29 juin 2011 3 29 /06 /juin /2011 06:00

 

 

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Français, encore un effort si vous voulez être républicains...

 

 

Après avoir démontré que le théisme ne convient nullement à un gouvernement républicain, il me paraît nécessaire de prouver que les mœurs françaises ne lui conviennent pas davantage. Cet article est d'autant plus essentiel que ce sont les mœurs qui vont servir de motifs aux lois qu'on va promulguer. Français, vous êtes trop éclairés pour ne pas sentir qu'un nouveau gouvernement va nécessiter de nouvelles mœurs ; il est impossible que le citoyen d'un État libre se conduise comme l'esclave d'un roi despote ; ces différences de leurs intérêts, de leurs devoirs, de leurs relations entre eux, déterminant essentiellement une manière tout autre de se comporter dans le monde ; une foule de petites erreurs, de petits délits sociaux, considérés comme très essentiels sous le gouvernement des rois, qui devaient exiger d'autant plus qu'ils avaient plus besoin d'imposer des freins pour se rendre respectables ou inabordables à leurs sujets, vont devenir nuls ici ; d'autres forfaits, connus sous les noms de régicide ou de sacrilège, sous un gouvernement qui ne connaît plus ni rois ni religion, doivent s'anéantir de même dans un État républicain. En accordant la liberté de conscience et celle de la presse, songez, citoyens, qu'à bien peu de chose près, on doit accorder celle d'agir, et qu'excepté ce qui choque directement les bases du gouvernement, il vous reste on ne saurait moins de crimes à punir, parce que, dans le fait, il est fort peu d'actions criminelles dans une société dont la liberté et l'égalité font les bases, et qu'à bien peser et bien examiner les choses, il n'y a vraiment de criminel que ce que réprouve la loi; car la nature, nous dictant également des vices et des vertus, en raison de notre organisation, ou plus philosophiquement encore, en raison du besoin qu'elle a de l'un ou de l'autre, ce qu'elle nous inspire deviendrait une mesure très incertaine pour régler avec précision ce qui est bien ou ce qui est mal.

 

(Donatien Alphonse François de Sade, La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux, Dialogues destinés à l'éducation des jeunes demoiselles, 1795)

26 juin 2011 7 26 /06 /juin /2011 06:00

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Adresse : Hôtel Victoria, Chexbres-Vevey, Vaud, Suisse, Europe, Vieux monde, Terre, Univers... 


 

Uppsala, l'éternelle étudiante. Une géographie de la blancheur à proximité du lac Mälar pour huit jours de travail en paix. Le fantôme de Carl von Linné rôde dans les parages et veille sur cette page.

 

Dans la maison du lac, j'ai mon lot de bons réveils. Je bois du thé, parfois du whisky et ne mange pas de viande de renne. Je préfère voir gambader le bel animal farouche près de la futaie. J'ai apporté deux ou trois choses, dont la Correspondance d'August Strindberg, document très intéressant qui couvre près de quarante ans du polymathe suédois (écrivain en rouge infernal, dramaturge grinçant et peintre du bleu-gris abyssal).

 

La préfacière sensible écrit : En lisant la correspondance de Strindberg, on a l'impression d'assister en direct à une aventure intellectuelle et affective d'une intensité hors pair. Écrire - y compris des lettres - est pour lui synonyme de réfléchir. Ce mouvement de la pensée se reflète dans chaque mot, dans chaque signe de ponctuation. Scribo ergo sum pourrait être sa devise.

 

Oui, Strindberg qui a souvent dit que l'éducation fait de chacun de nous une pièce de machine et non pas un individu secoue les lettres en tous sens pour trouver la gestuelle précise de son...être.

 

En 1873, Strindberg travaille comme apprenti télégraphiste, et, l'année d'après, se met à apprendre la langue chinoise tout en s'occupant du fonds extrême-oriental de la Bibliothèque royale suédoise, la magnifique Kungliga Biblioteket. Sans trop tirer ces éléments biographiques par les cheveux, j'y lis, au pays des frimas qui rendent mélancoliques, la rencontre, pour Strindberg, des signes extérieurs de l'altérité (d'une part, nouvelle technique de communication entre les hommes, tam-tam électrique des temps modernes, et, d'autre part, remontant les siècles, idéogrammes, connaissance des tons, statuaire déroutante, raffinement des soieries, cartes, portulans, et dragons drolatiques). Cette sortie de soi à la découverte de sa propre ponctuation intérieure.


 

Parmi les lettres, de la même flamme à la brûlure toute nietzschéenne, celle, emblématique, du 28 juin 1875 :

 

 (...)

Vous disiez que, n’ayant pas vraiment vécu, vous
n’avez rien à raconter. Premièrement, ne prenez pas
mes considérations décousues pour des articles de foi.
Deuxièmement, avoir vécu ne signifie pas nécessairement
avoir été actrice, instituteur, émigré, prêtre,
médecin, etc.! Les individus qui ont eu une pareille
existence mouvementée – et qui n’ont pas réussi à y
découvrir une idée générale, ni à trouver un fil conducteur,
ni à comprendre le sens profond de ce qu’ils ont
vu –, ces individus deviennent des mémorialistes ou
bien s’adonnent à la littérature de rail et de vapeur (cf.
Claude Gérard). Toutefois, cela ne signifie pas que
celui qui a des choses importantes à dire ne tirera pas
profit d’une vie agitée : elle lui fournira pour ainsi dire
une garde-robe, des tenues permettant de déguiser ses
pensées – mais rien au-delà !


Vivre : c’est avoir les yeux ouverts – observer avec
attention – réfléchir sur les événements – mais aussi
sentir intensément – être capable de souffrir ! Ce
dernier mot a besoin d’être expliqué. Souffrir ce n’est
pas (uniquement) : avoir à supporter une belle-mère,
ne pas pouvoir se laver quand on aime la propreté, être
accusé de mensonge quand on vénère la vérité, ne pas
manger à sa faim, etc. Certes, tout cela, ce sont des
souffrances, mais – premièrement – des souffrances
avilissantes qui rendent l’individu pire qu’il ne l’est
(même celui qui est suffisamment fort pour les tourner
à son avantage), de ce fait, elles ne peuvent pas constituer
un vrai capital pour un écrivain (la pauvreté a
cessé d’être intéressante avec l’avènement du Second
Empire). Deuxièmement, ces souffrances-là sont relativement
faciles à supporter, et leur impact n’est pas
considérable, car elles ne concernent que la sphère
privée – or, malheureusement, l’être humain n’est pas
aussi égoïste qu’il en a l’air, croyez-moi ! Il existe des
souffrances plus grandes. Par exemple : pourquoi
l’oppression en général nous fait-elle tellement
souffrir ? Je crois que le processus émotionnel se
déroule comme ceci : tout d’abord, c’est moi qui subis
un préjudice – ah, c’est affreux ! Il me suffit de jeter
un regard à droite ou à gauche pour voir aussitôt qu’un
autre est pris dans le même tourment. Alors je souffre
avec lui. La douleur devient deux fois plus forte !
Ensuite, j’en aperçois plusieurs autres, le sang me
monte à la tête. Dans cet état d’excitation, j’ai l’impression
que le monde entier souffre d’oppression. Ma
douleur devient mille fois plus forte – je prends sur
moi les souffrances de tous – je deviens une sorte de
Christ – je deviens le représentant de l’humanité – ce
n’est plus de la rancune que j’éprouve – c’est du
courroux, comme celui de Moïse à une occasion que je
ne me rappelle plus !

(...)

 

 

Humour féroce de l'éducateur-né.

 

Chez celui qui, toute son existence, du local vers le global, a recherché la chimie idéale des éléments théâtralement contradictoires dans l'humain, l'humain qui s'agite, se déplie, s'avance et se replie, ce regard de sauvagerie illuminée jusqu'au bout.


 

 

(August Strindberg, Correspondance, tomes 1 et 2, 1858-1894, choix, traduction et présentation d'Elena Balzamo, Prix Sévigné 2010-11 de littérature étrangère, éditions Zulma, 2009)

15 juin 2011 3 15 /06 /juin /2011 06:00

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Il nous faut des héros...

 

 

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt, et de plus un garçon de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité.

 

Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer. Mais, de tous ces livres, nul ne lui paraissait aussi parfait que ceux composés par le fameux Feliciano de Silva. En effet, l’extrême clarté de sa prose le ravissait, et ses propos si bien entortillés lui semblaient d’or ; surtout quand il venait à lire ces lettres de galanterie et de défi, où il trouvait écrit en plus d’un endroit : « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison, qu’avec raison je me plains de votre beauté ; » et de même quand il lisait : « Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite votre grandeur. »

 

Avec ces propos et d’autres semblables, le pauvre gentilhomme perdait le jugement. Il passait les nuits et se donnait la torture pour les comprendre, pour les approfondir, pour leur tirer le sens des entrailles, ce qu’Aristote lui-même n’aurait pu faire, s’il fût ressuscité tout exprès pour cela. Il ne s’accommodait pas autant des blessures que don Bélianis donnait ou recevait, se figurant que, par quelques excellents docteurs qu’il fût pansé, il ne pouvait manquer d’avoir le corps couvert de cicatrices, et le visage de balafres. Mais, néanmoins, il louait dans l’auteur cette façon galante de terminer son livre par la promesse de cette interminable aventure ; souvent même il lui vint envie de prendre la plume, et de le finir au pied de la lettre, comme il y est annoncé. Sans doute il l’aurait fait, et s’en serait même tiré à son honneur, si d’autres pensées, plus continuelles et plus grandes, ne l’en eussent détourné. Maintes fois il avait discuté avec le curé du pays, homme docte et gradué à Sigüenza, sur la question de savoir lequel avait été meilleur chevalier, de Palmérin d’Angleterre ou d’Amadis de Gaule. Pour maître Nicolas, barbier du même village, il assurait que nul n’approchait du chevalier de Phébus, et que si quelqu’un pouvait lui être comparé, c’était le seul don Galaor, frère d’Amadis de Gaule; car celui-là était propre à tout, sans minauderie, sans grimaces, non point un pleurnicheur comme son frère, et pour le courage, ne lui cédant pas d’un pouce.


Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde.

 

(Miguel de Cervantes, El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha, L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, 1605, traduction Louis Viardot, 1837)

1 juin 2011 3 01 /06 /juin /2011 06:00

Cigar art03

 

 

 

If I cannot smoke in Heaven, then I shall not go.

 

 

Bien d'accord avec mon ami Mark Twain : au Paradis, j'emporte mes bottes de cigares. Ou alors, punto e basta ! 

 

Je fume le cigare depuis l'âge de 14 ans. Pratique antique en Russie impériale et en Grande-Bretagne (pour les plus chanceux, OK).

 

Quoi ? J'entends les harpies des ligues de vertu se lever. De vertu ? Tu parles !

 

C'est l'un de mes grands-pères qui m'a offert mon premier cigare, un cigare comme on en fait plus, un Cogétama d'une douceur tropicale infinie. Cogétama ? La grande manufacture de tabacs belges d'autrefois -le port d'Anvers, épices, cacao, alcools, feuilles de tabac séchées prêtes à l'emploi, échanges de bons procédés avec le royaume de Batavie, je veux dire les Pays-Bas, Surinam, De Nederlandse Antillen, les Antilles hollandaises, voyages, périples, cartes de géographie, récits d'aventures extraordinaires, longs après-midis sur cette pelouse et sur cette autre, science avec conscience, seul ou à deux, volutes, volumes, vol du temps...

 

Un rêve bien réel :


 

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À Amsterdam, près du Dam, je connais une somptueuse boutique...

 

Sans forfanterie, je pense avoir fumé, goûté, dégusté - et même vomi -, toutes les variétés de cigares que la Terre a jamais produites. Vous l'aurez compris : je suis un amateur de sensations fortes. Sensation is the keyword. Et mes miens auteurs en complicité à travers les siècles fument le ligada, colorado claro, colorado, colorado maduro et oscuro.

 

Au hasard de mes déambulations nomades, il m'arrive de débusquer des marques artisanales disparues. L'autre jour, en Italie, je ne veux pas trop préciser, voici qu'une boîte de Gispert Coronas Grandes, faits main, m'est offerte. À cet instant, je suis sur un petit nuage.

 

Où sont, aujourd'hui, les Reina Cubana, flor fina, qu'affectionnait Freud ?

 

Je peux les aimer larges, longs, courts et fins aussi, mes cigares. Sveltes, oui, comme ceux trouvés à Sumatra, captivants, mystérieux, enivrants, rimbaldiens au suprême.

 

Il est interdit d'interdire, c'est dit, c'est enregistré dans la chronique du temps. Donc, je vais livrer ici mes préférés :


le Petit Bouquet de Partagas, le Sancho Panza, les Romeo y Julieta (les favoris de Winston Churchill - c'est comme ça qu'une certaine victoire fut acquise), certains Cohiba, les Vegas Robaina, les Por Larranaga, les Hoyo de Monterrey, parfois la Gloria Cubana, les Macanudo de Saint-Domingue et La Flor de la Isabela des Philippines.

 

Comme je suis un démocrate respectueux des lois en vigueur, je ne fume que dans mon château - my home is a castle, dit mon cousin londonien.

 

Ai-je dit que j'avais - aussi - fumé (passé définitif) la pipe ? Une tendre amie anglaise, soprano de surcroît, ne pouvait m'imaginer, dans le temps jadis, sans ma blague d'Amsterdamer et ma pipe en écume de mer.  Des années durant, elle m'envoyait, toutes les occasions étaient les bonnes, ce personnage de Cézanne :

 

 

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Oui, c'est bien moi, je me tiens la tête.

 

Toutes ces existences bleues-lucidité en une...

29 mai 2011 7 29 /05 /mai /2011 06:00

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Un ami attentif venait de m'envoyer La vie dans les bois de Charles Lane.

 

Si l'auteur de ce court mais dense texte (78 pages), anglais d'origine, éducateur à ses heures, transcendantaliste chevronné, co-fondateur, vers 1843, avec son ami Bronson Alcott, de la communauté politico-mystico-agricole baptisée Fruitlands (là aussi, tout un programme arcadien de nature fouriériste qui a tourné court pour des questions humaines, trop humaines...) située à Harvard dans le Massachusetts, est un peu tombé dans l'oubli, le titre de son opuscule, toutefois, n'est pas sans rappeler Walden or Life In The Woods de mon cher Thoreau. C'est que La vie dans les bois, paru initialement dans la prestigieuse revue The Dial en avril 1844, a exercé une certaine influence sur Henry David pour la rédaction de son Walden publié en 1854. Thoreau adressera d'ailleurs un clin d'oeil chaleureux à Lane (au nom prédestiné) via le titre complet de son expérience bien connue au bord du fameux étang.

 

Intéressante à plus d'un titre, La vie dans les bois est une chose. Les premières phrases, comme le reste du pamphlet, entre défense intransigeante de la Nature (majuscule oblige) et respect rigoriste envers les traditions indiennes d'Amérique, ne sont pas rédigées avec le dos de la cuillère. Exemple haut en couleur : That must be a very pleasant life indeed, wherein no enemy shall appear who cannot be easily subdued by a strong arm and an axe / Combien la vie serait belle, si tous nos ennemis pouvaient être tout simplement éliminés par un bras robuste armé d'une hâche...

 

Avec le sens de la nuance et une bonne dose d'humour, Walden qui s'engage vers d'autres horizons intellectuels, en est, à l'évidence, une autre, d'une ampleur, d'une vastitude et d'une profondeur de vue incomparables.

 

J'avais emporté, pour le lire, ce libretto d'utopie dans la forêt. Au bout d'un moment, le chemin s'est élargi pour donner sur une clairière. Ce chemin ne menait pas tout à fait nulle part...

 

 

(Charles Lane, La vie dans les bois, essai traduit et présenté par Thierry Gillyboeuf, éditions Finitude, 2010 / Martin Heidegger, Holzwege-Chemins qui ne mènent nulle part, collection Tel, Gallimard, 2006)

18 mai 2011 3 18 /05 /mai /2011 06:00

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Recording studio.

 

Les journalistes, du matériel, ils en déplacent...

 

Pour un entretien d'une heure à peine, des kilomètres de câbles, des batteries portatives, des éclairagistes, des preneurs de son, un script et des liasses de documents.

 

 

À questions simples, réponses directes.

 

- Qu'est-ce que la littérature ?

 

- La littérature essaie d'ouvrir de nouveaux espaces de pensée.

 

- Qu'est-ce qu'un écrivain ?

 

- Un écrivain, mieux, un auteur est celui qui augmente durablement votre sensation de vie.

 

- Dans quelle langue vous exprimez-vous ?

 

- Multiples origines. J'écris en langue française. Et suis, résolument, tourné vers l'Europe.

 

- Quel est votre état d'esprit présent ?

 

- Je n'attends rien, je n'espère rien, je m'attends à tout, j'agis, je travaille.

 

 

On remballe le matos, j'offre le champagne à l'équipe et je m'éclipse.

 

 

La première question terriblement sartrienne en diable. Tu te souviens ? Les années 1960, avec ton père, J-P S., en torpeur illuminée, sa remarque dans l'ère de la technique en marche : un stylo, ni vu ni connu...

 

La réponse à la deuxième question comme un affront, quoi ?, une provocation à l'endroit de la production livresque démesurée dans un monde sans culture...

 

La troisième réponse va de soi.


 

Une mésange vient de se poser sur le rosier fleuri.

 

Ah ! Mañana es otro dia...

15 mai 2011 7 15 /05 /mai /2011 06:00

 

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Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire tranquille...


 

Vent debout en bleu pastel.

 

Bureau 324 à l'université. Silence de velours. Boiseries, figures illustres en sculptures, odeur de cuir fané. 

 

C'est un bel après-midi idéal pour lire, relire et se souvenir. Par cœur et avec le cœur.

 

Par exemple, le début de La Recherche, vous vous souvenez ?

 

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

 

J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C'est l'instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur ! c'est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C'est minuit ; on vient d'éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.

 

Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le jour – date pour moi d'une ère nouvelle – où on les avait coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.

 

Recollections of things past...

 

Lectio divina. Meditatio. Oratio aussi.

 

Si quelqu'un entrait soudain dans cette pièce, peut-être me prendrait-il pour un fou, moi qui suis plongé depuis des heures dans la revisitation de Combray. Les caractères de ces mots, là, sur la page, autrefois mystérieux, aujourd'hui limpides.

 

Lecture, flânerie, relecture, la tête à droite vers la bibliothèque, la tête à gauche vers le parc, je ferme le livre, je l'ouvre encore à n'importe quelle page, transport immédiat.

 

Ailleurs, la solitude silencieuse a quasiment disparu. Le silence est un luxe. Je suis mon propre silence. Je mémorise chaque lettre, chaque phrase  dans le temps retrouvé. C'est ainsi que l'on pratiquait. Qui a encore ce goût, cette disposition ?

 

Oui, on me prendrait sûrement pour un doux illuminé hors du temps - mecum tantum et cum libellis loquor...

 

(...) À chaque heure il me semblait que c’étaient quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné ; la plus récente venait s’inscrire tout près de l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence.

 

Tout va bien.  

 

 

(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard)

24 avril 2011 7 24 /04 /avril /2011 06:00

 

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A blackbird is a black bird, indeed...


 

J'aime le merle. Merles et merlettes dans mon jardin, le matin, le soir. Tu te souviens, ce beau merle dans le jardin de Iaisnaïa Poliana, Ясная Поляна, littéralement la clairière lumineuse, le domaine de Tolstoï au sud de Toula ? Noir sur vert sur champ de pivoines rouges.

 

J'ai cette vision en tête ce matin en revenant dans l'amphi A1 pour m'entretenir avec mes étudiants de Wallace Stevens. Je dis deux ou trois choses, et m'empresse de faire entendre ces treize façons de considérer un merle :

 

 

 

Thirteen Ways of Looking at a Blackbird

 

 I
 Among twenty snowy mountains,
 The only moving thing
 Was the eye of the blackbird.

 

 II
 I was of three minds,
 Like a tree
 In which there are three blackbirds.

 

 III
 The blackbird whirled in the autumn winds.
 It was a small part of the pantomime.

 

 IV
 A man and a woman
 Are one.
 A man and a woman and a blackbird
 Are one.

 

 V
 I do not know which to prefer,
 The beauty of inflections
 Or the beauty of innuendoes,
 The blackbird whistling
 Or just after.

 

 VI
 Icicles filled the long window
 With barbaric glass.
 The shadow of the blackbird
 Crossed it, to and fro.
 The mood
 Traced in the shadow
 An indecipherable cause.

 

 VII
 O thin men of Haddam,
 Why do you imagine golden birds ?
 Do you not see how the blackbird
 Walks around the feet
 Of the women about you ?

 

 VIII
 I know noble accents
 And lucid, inescapable rhythms;
 But I know, too,
 That the blackbird is involved
 In what I know.

 

 IX
 When the blackbird flew out of sight,
 It marked the edge
 Of one of many circles.

 

 X
 At the sight of blackbirds
 Flying in a green light,
 Even the bawds of euphony
 Would cry out sharply.

 

 XI
 He rode over Connecticut
 In a glass coach.
 Once, a fear pierced him,
 In that he mistook
 The shadow of his equipage
 For blackbirds.

 

 XII
 The river is moving.
 The blackbird must be flying.

 

 XIII
 It was evening all afternoon.
 It was snowing
 And it was going to snow.
 The blackbird sat
 In the cedar-limbs.

 

 

 

 

Haïku du jour en prolongations épiphaniques.

 

Bye-bye Blackbird, see you soon.


 

(Wallace Stevens, Thirteen Ways of Looking at a Blackbird, Harmonium, Alfred A. Knopf, New York, 1923)

20 avril 2011 3 20 /04 /avril /2011 06:00

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La nouvelle aristocratie est composée pour la plus grande part de bureaucrates, de savants, de techniciens, de leaders syndicaux, d’experts en publicités, de sociologues, d’enseignants et de politiciens professionnels.


 

C'est le printemps en général, mon calendrier zodiacal est fiable, et celui de certains peuples en particulier, si j'en crois la profusion de déclarations, d'images et de commentaires en provenance de la galaxie Gutenberg.

 

Dans l'atelier des quatre vents, autour d'un pot de masala chai, spiced tea ou thé indien, celui-ci des meilleures plantations de Nilgiri, le jeune journaliste berlinois est venu aujourd'hui s'entretenir avec moi de quelques sujets d'actualité.


 

- Lors d'un précédent entretien, nous avons évoqué vos longues journées studieuses dans votre atelier, vos nombreuses activités extérieures, notamment pédagogiques, vos voyages multiples et lointains. Est-ce qu'il vous reste du temps pour suivre ce qui se passe dans le monde, de capter les informations à la télévision, à la radio, par l'Internet ?

 

- Oui, bien sûr ! Même si je pense, contrairement à Hegel, que la meilleure chose à faire quand on se lève n'est pas de se jeter sur le quotidien matinal ! Bon. En tant que citoyen d'une part et démocrate d'autre part, mais démocrate qui a des exigences fortes, je dispose de toutes sortes de viatiques pour obtenir des informations de qualité, précises et transférables au besoin sur ce qui est en train d'advenir ou de se passer ici et là sur cette planète globalisée, et dans des domaines très divers qui étonneraient sans doute ceux qui pensent me connaître. Ces moyens d'écoute ont des longueurs d'ondes et des vitesses variées. Si je suis concentré sur mon travail intellectuel multiforme, je n'y suis pas reclus. En arrivant ce matin avec votre équipe, vous m'avez d'ailleurs trouvé en grand jardinage de plein air ! Je plaisante !

 

(...)

 

- Que vous inspire la lutte actuelle des peuples pour s'affranchir de régimes autoritaires ?

 

- La construction psychique et très concrète des régimes autoritaires, et dans certains cas très clairement dictatoriaux, auxquels vous faites référence m'intéresse de près. Que des aspirations démocratiques voient le jour me réjouit. Ces constructions ont une longue histoire qui est aussi la nôtre quand on connaît le passé, ses nuances et ses conséquences contemporaines. De toutes les façons, il y a toujours quelque chose à faire du côté du social, en termes de médecine urgentiste. C'est, avec plus ou moins d'intelligence, la plupart du temps, ce que l'on peut observer dans l'action politique, syndicale, associative. L'action aussi des social networks, les réseaux sociaux. Si un horizon des possibles se dégage, on peut envisager de sortir d'un état d'urgence pour aller vers un terme plus long. Tout ceci, très bien, mais pour quoi faire ? Et avec quelles perspectives ouvrantes en tête ? Élargissant tout de suite le propos, les questions radicales aujourd'hui tournent à l'évidence autour des conditions d'une existence humaine écologiquement viable sur une terre qui va bientôt dépasser les sept milliards d'individus. C'est là où le local rencontre le global. Que faire ? Quelles sont les vraies valeurs ? Pour qui voyage, et sait voyager, notre monde diversicolore est une splendeur encore méconnue par beaucoup de ses aspects. Mais il présente aussi des caractères passablement immondes dont l'homme, apparemment, s'accommode. Quelquefois, je me dis, et je ne suis pas le seul, que l'humanité emprunte, disons depuis la première révolution industrielle, des routes, et maintenant, par uniformisation presque généralisée, la puissance de la Technique, si l'on veut, une route si funeste qu'elle prend le risque d'aller droit dans le mur. Les décennies, au-delà du fantasme ou du déni de la réalité, sont comptées. Cet état de fait peut engendrer et engendre, en effet, peur, frustration, colère et violence polymorphe, inévitablement. Et parfois aussi demandes insistantes et croissantes de solutions "musclées" pour, croit-on, "régler" une foultitude de nœuds existentiels à la va-vite. C'est de plus en plus le règne de l'opinion publique -mal informée, peu cultivée, et j'ajoute, paresseuse à se cultiver valablement et durablement. Or, vous le savez, les prétendues solutions, ultra démagogiques, qui utilisent, via d'innombrables processus manipulatoires de la psyché, les gros bras et, accessoirement, montrent du doigt des boucs émissaires, n'ont jamais été historiquement la réponse à quoi que ce soit. Vous qui venez d'Allemagne, regardez la construction de la dictature de nature nationale-socialiste et son effondrement entre 1933 et 1945. Elle n'est en rien le fruit du hasard.

 

(...)

 

- À propos de dictature, sur votre table de travail je remarque plusieurs livres de George Orwell.

 

- Oui, depuis un moment, je voulais me replonger dans son propre travail qui est allé dans plusieurs directions. Et aussi dans l'excellente biographie que lui consacre Bernard Crick (George Orwell, a life, Secker & Warburg, London, 1980), sans doute l'une des plus fouillées et des plus intelligentes consacrées à l'auteur du célèbre 1984.

 

- Ce roman est toujours un best-seller en Allemagne. On l'étudie dans les lycées et à l'université en relation avec notre histoire proche.

 

- C'est très bien. Tenez, je vais vous lire ce que George Orwell écrit en 1938 sur les régimes de surveillance générale. C'est un texte un peu connu. Pour une communication immédiate, je vais utiliser la version française (éditions André Balland, 1982, dans la traduction de Jean Clem) :

 

La chose terrifiante avec les dictatures modernes est qu'elles n'ont aucun précédent. On ne peut en prévoir la fin. Par le passé, toutes les tyrannies étaient tôt ou tard renversées, ou au moins combattues, en raison de la "nature humaine" qui en toute logique désirait la liberté. Mais nous ne pouvons pas être certains que la "nature humaine" ne varie pas. Il est peut-être tout aussi possible de fabriquer une espèce d'hommes qui ne désirent pas la liberté qu'une espèce de vaches sans cornes. L'Inquisition a échoué, mais l'Inquisition n'avait pas les ressources de l'Etat moderne. La radio, la censure de la presse, l'éducation normalisée et la police secrète ont tout modifié. La propagande de masse est une science des vingt dernières années, et nous ne savons pas encore quelle sera l'étendue de son succès. Et Orwell ajoute : la vérité finit toujours par l'emporter tient plus de la prière que de l'axiome.

 

En un sens, Big Brother est déjà derrière nous. L'organisation sociale totalitaire à l'œuvre dans tous les moments ou presque de la vie quotidienne que décrit Orwell dans son roman-essai pour la dénoncer n'a pas eu lieu conformément aux plus sombres prémonitions. Le Wir-Gefühl, pour prendre cette formule néfaste d'une époque délétère que vous connaissez, le sentiment identitaire-communautaire, Nous et Eux, voire Nous ou Eux, a pris de nos jours une autre tournure. Non, ce que nous avons aujourd'hui opère sur des modes coercitifs beaucoup plus insidieux. L'hypnotisme qu'accompagne la perte du sens agit, dans certains cas, très loin, sur les individus considérés en masse. Ce que je constate surtout est un affaissement net de la pensée et une perte de la sensibilité, des capacités à sentir. On le remarque déjà chez de jeunes enfants -et pas spécifiquement sous nos climats...

 

- Chez les enfants ?

 

- Oui. L'autre jour, j'en parlais avec un parent médecin, on observe cet engourdissement ou cette hyperexcitation, ce qui est, au total, de même nature, chez les plus jeunes, dans la famille, à l'école, dans l'organisation de la vie sociale, par exemple en biologie, dans les domaine de la proprioception et de l'haptique : les centres nerveux de la sensibilité profonde sont dégradés. On peut invoquer, et on ne s'en prive pas, un cortège de facteurs, l'alimentation moderne, ce qui n'est pas faux, le stress, les conditions du travail, et j'en passe. A ceci, corrélativement, en interaction, l'effondrement du vocabulaire et de la grammaire. Je l'ai déjà souligné, c'est l'acte de lecture lui-même qui est à présent en danger. On me dit que les gens lisent. Vraiment ? Je vois des individus s'emparer de livres, mais que se passe-t-il réellement pour eux ? Qu'est-ce que ça change pour eux en profondeur ? La novlangue, nous y sommes. C'est à la fois saisissant si l'on tend l'oreille et, pour moi, inquiétant. Je le dis avec une pointe de sel, je n'aime pas jouer les provocateurs de service, mais mes activités, par exemple, au contact d'étudiants de tous âges m'en offrent une démonstration journalière.

 

 

Après un autre tour d'horizon, j'invite le journaliste et ses assistants à faire cette fois le tour du jardin pour admirer les beautés du monde immédiat.

17 avril 2011 7 17 /04 /avril /2011 06:00

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Ciel d'huître, vent de houle.

 

L'amphi A1 est bondé quand j'arrive ce matin pour donner a lecture, une conférence sur William Blake. Le cadre, institutionnel, est formalisé; ma démarche, elle, est un mixte de balises intellectuelles précises et d'improvisations au gré du courant. Trois cents étudiants bien compactés, cela fait du monde. J'ai connu des espaces publics encore plus remplis, universitaires et autres, mais c'est déjà bien pour commencer, douces manettes (expression provençale), cette semaine entre fin d'hiver, chandails, cache-nez, velours, et regain printanier - tiens, les mocassins sont de retour.

 

Blake, do you remember ? Tiger Tiger. burning bright in the forests of the night, what immortal hand or eye could frame thy fearful symmetry ? Pour la petite histoire, un peu d'érudition légère ne fait pas de mal, notre tigre fascinant s'orthographiait avec un y en place du i dans l'édition princeps de 1794.

 

Je déroule les contours, les lignes générales, la portée de l'œuvre. Des citations, comme celle-ci : Je fus dans une imprimerie aux Enfers et je vis la façon dont se transmettait le savoir de génération en génération. J'insiste, en passant, sur l'influence de Blake, pensant au surréalisme. Vers la fin, l'idée en tête de donner le goût aux étudiants d'aller voir plus loin, j'utilise un artefact pédagogique, citant le film de Jim Jarmusch, Dead Man, 1995, interprété par Johnny Depp : I am William Blake, don't you know my poetry ?

 

- Et on les trouve où, les poèmes de Blake ?

- Vous les trouverez, par exemple, à la bibliothèque universitaire. J'ai vérifié pour vous avant notre rencontre, vous avez de quoi faire !

- Et si on veut les télécharger ?

- Les télécharger ?

- Oui, pour pouvoir les lire sur un e-Reader...

 

Je m'aperçois, ce n'est pas la première fois, en France et un peu partout en Europe, que les plus fortunés (tout de même...) des étudiants - et d'étudiants en lettres -, peuvent s'offrir le nec plus ultra de la technologie en la matière. Une dizaine de mains d'heureux propriétaires de ce type de machines se lèvent.

 

- Vous trouverez sans doute votre bonheur du côté du projet Gutenberg, de Wikisource, d'ebooks et d'autres sources...

 

La question n'est pas la disparition sacrilège du livre et son remplacement par des livrels en liseuses. Des livres, il y en aura toujours. Non, la question est qui saura, que dis-je ?, qui sait encore lire, tout simplement. Capacité neurologique de lire avec un esprit critique aiguisé. Quoi qu'on pense, quoi qu'on dise, le livre reste la voie royale de l'esprit. Il ouvre sur tous les chemins de traverse. Et si c'est un vrai, bon livre, il peut entraîner une échappée belle hors de la norme, du formatage, du conformisme béat et permettre, si le terrain s'y prête et s'il est un tant soit peu préparé à cela, la construction d'un soi sensible. La cause est entendue.

 

Invitant les étudiants à nous retrouver dans un mois autour de Wallace Stevens, je repense au mot décisif de Thoreau à l'époque de la pose du premier câble transatlantique en 1858 :

 

Nous sommes pressés de creuser un tunnel sous l’Atlantique pour rapprocher de quelques semaines le Vieux Monde du Nouveau ; mais il se peut que les premières nouvelles qui pénétreront dans la large oreille flottante de l’Amérique seront que la princesse Adélaïde à la coqueluche. (...) Des moyens de communication, je veux bien, mais si les gens n'ont rien à se dire ?

 

L'essentiel est là, devant nous.