, fut persécuté par l’auteur de Marie à la Coque, qui était riche; et sans les générosités du comte de Lauraguais, il serait mort dans la plus extrême misère. Saisissons cette occasion de dire que jamais la nation française ne s’est plus honorée que de nos jours par ces actions de véritable grandeur faites sans ostentation. Nous avons vu plus d’un ministre d’État encourager les talents dans l’indigence et demander le secret. Colbert les récompensait, mais avec l’argent de l’État, Fouquet avec celui de la déprédation. Ceux dont je parle ont donné de leur propre bien; et par là ils sont au-dessus de Fouquet, autant que par leur naissance, leurs dignités et leur génie. Comme nous ne les nommons point, ils ne doivent pas se fâcher. Que le lecteur pardonne cette digression qui commence notre ouvrage. Elle  vaut mieux que ce que nous dirons sur la lettre A, qui a été si bien traitée par feu M. Dumarsais, et par ceux qui ont joint leur travail au sien. Nous ne parlerons point des autres lettres, et nous renvoyons à l’Encyclopédie, qui dit tout ce qu’il faut sur cette matière.

 

On commence à substituer la lettre a à la lettre o dans français, française, anglais, anglaise, et dans tous les imparfaits, comme il employait, il octroyait, il ploierait, etc.; la raison n’en est-elle pas évidente ? ne faut-il pas écrire comme on parle autant qu’on le peut ? n’est-ce pas une contradiction d’écrire oi et de prononcer ai ?

 

Nous disions autrefois je croyois, j’octroyois, j’employois, je ployois : lorsque enfin on adoucit ces sons barbares, on ne songea point à réformer les caractères, et le langage démentit continuellement l’écriture.

 

(Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764)

27 février 2011 7 27 /02 /février /2011 07:00

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Kosmos

 

Who includes diversity and is Nature,
Who is the amplitude of the earth, and the coarseness and sexuality of
the earth, and the great charity of the earth, and the equilibrium also,
Who has not look'd forth from the windows the eyes for nothing,
or whose brain held audience with messengers for nothing,
Who contains believers and disbelievers, who is the most majestic lover,
Who holds duly his or her triune proportion of realism,
spiritualism, and of the aesthetic or intellectual,
Who having consider'd the body finds all its organs and parts good,
Who, out of the theory of the earth and of his or her body
understands by subtle analogies all other theories,
The theory of a city, a poem, and of the large politics of these States;
Who believes not only in our globe with its sun and moon, but in
other globes with their suns and moons,
Who, constructing the house of himself or herself, not for a day
but for all time, sees races, eras, dates, generations,
The past, the future, dwelling there, like space, inseparable together.


 

Walt Whitman, Leaves of Grass, Book XXIV, Autumn Rivulets, 1892 

6 février 2011 7 06 /02 /février /2011 07:00

Liège, Bastogne, Liège.  

 

Le train fait un détour dans la campagne et c'est parfait. Lecture à voix haute, seul, dans le compartiment.

         

 

À une raison
 

     Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
     Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
     Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne: le nouvel amour !
     "Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps", te chantent ces enfants. "Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux", on t'en prie.
     Arrivée de toujours, tu t'en iras partout.

 

(Arthur Rimbaud, Illuminations, 1873)

 

 

Dépôt du temps, percée de l'azur, nouveau départ.  

 

 

23 janvier 2011 7 23 /01 /janvier /2011 07:00

 

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Bleu de la base et du sommet à l'infini. Vendredi matin, Paris sarabande vers la sortie de l'année. 

 

Ce n'est un secret pour personne : j'ai une vive admiration pour André Breton. Toujours.

 

Je le dis d'emblée à la journaliste genevoise venue de son lac gelé en miroir pour s'entretenir avec moi de la destinée humaine vue de 2010. Rien que ça...Je vais m'employer à la réchauffer de mon mieux et lui montrer que l'amour fou, c'est, théorie et pratique liées, autre chose qu'un feu follet d'occasion. Et que la destinée humaine mérite que l'on se penche sur elle sérieusement. Elle éclate de rire. Une femme qui rit est déjà une autre.

 

(...)

 

J : L'endroit où vous travaillez est étonnamment calme. Sur le boulevard, il y a le bruit de la circulation, les gens qui courent, les livreurs, les sirènes des véhicules de la police ou des pompiers, mais chez vous, une tranquillité...

 

A : Oui, observation juste, écoute juste que sont les vôtres. Voici l'un de mes domiciles discrets, hors du monde et de l'alerte globale high tech , si vous voulez, dans un autre temps, et en même temps, paradoxe pour paradoxe, pleinement de ce monde-ci. Le jardinet, par exemple, que vous venez de traverser avant de gravir les étages, tout, le lierre, l'orme, la fontaine, rend la sensation de s'y recueillir comme dans un...monastère ! Je plaisante ! Vous dîtes travail. À première vue, cela pourrait y ressembler, mais, pour moi, il s'agit de vie d'abord, de littérature, d'art et d'écriture ensuite. Au fond, c'est la même chose, non ? Mais dans cet ordre. Alors que bien souvent, sauf erreur de ma part, c'est l'optique inverse qui est privilégiée, voire préconisée, par arrangement social. Le statut qui n'en est pas un de l'écrivain, comme on dit, dans son enfermement. Imagerie d'Épinal délibérée. Or, je n'ai rien à faire de ce genre d'arrangement, je veux bien, élargissant le propos, un compromis de temps à autre, disons, un quart de mon existence puisque c'est un peu et même beaucoup l'objet de l'interview si je place notre échange en perspective, le reste m'appartient dans la plus parfaite discrétion. Vous connaissez sûrement le texte assez définitif de La Boétie sur le sujet, pour ainsi dire, De la servitude volontaire. Non ? Rien de perdu, je vous en donne les références, allez-y voir.

 

J : Mais avec tout ce que l'on doit faire tous les jours dans nos sociétés, toutes ces choses, les rendez-vous, le stress, comment faites-vous ?

 

A : C'est bien ce que je dis, le bonheur, pour aller vite, est un point d'organisation. Mon agenda est celui d'un ministre, temps décuplé, temps concentré, temps dilué, trois vies pour moi en une seule, les vingt-quatre heures d'une journée, comme on dit là encore, on, la Société, si l'on se fie ou, pour la majorité, se plie à l'horloge carcérale.Cela fait belle lurette que, vis à vis des impositions sociales,et il y en a de plus en plus quand je considère la vie dans les années 60 et une partie des années 70, et de plus en plus futiles, j'adopte une stratégie qui me donne du temps dans le temps contraint. Des tracas, de réels soucis, oui, je peux en connaître, mais, une chose entraînant une autre, une grande liberté. La liberté de la parole et du corps ? Ce que précisément la Société, aujourd'hui comme hier, à l'exception de quelques brillantes parenthèses historiques, le XVIIIème siècle français ou les années 1920, rejette ou traque sans vergogne, non ? André Breton dont j'évoquais à l'instant la présence a tout ça en tête quand il publie ses textes décisifs -et il écrivait dans l'autre millénaire. Désormais, le mouvement général s'accélère vertigineusement dans la plus grande confusion existentielle planétaire.

 

(...)

 

J :  Pas d'ordinateur sur votre bureau. Une machine à écrire, du papier et beaucoup de stylos.

 

A : L'ordinateur se trouve ailleurs. Je n'ai rien contre l'ordinateur, c'est simplement un outil dont je pense ne pas être dupe. Je le laisse à sa place quand j'ai fini de l'utiliser. Oui, c'est très artisanal, et ça marche bien entre le son feutré du stylo japonais sur les pages des carnets de tous formats, comme vous pouvez le voir, et la musique produite en tempo régulier par le jet final des textes sur cette machine de marque américaine. Métaphoriquement, j'aime cette heureuse conjonction mentale, et très musicale, de l'Est et de l'Ouest ! Et bien entendu, des livres essentiels vers lesquels je reviens sans arrêt. Les Grecs anciens, des éditions archi-usées du Tao Tö King, de Tchouang-tseu, Montaigne, Voltaire, Nietzsche, Hölderlin, Rimbaud, regardez, j'en ai neuf différentes, Thoreau, Whitman, Hemingway...Et André Breton !

 

(...)

 

J : Il n'y a pas d'écran devant vous, en effet, mais des photos en nombre sur cette table.

 

A : Ces photos qui sont au même endroit depuis des années jouent en quelque sorte le rôle d'attracteurs étranges, pour prendre une expression utilisée par les physiciens, mais rapportés au monde qui est le  mien. En les visualisant très fort, j'entre à chaque fois dans une autre dimension, dans une dilatation qui me renseigne aussi sur mon propre fonctionnement psychique. Ce sont autant d'icônes stupéfiantes sans danger ! Nous parlions du surréalisme, tenez, ce beau portrait d'André Breton pris chez lui rue Fontaine. Il a beau être né en 1896 et mort en 1966, il faut faire confiance aux dictionnaires sur ce point, je ne peux pas parler d'André Breton au passé car il est singulièrement vivant, bien plus que tous les vivants-morts, écrivains compris, que je croise chaque jour.

 

(...)

 

J : Côte à côte, les Manifestes du surréalisme et L'Amour fou. Est-ce que ce sont pour vous des talismans ?

 

A : Oui, j'aime ce mot talisman -toujours cette idée de figures au fort pouvoir d'attraction. Surréalisme ? Sans verser dans un certain fétichisme, encore que, ces deux livres sont deux oeuvres radicales que je relis souvent. Regardez les dates : 1924, le premier manifeste, 1930, le second, 1937, ce texte chercheur, la rencontre incandescente - décente ?, indécente ?, tout un art de vivre, n'est-ce pas ? -, entre les corps et les esprits. Du point de vue de l'Histoire humaine, que se passe-t-il dans ces décades-là ? C'est très important. Il faudrait se lever de bonne heure pour trouver au moment où je vous parle non seulement des œuvres, mais un mouvement d'une ampleur et d'une profondeur de vue équivalentes.

 

(...) 

 

 

L'existence humaine, expansion de ses potentialités qui procède d'une alchimie secrète, tout le contraire d'une expression publicitaire, vitrinaire, de soi, c'est bon pour les sots en mal d'égo, trouve sa raison d'être, sa Raison, et je pense bien sûr à Rimbaud, dans ce champ magnétique à trois pôles : la poésie (faire de sa vie une oeuvre d'art), l'amour (passion !, passion !, passion !) et la liberté (aristocratie anarchiste de l'esprit).

 

All the rest is a sheer medley of nonentity. 

7 janvier 2011 5 07 /01 /janvier /2011 07:00

Faulkner

 

Jeune, je lisais le club des quatre : Melville et Hemingway, mais aussi Twain et Faulkner, plein soleil, au bord de la rivière. Mon imagination ne faisait pas un quart de tour : deux ou trois branchages échoués sur la berge suffisaient à bricoler un radeau d'aventure qui m'offrait une glissade au gré du courant jusqu'à point d'heure. La ligne d'horizon reculait sans fin. Tout périple a sa part de risque, n'est-ce pas ? Mais, Capitaine Achab en herbe et seul équipage à bord,  la perdition n'était pas au programme - les dieux et les déesses y veillaient.

 

Pour mon plus grand bonheur, ce quatuor décisif m'accompagne toujours.

 

Whisky de lune rue Servandoni, entre la place de l'Odéon et mon cher Luco, le jardin du Luxembourg. Le fantôme bien vivant de Faulkner est là, tout proche. Venu en 1925 visiter, parmi d'autres projets, les champs de bataille de la Somme, l'auteur de Sanctuaire (Sanctuary, 1931) a séjourné dans le Grand hôtel des Principautés unies. Présage, pour qui sait lire ?


Le plus étonnant, dans une vision rétrospective, est qu'il n'aura pas croisé Hemingway (imaginons le dialogue au sommet !) pourtant présent au même endroit dans ces heures de la coulisse, cardinales pour la littérature. Faulkner préférait sans doute la paix du vaste jardin et les haltes dans les églises du voisinage. J'entends encore la voix de Maurice-Edgar Coindreau, son grand traducteur français de l'anglais d'Amérique, parlant de l'ami Faulkner nativement at home dans le monde souverain de la Bible.

 

On se souvient du mot désarmant de candeur prononcé par William Faulkner en guise de réponse aux questions toujours plus pressantes des journalistes américains à l'époque de l'attribution du prix Nobel (1949) : I am not a writer -I'm just a farmer who likes to tell stories (Je ne suis pas un écrivain, je suis simplement un fermier qui aime raconter des histoires -défiance vis à vis du milieu, connaissance de la nature, de l'humaine nature, surtout, et dimension mythologique potentielle).

 

Outre les romans, le seigneur élégant de Rowan Oak, (belle demeure de planteur en blanc et vert), Oxford, Mississippi, en aura écrit des short stories : plus d'une centaine !  Il faut avoir vu de près sa modeste machine à écrire de marque Underwood (sous-bois...) sur la petite table de l'office, tagadak, tagadak, tagadak, le galop du langage - cheval mustang au souffle puissant qui cavalcade en liberté.

 

Dans la poche, cette vieille édition de The Sound and The Fury (1929). Et c'est de l'état de Virginie, pur entre les purs, se riant du bruit et de la fureur, que William Faulkner et ses personnages - loufoques, rusés, bavards, silencieux -, exilés d'un univers englouti, continuent à émettre des signaux intenses.

26 décembre 2010 7 26 /12 /décembre /2010 07:00

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Qu'il est doux de ne rien faire quand tout s'agite, vainement, dehors. Ou presque rien, en apparence. Avez-vous remarqué qu'un écrivain travaille sans arrêt, même lorsqu'il n'écrit pas ? Un peu à la manière des chats : amis de la science et de la volupté, ils cherchent le silence. Un certain silence, bien sûr. Baudelaire en sait quelque chose qui, lui-même farouche félin, est à l'écoute et de sa musique intérieure et des moindres bruissements du monde alentour. Un écrivain peut faire plusieurs choses simultanément, comme un chat, et, quelquefois, c'est l'apothéose : autant de cabrioles, galipettes, roulades et bondissements tigresques, si je peux dire, qui le font passer, dans le cirque social en miroir, ce continent (humain, trop humain) où rôde la folie, pour un parfait clown alors qu'il est le corps et la langue de la sagesse en acte. 

 

De tous les chats, il s'en trouve cinq qui ont mon affection sans borne. Le mien, à commencer par lui, mais j'en parlerai une autre fois. C'est, sans conteste, un pitre devant l'Eternel - à deux, nous faisons la paire.

 

Une planche de la bibliothèque dans l'atelier, deux grandes photos, deux écrivains et deux chats. Sur la première photo, on y voit Ernest Hemingway, un chat pris dans ses bras comme un jeune enfant, en haut du perron de la Finca Vigia, sa maison-refuge de San Francisco de Paula dans l'île de Cuba. Nous sommes en 1959. Dans un an, ce petit paradis aura disparu, englouti dans le bruit et la fureur. Les trois premiers chats d'une longue tribu à venir durant une quinzaine d'années se prénommaient Boise, Princessa et Good Will. Dans Islands in the Stream, Boise, par exemple, a very silent cat, a droit à la consécration.

 

Sur la deuxième photo, le décor est nettement moins luxuriant. Début 1964, à St. Petersburg, Floride, une log-cabin, une simple maison de bois pour Jack Kerouac, au bout de toutes ses routes. La critique l'éreinte une fois de plus, l'alcool le ravage et ses prises de position politique viennent à choquer la jeunesse américaine en ébullition.


Mais un chat dans les bras de celui qui, vêtu de cette chemise d'épais coton que portent les charpentiers, se demande, à travers l'objectif, ce qu'il peut bien faire là, sauf à montrer de la tendresse pour son ultime compagnon.

 

(Et si Hemingway et Kerouac s'étaient rencontrés ? Ou entr'aperçus ? On connait l'admiration de Ti Jean pour Ernest. Cinquante ans plus tard, ils savent, l'un comme l'autre, durer...)

 

Dans ce cœur de France, entre Sologne et Orléanais, Rroû était le chat indépendant de mœurs qui attisait la curiosité de Maurice Genevoix, et cet animal-là me fait aussitôt penser au chat de Kipling. Vous vous souvenez ? Le chat qui s'en va tout seul sur les chemins mouillés des bois sauvages...

 

Un (vrai) écrivain est comme un (vrai) chat : il donne à entendre et à voir des exemples de beauté exacte.

 

 

 

  • Ernest Hemingway, Islands in the Stream, Charles Scribner's Sons, 1970
  • Jack Kerouac, Mexico City Blues, Grove Press, 1959
  • Maurice Genevoix, Rroû, Flammarion, 1931
  • Rudyard Kipling, Just So Stories, The Cat That Walked by Himself, Doubleday, 1902