Ma pseudonymie ou polynimie n'a pas eu de cause fortuite dans ma personne.
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant : je suis assis à une table de baccara dans un casino nordique. Plus je joue, plus je gagne. J'ai déjà amassé une fortune, un véritable veau d'or, lorsqu'un tapis volant m'emporte aux abords du château d'Elseneur. Atmosphère hamletienne crépusculaire. Les billets s'échappent de mes mains et se transforment en oiseaux multicolores qui s'en vont tournoyer au-dessus des pierres noires. Je suis attristé, je suis réjouis.
Une chambre métaphysique de quatre mètres sur trois avec vue sur le large. Me voici depuis plusieurs jours dans une Copenhague enneigée. Tour ce matin du côté de Nyhavn, ses façades de soleil, en quête d'un café. Comme j'ai de la chance, j'en trouve justement un en face d'une féline frégate à l'ancre reconstituée, me dit la plaque, dans les années 70. Le beau bois d'acajou lance des étincelles sur le ponton. À l'intérieur du troquet propret, ambiance très bord de mer : une foultitude d'objets de marine en cuivre et des gravures qui rappellent le passé commerçant de la ville entre mer du Nord et mer Baltique. Deux ou trois étudiants attablés, des netbooks en action et un vieux monsieur près de la fenêtre qui fait semblant de tirer sur une splendide pipe courbe, semblant, puisque presque partout aujourd'hui sur cette terre il est interdit de fumer, n'est-ce pas ?, dans les espaces publics (sic). Je commande ce que je peux trouver de plus chaud à cette heure et note certains détails de mon rêve quasi éveillé qui avaient tout d'abord échappé à mon attention.
Je voulais revenir ici. Le ciel, très haut, la musique singulière de la langue, les quais, les canaux, la vieille ville, des configurations érotiques inattendues, Christiana aussi - tout ça, lointain, lointain...
J'ai changé, je n'ai pas changé.
Au bout d'un moment, mes capillaires s'animant, je décide de reprendre mon chemin into the cold. À la devanture d'un bouquiniste, les Miettes philosophiques, Philosophiske Smuler, de l'ironique et attachant Søren. Oui, le Journal du séducteur, lu autrefois. Cet intersigne m'invite à pousser la porte. Les livres de la belle occasion sont bien rangés. Odeur de cire. Sourire aimable de l'hôte. Section philosophie, je tombe sur Le vrai visage de Kierkegaard (Pierre Mesnard, Professeur à la Faculté des Lettres d'Alger, Editions Beauchêne et Ses Fils, 1948, majuscules partout), Beau Chesne Croit dit fièrement le blason sur la première de couverture - oui, je me souviens. Ah ! Ce passage qui dit tout de Søren :
Après moi, on ne trouvera pas dans mes papiers -c'est là ma consolation-, un seul éclaircissement sur ce qui au fond a rempli ma vie; on ne trouvera pas en mon tréfonds ce texte qui explique tout et qui souvent, de ce que le le monde traiterait de bagatelles, fait pour moi des évènements d'énorme importance, et qu'à mon tour, je tiens pour une futilité, dès que j'enlève la note secrète qui en est la clef.
Mais ce qui m'attire chez Kierkegaard (jardin de presbytère, tout un programme !) est son goût des identités multiples. Victor Eremita, scripteur de Ou bien...ou bien, Nicolaus Notabene, auteur des Préfaces, Constantin Constantius, auteur de la première moitié de La Répétition ou encore Inter et inter, auteur de La Crise et une crise dans la vie d'une actrice. Mes deux préférés sont H.H., auteur de Deux essais éthico-religieux (il n'y a pas de fumée sans feu...) et surtout Hilarius le Relieur, auteur des Étapes sur le chemin de la vie.
La note secrète, une étape sur le chemin de ma vie. Et je repars dans le vent d'hiver, anonyme de toutes mes identités, le sourire aux lèvres.