20 avril 2011 3 20 /04 /avril /2011 06:00

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La nouvelle aristocratie est composée pour la plus grande part de bureaucrates, de savants, de techniciens, de leaders syndicaux, d’experts en publicités, de sociologues, d’enseignants et de politiciens professionnels.


 

C'est le printemps en général, mon calendrier zodiacal est fiable, et celui de certains peuples en particulier, si j'en crois la profusion de déclarations, d'images et de commentaires en provenance de la galaxie Gutenberg.

 

Dans l'atelier des quatre vents, autour d'un pot de masala chai, spiced tea ou thé indien, celui-ci des meilleures plantations de Nilgiri, le jeune journaliste berlinois est venu aujourd'hui s'entretenir avec moi de quelques sujets d'actualité.


 

- Lors d'un précédent entretien, nous avons évoqué vos longues journées studieuses dans votre atelier, vos nombreuses activités extérieures, notamment pédagogiques, vos voyages multiples et lointains. Est-ce qu'il vous reste du temps pour suivre ce qui se passe dans le monde, de capter les informations à la télévision, à la radio, par l'Internet ?

 

- Oui, bien sûr ! Même si je pense, contrairement à Hegel, que la meilleure chose à faire quand on se lève n'est pas de se jeter sur le quotidien matinal ! Bon. En tant que citoyen d'une part et démocrate d'autre part, mais démocrate qui a des exigences fortes, je dispose de toutes sortes de viatiques pour obtenir des informations de qualité, précises et transférables au besoin sur ce qui est en train d'advenir ou de se passer ici et là sur cette planète globalisée, et dans des domaines très divers qui étonneraient sans doute ceux qui pensent me connaître. Ces moyens d'écoute ont des longueurs d'ondes et des vitesses variées. Si je suis concentré sur mon travail intellectuel multiforme, je n'y suis pas reclus. En arrivant ce matin avec votre équipe, vous m'avez d'ailleurs trouvé en grand jardinage de plein air ! Je plaisante !

 

(...)

 

- Que vous inspire la lutte actuelle des peuples pour s'affranchir de régimes autoritaires ?

 

- La construction psychique et très concrète des régimes autoritaires, et dans certains cas très clairement dictatoriaux, auxquels vous faites référence m'intéresse de près. Que des aspirations démocratiques voient le jour me réjouit. Ces constructions ont une longue histoire qui est aussi la nôtre quand on connaît le passé, ses nuances et ses conséquences contemporaines. De toutes les façons, il y a toujours quelque chose à faire du côté du social, en termes de médecine urgentiste. C'est, avec plus ou moins d'intelligence, la plupart du temps, ce que l'on peut observer dans l'action politique, syndicale, associative. L'action aussi des social networks, les réseaux sociaux. Si un horizon des possibles se dégage, on peut envisager de sortir d'un état d'urgence pour aller vers un terme plus long. Tout ceci, très bien, mais pour quoi faire ? Et avec quelles perspectives ouvrantes en tête ? Élargissant tout de suite le propos, les questions radicales aujourd'hui tournent à l'évidence autour des conditions d'une existence humaine écologiquement viable sur une terre qui va bientôt dépasser les sept milliards d'individus. C'est là où le local rencontre le global. Que faire ? Quelles sont les vraies valeurs ? Pour qui voyage, et sait voyager, notre monde diversicolore est une splendeur encore méconnue par beaucoup de ses aspects. Mais il présente aussi des caractères passablement immondes dont l'homme, apparemment, s'accommode. Quelquefois, je me dis, et je ne suis pas le seul, que l'humanité emprunte, disons depuis la première révolution industrielle, des routes, et maintenant, par uniformisation presque généralisée, la puissance de la Technique, si l'on veut, une route si funeste qu'elle prend le risque d'aller droit dans le mur. Les décennies, au-delà du fantasme ou du déni de la réalité, sont comptées. Cet état de fait peut engendrer et engendre, en effet, peur, frustration, colère et violence polymorphe, inévitablement. Et parfois aussi demandes insistantes et croissantes de solutions "musclées" pour, croit-on, "régler" une foultitude de nœuds existentiels à la va-vite. C'est de plus en plus le règne de l'opinion publique -mal informée, peu cultivée, et j'ajoute, paresseuse à se cultiver valablement et durablement. Or, vous le savez, les prétendues solutions, ultra démagogiques, qui utilisent, via d'innombrables processus manipulatoires de la psyché, les gros bras et, accessoirement, montrent du doigt des boucs émissaires, n'ont jamais été historiquement la réponse à quoi que ce soit. Vous qui venez d'Allemagne, regardez la construction de la dictature de nature nationale-socialiste et son effondrement entre 1933 et 1945. Elle n'est en rien le fruit du hasard.

 

(...)

 

- À propos de dictature, sur votre table de travail je remarque plusieurs livres de George Orwell.

 

- Oui, depuis un moment, je voulais me replonger dans son propre travail qui est allé dans plusieurs directions. Et aussi dans l'excellente biographie que lui consacre Bernard Crick (George Orwell, a life, Secker & Warburg, London, 1980), sans doute l'une des plus fouillées et des plus intelligentes consacrées à l'auteur du célèbre 1984.

 

- Ce roman est toujours un best-seller en Allemagne. On l'étudie dans les lycées et à l'université en relation avec notre histoire proche.

 

- C'est très bien. Tenez, je vais vous lire ce que George Orwell écrit en 1938 sur les régimes de surveillance générale. C'est un texte un peu connu. Pour une communication immédiate, je vais utiliser la version française (éditions André Balland, 1982, dans la traduction de Jean Clem) :

 

La chose terrifiante avec les dictatures modernes est qu'elles n'ont aucun précédent. On ne peut en prévoir la fin. Par le passé, toutes les tyrannies étaient tôt ou tard renversées, ou au moins combattues, en raison de la "nature humaine" qui en toute logique désirait la liberté. Mais nous ne pouvons pas être certains que la "nature humaine" ne varie pas. Il est peut-être tout aussi possible de fabriquer une espèce d'hommes qui ne désirent pas la liberté qu'une espèce de vaches sans cornes. L'Inquisition a échoué, mais l'Inquisition n'avait pas les ressources de l'Etat moderne. La radio, la censure de la presse, l'éducation normalisée et la police secrète ont tout modifié. La propagande de masse est une science des vingt dernières années, et nous ne savons pas encore quelle sera l'étendue de son succès. Et Orwell ajoute : la vérité finit toujours par l'emporter tient plus de la prière que de l'axiome.

 

En un sens, Big Brother est déjà derrière nous. L'organisation sociale totalitaire à l'œuvre dans tous les moments ou presque de la vie quotidienne que décrit Orwell dans son roman-essai pour la dénoncer n'a pas eu lieu conformément aux plus sombres prémonitions. Le Wir-Gefühl, pour prendre cette formule néfaste d'une époque délétère que vous connaissez, le sentiment identitaire-communautaire, Nous et Eux, voire Nous ou Eux, a pris de nos jours une autre tournure. Non, ce que nous avons aujourd'hui opère sur des modes coercitifs beaucoup plus insidieux. L'hypnotisme qu'accompagne la perte du sens agit, dans certains cas, très loin, sur les individus considérés en masse. Ce que je constate surtout est un affaissement net de la pensée et une perte de la sensibilité, des capacités à sentir. On le remarque déjà chez de jeunes enfants -et pas spécifiquement sous nos climats...

 

- Chez les enfants ?

 

- Oui. L'autre jour, j'en parlais avec un parent médecin, on observe cet engourdissement ou cette hyperexcitation, ce qui est, au total, de même nature, chez les plus jeunes, dans la famille, à l'école, dans l'organisation de la vie sociale, par exemple en biologie, dans les domaine de la proprioception et de l'haptique : les centres nerveux de la sensibilité profonde sont dégradés. On peut invoquer, et on ne s'en prive pas, un cortège de facteurs, l'alimentation moderne, ce qui n'est pas faux, le stress, les conditions du travail, et j'en passe. A ceci, corrélativement, en interaction, l'effondrement du vocabulaire et de la grammaire. Je l'ai déjà souligné, c'est l'acte de lecture lui-même qui est à présent en danger. On me dit que les gens lisent. Vraiment ? Je vois des individus s'emparer de livres, mais que se passe-t-il réellement pour eux ? Qu'est-ce que ça change pour eux en profondeur ? La novlangue, nous y sommes. C'est à la fois saisissant si l'on tend l'oreille et, pour moi, inquiétant. Je le dis avec une pointe de sel, je n'aime pas jouer les provocateurs de service, mais mes activités, par exemple, au contact d'étudiants de tous âges m'en offrent une démonstration journalière.

 

 

Après un autre tour d'horizon, j'invite le journaliste et ses assistants à faire cette fois le tour du jardin pour admirer les beautés du monde immédiat.

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