25 septembre 2011 7 25 /09 /septembre /2011 06:00

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Vent rapace.

 

Cela faisait un bon bout de temps que je voulais retourner dans cette partie Nord du pays de Galles, revoir certains lieux où John Cowper Powys avait passé les dernières années d'une existence singulièrement intense des points de vue de la création intellectuelle et des voyages en qualité de conférencier itinérant.

 

J'ai bien fait de prendre le premier bus ce matin à la gare routière : six heures pour parcourir une centaine kilomètres ! C'est un trajet artisanal qui, lui, n'a pas changé dans le temps humain et qui me permet de relire, cover to cover (de la première à la dernière page), mon Guide To Wales publié chez l'éditeur Collins dans les années 1950.

 

Il y a soixante places dans le bus et nous sommes une petite troupe de neuf passagers éparpillés sur les sièges : des grands-parents aux visages rosés qui rendent une visite à leurs petits-enfants, un couple silencieux, un jeune loup à l'évidence dans les affaires (ordinateur portable, téléphone pour communication intersidérale, grosse montre bien masculine), deux lycéennes portant l'uniforme (quelle école ?), le chauffeur à large casquette (I am the Master...) et moi.

 

Nous quittons le comté de Powys pour entrer dans celui de Gwynedd. La route serpente au milieu des collines ondulées qui ont viré du vert au gris-bleuté. Avant chaque virage - on se croirait en Corse ou presque -, un panneau indicateur porte la mention Gyrrwch yn ddiogel  (Conduisez avec prudence). À droite, à gauche, les carrières de l'industrie ardoisière s'offrent à nous sur des kilomètres. Autrefois florissante, cette activité, vitale pour toute cette partie pauvre de la Grande-Bretagne, a été, au fil des fermetures et de l'évolution des techniques, transformée en musées. C'est le cas des Llechwedd Slate Caverns, situées dans l'univers minéral de Blaenau Ffestiniog (prononciation approchante : blénaï festiniok), aux portes du Snowdonia National Park, ma destination exclusive aujourd'hui et dernière halte terrestre pour l'auteur d'Apologie des sens.

 

À la descente du bus, sachant qu'il me faudra le reprendre dans une heure pour continuer vers le Nord, je ne traîne pas et me dirige vers le cottage habité par Powys entre 1955 et 1963.

 

Ailinon ! (Trois fois hélas ! en grec, une des expressions favorites de Powys).

 

Je n'étais revenu depuis vingt ans : l'endroit est à présent un ensemble de chambres d'hôtes quatre étoiles. Derrière une fenêtre qui ressemble davantage à une baie vitrée, un homme chauve m'observe avec méfiance. À l'entrée du cottage, une pancarte flambant neuve vante des prestations exceptionnelles, un cadre naturel préservé et l'abondance de pubs dans le bourg proposant une sélection de plats originaux. On ne vas pas s'ennuyer. Qu'aurait pensé John si, dans son rural cottage, il avait disposé d'une machine à laver, d'un lave-linge, de la télévision par satellite, de platines électroniques, de consoles de jeux, de bicyclettes, d'un garage privatif, de barbecues mobiles, d'un patio arboré et de trois salles de bains ?!

 

C'est presque toujours pareil. Il serait temps que je le sache. Ça m'apprendra, une fois de plus. Pourquoi les autorités locales n'ont-elles pas fait de cette maison un conservatoire pédagogique ? Je regarde le cottage pendant cinq minutes puis, taoïste, ce qui aurait sans doute plu à John, tourne les talons.

 

À bord du car qui me porte maintenant à Betws-y-Coed (bétus-eukoïd, littéralement, la chapelle dans les bois), je me réjouis de me replonger bientôt dans le Sens de la culture...

 

 

(John Cowper Powys, In Defense of Sensuality, Victor Gollancz Publisher, 1930, Apologie des sens, traduction de Diane de Margerie, Jean-Jacques Pauvert, 1975 / The Meaning of Culture, Jonathan Cape Publisher, 1929, Le Sens de la culture, traduction de Marie-Odile Fortier-Masek, L'Âge d'homme, 1981) 

18 septembre 2011 7 18 /09 /septembre /2011 06:00

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What do you think it was?


 

Je laisse Liverpool, son tumulte, ses nuages noirâtres qui flottent au-dessus de la Mersey, sa langue qui cogne en bits électriques et monte à bord de l'autocar bleu et blanc en direction de Chester.

 

Je suis invité à apprécier - apprécier, pas approuver aveuglément -, les résultats temporaires d'une équipe scientifique de l'université locale en matière d'agriculture biologique high-tech. J'ai toujours pensé que l'association de ces deux mots, agriculture et biologie, donnait un composé redondant, mais c'est peut-être que je n'ai pas l'esprit assez scientifique.

 

Sors de la gare routière et marche vers le centre-ville sous une pluie tiède qui sent le goudron de marine. Elles se ressemblent toutes, les bus stations en Angleterre, mais ce n'est jamais la même à chaque fois, étrangeté familière. Tombe sur une tea-room avenante dans le prolongement de l'Eastgate et son dandy de clocheton au beau milieu du passage. Rien ne semble avoir bougé depuis des siècles. Les demeures à lourds colombages protègent comme jamais le thé délicat dans votre tasse. La cloche frappe l'heure juste, hier comme aujourd'hui, et chacun alentour s'y conforme. Épatant ? Non, platement humain, c'est tout.

 

J'entre pour un peu de chaleur. Sur le canapé du salon, une ribambelle de brochures sur papier offset. Je me dis qu'il y a toujours quelque chose à apprendre si je mets à les feuilleter avant l'arrivée de la théière. Mais non : elles sont toutes plus ineptes les unes que les autres. L'une s'intitule Been there, Done That, catalogue d'activités occupationnelles pour tous les goûts. Pour tous les goûts, c'est certain, faute de goût. Qu'avons-nous ? Sur la même page, entre les publicités pour restaurants inévitablement exotiques -tu fais le tour du monde pour pas cher- et le numéro - unique ! - de la station de taxis, je trouve des randonnées en VTT, des séances d'aquabike (deux pour le prix de quatre !), du tir à l'arc, du tir aux pigeons, un club fléchettes (hum, agressivité refoulée), la visite d'une ferme aux crocodiles, le souvenir inoubliable d'un aller-retour sur la banquette de l'antique train à vapeur municipal (20£ quand même !), la découverte d'un musée de draperies, classé au patrimoine, puis celle d'un atelier de fleurs séchées tenu par deux sœurs et aussi l'incontournable comptoir aux alcools sur la grand'rue, débauche de breuvages garantis discount (pour la fin du rallye ?).

 

Bref, vous voyez le topo ? Je suis venu, j'ai vu, je suis repu.

 

Le thé ayant fait son effet feutré, j'emprunte un bus qui me porte dans les faubourgs devant un patch de verdure assez grand pour contenir le royaume terrestre des salades. À peine les présentations faites avec mes homologues - ils me considèrent, après tout, comme un des leurs, bon, si ma condition les contente -, que je suis revêtu d'une longue blouse blanche en polyester et chaussé de larges bottes : je vais marcher dans la gadoue, c'est sûr. La pluie a cessé et je sens l'air frais qui vient de l'estuaire.

 

Voici des chercheurs, jeunes pour la plupart, hommes et femmes, une fois n'est pas coutume, en parité, qui ont le souci de bien agir et le tour du propriétaire s'avère intéressant. Ces laitues bien vertes, ces batavias, ces frisées, ces romaines, je les croquerais sans a priori !

 

J'ai droit à toutes les nuances du pH constituant ce sol-ci et celui-là, et les moyens naturels à la mesure des pays en développement, comme on dit, pour contourner les problèmes éventuels d'acidité trop élevée sur leurs parcelles situées à des milliers de miles. Sans parler des insectes utiles et ceux qui ne le sont pas. Les insectes se demandent-ils si l'homme leur est utile ? Au bout d'une heure, je suis entraîné dans un abri de jardin en robustes rondins à l'intérieur duquel, parmi une flottille d'ordinateurs, sont rendus dans leur lisibilité mathématique imparable des diagrammes, des courbes et autres statistiques.

 

Diana, l'une des biologistes, au prénom champêtre prédestiné, s'emploie, devant mon air songeur - qui sait si je ne fais pas de la récalcitrance technologique ? -, à me préciser les tenants et aboutissants de toute la démarche, promise à un bel avenir, souligne-t-elle, et soutenue par les autorités. Je n'en doute pas, je ne dis pratiquement rien, j'écoute. Nous ressortons dans un soleil d'automne. Dans le ciel, une bande de canards file plein Sud.

 

- Nous avons un petit cadeau pour vous, me dit Diana au moment de prendre congé. Une belle laitue que vous mangerez ce soir.

- C'est très aimable, mais je voyage léger et loin en ce moment...

- Ça ne fait rien, elle se conservera une semaine dans ce panier spécialement fabriqué en fibres végétales.

 

Enfin débarrassé de mon costume spatial, je les salue de la main avant de remonter dans mon bus, ma salade sous le bras.Tout cela est bel et bon. Mais j'en reviens toujours  à l'essentiel : nous sommes de plus en plus nombreux sur cette planète...

 

De retour en ville, au moment de gagner mon hôtel et de consigner ces heures sur mon carnet de bord, un gros matou roux, au pied de l'imposante balustrade de l'escalier, me regarde intensément. Il me revient soudain en mémoire le chat de Chester et son sourire énigmatique. C'est lui, pas de doute.

 

- Alors, tu as traversé le miroir ?, me lance-t-il.

 

Je suis un peu décontenancé, mais il m'en faut plus pour que je jette l'éponge. Et puis, il m'arrive de parler aux animaux. Souvent.

 

- Malicieux matou, je te répondrais que je poursuis la traversée de moi-même sans relâche ! 

 

Dans la chambre, je contemple ma belle salade sur la table devant la fenêtre. Le jour se fane, mais la salade, elle, n'est pas prête de s'étioler. À l'instant, j'imagine Alice Pleasance Liddell bondissant hors d'une brassée de scaroles à larges feuilles...

 

 

(Lewis Carroll, Alice's Adventures In Wonderland, Macmillan Publishers, 1865 / Through The Looking-Glass & What Alice Found There, Macmillan Publishers, 1871)

11 septembre 2011 7 11 /09 /septembre /2011 06:00

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Rives qui croulez en parure afin d’emplir tout le miroir...


 

Dans le pays de l'Isle-sur-la-Sorgue en bonne compagnie.

 

Vins fins, fruits exquis, noix succulentes, fromages d'antan, pain séculier, conversations portées en art.

 

Que demander de plus ?

 

 

 

Aujourd’hui l’espace est splendide !
Sans mors, sans éperons, sans bride,
Partons à cheval sur le vin
Pour un ciel féerique et divin !

Comme deux anges que torture
Une implacable calenture,
Dans le bleu cristal du matin
Suivons le mirage lointain !  

Mollement balancés sur l’aile
Du tourbillon intelligent,
Dans un délire parallèle,

Ma sœur, côte à côte nageant,
Nous fuirons sans repos ni trêves
Vers le paradis de mes rêves !


 

 

(Charles Baudelaire, Le Vin des amants in Les Fleurs du mal, 1857)

4 septembre 2011 7 04 /09 /septembre /2011 06:00

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Ea res libera dicitur, quae ex solâ suae naturae necessitate exisit, & à se sola ad agendum determinatur.

 

 

Salut au soleil de l'aube.

 

Ce beau volume (Emmanuel Pierrat, 100 livres censurés, éditions du Chêne, 2010) arrivé par le service de presse, je l'avais feuilleté dans la saison froide. Joie de le retrouver, ce qui tombe à pic au moment où sifflent à nouveau dans les oreilles les mots : censure, interdiction, représailles et j'en passe...

 

Parmi les cent œuvres retenues par le compilateur, nous allons croiser celles qui subirent de frénétiques poursuites et connurent de retentissants procès. Exemples : Les Fleurs du mal, Madame Bovary, Notre-Dame des Fleurs, Lolita, De l'esprit, Justine ou les Malheurs de la vertu, Les Voyages de Gulliver (eh oui !), Tartuffe et Dom Juan, Napoléon le Petit, Eden, Eden, Eden, L'Origine des espèces ou Les Raisins de la colère. On pourrait allonger la liste, car on n'en a jamais fini avec l'humaine bêtise. Il est à l'évidence utile de rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, tout était loin d'être rose en matière de liberté d'opinion écrite. Simone de Beauvoir, Henry Miller ou Georges Bataille, là, à quelques dizaines d'années de nous, savent exactement de quoi je parle.

 

Mais, aujourd'hui, j'ai une pensée particulière pour mon ami Baruch (béni en hébreu) Spinoza. On se souvient de l'exclamation de Nietzsche en 1881 à son endroit :

 

Je suis très étonné, ravi ! J’ai un précurseur et quel précurseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza. Que je me sois senti attiré en ce moment par lui relève d’un acte "instinctif". Ce n’est pas seulement que sa tendance globale soit la même que la mienne : faire de la connaissance l’affect le plus puissant - en cinq points capitaux je me retrouve dans sa doctrine; sur ces choses ce penseur, le plus anormal et le plus solitaire qui soit, m’est vraiment très proche : il nie l’existence de la liberté de la volonté, des fins, de l’ordre moral du monde, du non-égoïsme, du Mal. Si, bien sûr, nos divergences sont également immenses, du moins reposent-elles plus sur les conditions différentes de l’époque, de la culture, des savoirs. In summa : ma solitude qui, comme du haut des montagnes, souvent, souvent, me laisse sans souffle et fait jaillir mon sang, est au moins une dualitude. - Magnifique !

 

Le sait-on ? Une grande partie de l'œuvre spinoziste fut carrément interdite dans sa bonne terre batave - esprit fort, tu vas voir ! Et Baruch en aura vu de toutes les couleurs : sa propre communauté finit par le mettre définitivement au ban.

 

Voici le portrait que brosse l'un des premiers biographes importants de Spinoza, Jean Maximilien Lucas : 

 

Baruch de Spinoza était d'Amsterdam, la plus belle ville de l'Europe, et d'une naissance fort médiocre. Son père, qui était juif de religion et Portugais de nation, n'ayant pas le moyen de le pousser dans le commerce, résolut de lui faire apprendre les lettres hébraïques. Cette sorte d'étude, qui est toute la science des juifs, n'était pas capable de remplir un esprit brillant comme le sien. Il n'avait pas quinze ans qu'il formait des difficultés que les plus doctes d'entre les juifs avaient de la peine à résoudre; et quoiqu'une jeunesse si grande ne soit guère l'âge du discernement, il en avait néanmoins assez pour s'apercevoir que ses doutes embarrassaient son maître. De peur de l'irriter, il feignait d'être fort satisfait de ses réponses, se contentant de les écrire, pour s'en servir en temps et lieu.

 

Pour s'en servir en temps et lieu : stratégie du contournement...Tout est (presque) dit, non ?

 

À retenir cent fois : Est dite libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par elle-même à agir.


 

(Spinoza,  Éthique, texte latin et traduction de Charles Appuhn, Vrin, ah !, les éditions Vrin.., 1977 et, aux éditions du Seuil, 1988, dans la traduction de Bernard Pautrat / Jean Maximilien Lucas, Vie de Spinoza, 1735 )

28 août 2011 7 28 /08 /août /2011 06:00

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(...)

 

— Voici de la prose sur l’avenir de la poésie -Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque; Vie harmonieuse.


— De la Grèce au mouvement romantique, — moyen-âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !


Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.

On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?

Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.


Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !


En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !


La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.


Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

 

(Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny dite Lettre du Voyant, 15 mai 1871)

17 août 2011 3 17 /08 /août /2011 06:00

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Ti dife boule sou istoua Ayiti...

 

 

Matinée en correspondance.


 

Cher Dany,

 

Je viens de commencer la lecture de ton dernier récit Tout bouge autour de moi : avec pudeur et tendresse, tu dis bien ce qui s'est passé là-bas le 12 janvier 2010.

 

Intelligence, élégance, humour distancié.

 

Parmi les vignettes dont le nombre correspond à la durée du drame qui s'est joué au soleil, celle-ci, page 128, Un écrivain au travail :

 

Quand je suis arrivé, mon neveu était en train d'écrire sur un vieil ordinateur qu'il a bricolé lui-même. Je m'assois dans un coin pour le regarder. Il garde un cahier près de lui où il gribouille de temps en temps. Exactement comme je fais. Je ne lui ai pourtant rien dit de ma manière de travailler. Peut-être qu'il l'a lu quelque part. Ou que nous avons les mêmes méthodes. Les écrivains en train d'écrire ont tous le même aspect. Il se retourne brusquement vers moi. 


- Tu écris ?

- Je ne sais pas...

- Mais je t'ai vu... 


Je n'écrivais pas.


On se regarde un moment.


- Pourquoi refuses-tu d'accepter que tu étais en train d'écrire ? C'est ce que font les écrivains.

- Je ne suis pas un écrivain, fait-il sur un ton ferme.

- Pourquoi ?

- Je n'ai pas écrit de livre.

- Un écrivain c'est simplement quelqu'un qui écrit.


Il me jette ce regard de boxeur sonné. C'est le métier qui entre. Un long chemin l'attend. Il devrait le prendre seul.

 

 

Autour d'un verre de rhum pour continuer un de ces quatre dans les mots.

 

Bien à toi par delà les mers !

 

P.-S.  D'accord avec toi : quand tout s'effondre, reste la culture. Dense, inspirante et juteuse.

 

 

(Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi, Grasset, 2011)

31 juillet 2011 7 31 /07 /juillet /2011 06:00

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Quel mortel, quel être doué de la faculté de sentir, ne préfère pas au jour fatigant la douce lumière de la nuit avec ses couleurs, ses rayons, ses vagues flottantes qui se répandent partout. Oh ! comme alors l’âme, avec ce qu’elle a de plus intime, respire cette lumière du monde gigantesque des astres ! La pierre aussi la respire, la pierre qui étincelle, et puis la plante qui ouvre ses pores, et puis l’animal sauvage; mais avant tout l’étranger avec ses regards ardens, sa démarche incertaine et ses lèvres tremblantes ! Car c’est elle qui, semblable à un roi de la nature terrestre, opère d’innombrables métamorphoses, noue et dénoue mainte alliance, et entoure de son image céleste les choses d’ici-bas, et c’est  sa présence qui nous révèle les merveilles de l’empire du monde.

 

(...)

 

Mais d’où vient donc que tout à coup je sente s’apaiser ma souffrance ? Te plais-tu aussi avec nous, nuit obscure ? Et que portes-tu sous ton manteau qui agisse si puissamment sur mon âme ? Un baume précieux découle de tes mains et de tes bouquets de pavots. Tu élèves les ailes de la pensée, et nous nous sentons vaguement émus. J’aperçois une figure grave qui se penche vers moi pleine de douceur et de recueillement, et qui, au milieu des baisers d’une mère, me montre ma belle jeunesse. Que la lumière du jour me semble pauvre maintenant, et comme j’en salue avec bonheur le départ ! Ainsi, mon Dieu, tu as jeté dans l’espace ces globes étincelants pour annoncer ta toute-puissance. Mais les pensées que la nuit éveille en nous, peuvent nous paraître d’une nature plus céleste encore que ces étoiles brillantes. Car elles s’élèvent au-delà des astres les plus élevés, et pénètrent, sans le secours de la lumière, jusqu’à l’être qui occupe un des lointains espaces de ces sphères. L’amour t’envoie à moi, oh, ma douce bien-aimée ! comme le soleil de la nuit, maintenant je veille, car je suis toi et moi. Tu as voulu que je vécusse dans la nuit, tu m’as rendu homme. Viens donc, esprit de feu, détruire mon corps, afin que je m’élance dans les airs auprès de toi, pour célébrer à jamais notre mot de fiançailles.  

 

 

(Novalis, Hymnes à la nuit, traduction Xavier Marmier, 1833)

24 juillet 2011 7 24 /07 /juillet /2011 06:00

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Le monde n'est que varieté et dissemblance. Les vices sont tous pareils en ce qu'ils sont tous vices : et de cette façon l'entendent à l'adventure les Stoiciens : mais encore qu'ils soyent également vices, ils ne sont pas égaux vices : Et que celuy qui a franchi de cent pas les limites,

Quos ultra citráque nequit consistere rectum,

ne soit de pire condition, que celuy qui n'en est qu'à dix pas, il n'est pas croyable : et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin d'un chou de nostre jardin :

Nec vincet ratio, tantumdem ut peccet, idemque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus divum sacra legerit.

Il y a autant en cela de diversité qu'en aucune autre chose.

La confusion de l'ordre et mesure des pechez, est dangereuse : Les meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest : ce n'est pas raison que leur conscience se soulage, sur ce que tel autre ou est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la devotion : Chacun poise sur le peché de son compagnon, et esleve le sien. Les instructeurs mesmes les rangent souvent mal à mon gré.

Comme Socrates disoit, que le principal office de la sagesse estoit, distinguer les biens et les maux. Nous autres, à qui le meilleur est tousjours en vice, devons dire de mesme de la science de distinguer les vices : sans laquelle, bien exacte, le vertueux et le meschant demeurent meslez et incognus.

Or l'yvrongnerie entre les autres, me semble un vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs : et il y a des vices, qui ont je ne sçay quoy de genereux, s'il le faut ainsi dire. Il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la prudence, l'addresse et la finesse : cestuy-cy est tout corporel et terrestre. Aussi la plus grossiere nation de celles qui sont aujourd'huy, c'est celle là seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent l'entendement, cestuy-cy le renverse, et estonne le corps.

cum vini vis penetravit,
Consequitur gravitas membrorum, præpediuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens,

 

Nant oculi, clamor, singultus, jurgia gliscunt :

Le pire estat de l'homme, c'est où il pert la connoissance et gouvernement de soy.

Et en dit on entre autres choses, que comme le moust bouillant dans un vaisseau, pousse à mont tout ce qu'il y a dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets, à ceux qui en ont pris outre mesure.

tu sapientium
Curas, et arcanum jocoso
Consilium retegis Lyæo.

Josephe recite qu'il tira le ver du nez à un certain ambassadeur que les ennemis luy avoient envoyé, l'ayant fait boire d'autant. Toutesfois Auguste s'estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des plus privez affaires qu'il eust, ne s'en trouva jamais mesconté : ny Tyberius de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous ses conseils : quoy que nous les sçachions avoir esté si fort subjects au vin, qu'il en a fallu rapporter souvent du Senat, et l'un et l'autre yvre,

Externo inflatum venas de more Lyæo.

Et commit on aussi fidelement qu'à Cassius beuveur d'eauë, à Cimber le dessein de tuer Cesar : quoy qu'il s'enyvrast souvent : D'où il respondit plaisamment, Que je portasse un tyran, moy, qui ne puis porter le vin !

 

 

(Montaigne, Essais, Livre II, chapitre 2, De l'yvrongnerie, 1595)

17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 06:00

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Es giebt so viele Morgenröthen, die
noch nicht geleuchtet haben.

 

(Friedrich Nietzsche, Morgenröthe, Gedanken über die moralischen Vorurtheile, 1887)

 

 

 

À l’Aurore, par Coutsa

(Mètre : Trichtoubh)

 

1. La plus douce des lumières se lève ; elle vient de ses rayons colorer partout la nature. Fille du Jour , la Nuit a préparé le sein de l’Aurore, qui doit être le berceau du Soleil.

 

2. Belle de l’éclat de son nourrisson, la blanche Aurore s’avance ; la noire déesse a disposé son trône. Toutes deux alliées au Soleil, (l’une comme sa fille, l’autre comme sa mère), toutes deux immortelles, se suivant l’une l’autre, elles parcourent le ciel, l’une à l’autre s’effaçant tour à tour leurs couleurs.

 

3. Ce sont deux sœurs qui poursuivent sans fin la même route ; elles y apparaissent tour à tour, dirigées par le divin (Soleil). Sans se heurter jamais, sans s’arrêter, couvertes d’une douce rosée, la Nuit et l’Aurore sont unies de pensée et divisées de couleurs.

 

4. Ramenant la parole et la prière , l’Aurore répand ses teintes brillantes ; elle ouvre pour nous les portes (du jour). Elle illumine le monde, et nous découvre les richesses (de la nature) ; elle visite tous les êtres.

 

5. Le monde était courbé par le sommeil ; tu annonces que le temps est venu de marcher, de jouir de la vie, de songer aux sacrifices, d’augmenter sa fortune. L’obscurité régnait. L’Aurore éclaire au loin l’horizon, et visite tous les êtres.

 

6. Richesse, abondance, honneur, sacrifices, voilà des biens vers lesquels tout ce qui respire va marcher à la lumière de tes rayons ; l’Aurore va visiter tous les êtres.

 

7. Fille du ciel, tu apparais, jeune, couverte d’un voile brillant, reine de tous les trésors terrestres ; Aurore, brille aujourd’hui fortunée pour nous.

 

8. Suivant les pas des Aurores passées, tu es l’aînée des Aurores futures, des Aurores éternelles. Viens ranimer tout ce qui est vivant, Aurore ! viens vivifier ce qui est mort !

 

9. Aurore, c’est toi qui allumes le feu du sacrifice, toi qui révèles (au monde) la lumière du soleil, toi qui éveilles les hommes pour l’œuvre sainte. Telle est la noble fonction que tu exerces parmi les dieux.

 

10. Depuis combien de temps l’Aurore vient-elle nous visiter ? Celle qui arrive aujourd’hui imite les anciennes qui nous ont lui déjà, comme elle sera imitée de celles qui nous luiront encore ; elle vient, à la suite des autres, briller pour notre bonheur.

 

11. Ils sont morts, les humains qui voyaient l’éclat de l’antique Aurore ; nous aurons leur sort, nous qui voyons celle d’aujourd’hui ; ils mourront aussi, ceux qui verront les Aurores futures.

 

12. Toi qui repousses nos ennemis, qui favorises les sacrifices, née au moment même du sacrifice; loi qui inspires l’hymne et encourages la prière ; toi qui amènes les heureux augures et les rites agréables aux dieux, bonne Aurore, sois-nous aujourd’hui favorable.

 

13. Dans les temps passés l’Aurore a brillé avec éclat ; de même aujourd’hui elle éclaire richement le monde ; de même dans l’avenir elle resplendira. Elle ne connaît pas la vieillesse, elle est immortelle ; elle s’avance, ornée sans cesse de nouvelles beautés.

 

14. De ses clartés elle remplit les régions célestes ; déesse lumineuse, elle repousse la noire déesse. Sur son char magnifique traîné par des coursiers rougeâtres, l’Aurore vient, éveillant (la nature).   15. Elle apporte les biens nécessaires à la vie de l’homme, elle déploie un étendard brillant ; elle nous appelle, pareille aux Aurores qui l’ont toujours précédée, pareille aux Aurores qui la suivront toujours.

 

16. Levez-vous ; l’esprit vital est venu pour nous. L’obscurité s’éloigne, la lumière s’avance ; elle prépare au soleil la voie qu’il doit parcourir. Nous allons reprendre les travaux qui soutiennent la vie.

 

17. Le ministre du sacrifice élève la voix pour célébrer en vers les lumières de l’Aurore. Loin des yeux de celui qui te loue, repousse l’obscurité ; Aurore, bénis, en les éclairant de tes rayons, le père de famille et ses enfants.

 

18. Le mortel qui t’honore voit briller pour lui des Aurores qui multiplient ses vaches et lui donnent des enfants vigoureux. Puisse celui qui t’offre ces libations accompagnées de la prière (qui résonne) comme un vent (favorable), puisse-t-il obtenir des Aurores fécondes en beaux coursiers !

 

19. Mère des dieux, œil de la terre, messagère du sacrifice, noble Aurore, brille pour nous ; approuve nos vœux, et répands sur nous ta lumière. Toi qui fais la joie de tous, rends-nous fameux parmi les nôtres.

 

20. Les biens divers qu’apportent les Aurores sont le partage de celui qui les honore et qui les chante. Qu’ils nous protègent également, Mitra, Varouna, Aditi, la Mer, la Terre et le Ciel.

 

 

(Rig Véda, traduction Alexandre Langlois, 1872)

10 juillet 2011 7 10 /07 /juillet /2011 06:00

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Plume en Provence.

 

Invité dans l'avant-pays de Grignan, j'apprécie le calme d'un train Corail qui m'offre aussitôt la joie renouvelée d'ouvrir les lettres en prose électrique de Marie de Rabutin-Chantal, femme de tête comme jamais, autrement dit Madame de Sévigné.

 

Échappant à l'inexorable cohue estivale qui rend toutes les gares d'Europe infréquentables, j'ai emporté, le temps d'un horaire idéal, cet exemplaire en longue fréquentation de la correspondance choisie de l'exquise marquise.

 

La France en général est très belle, je m'étonne qu'on l'oublie, et la France ce matin de la route nationale 7 en particulier montre la diversité de ses profils géographiques dont je m'imprègne en tableaux de complétude par la fenêtre du compartiment. Je peux très bien entendre que Philippe Jaccottet, grand traducteur d'Homère et de Hölderlin devant l'Éternel, ait, avec raison, choisi résidence dans ce paysage singulièrement contrasté de la Drôme provençale.

 

Avant l'arrivée en gare de Montélimar, je tombe sur cette missive que je pense bien connue par ailleurs, en date du vendredi troisième de juillet 1671, adressée à sa fille, Madame de Grignan. Un pur régal :

 

Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus singulière, la plus incroyable, la plus extraordinaire, une chose qui fait crier miséricorde à tous, qui soulage bien du monde.

Je ne puis me résoudre à vous la dire; devinez-la : Jetez-vous votre langue aux chiens ? Hé bien ! il me faut donc vous la dire : Mademoiselle de la Barre est innocente.

C’est Monsieur Charles Aulmais qui le révéla hier. Il avait remarqué une griffe sur la bordure du pont où est passée la pauvre Maria de Gison. Il sonda le lac et dans un moment trouva le pistolet fatal, que la malheureuse avait assuré après une pierre avec son écharpe. Ainsi, s’étant donnée la mort, l’arme disparue, tout désignait la jeune de la Barre, lui faisant mille soucis. 

J’avoue que je suis entêtée de ce Monsieur Aulmais. Il a fait là un chemin admirable. Il a pris occasion de ces marques sur le pont pour tirer des pensées qu’aucun autre n’eut faites. Tout cela fut traité avec une justesse, une droiture, une vérité que les plus critiques n’auraient pas eu le mot à dire.

 

Et cette autre, un an plus tard, de mars 1672 :

 

(...) Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants. Mais je suis encore plus dégoûtée de la mort; je me trouve si malheureuse d'avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse; je suis embarquée dans la vie sans mon consentement. Il faut que j'en sorte; cela m'assomme. Et comment en sortirai-je ? Par où ? Par quelle porte ? Quand sera-ce ? En quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? Aurai-je un transport au cerveau ? Mourrai-je d'un accident ? Comment serai-je avec Dieu ? Qu'aurai-je à lui présenter ? La crainte, la nécessité, feront-elles mon retour vers lui ? N’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? Que puis-je espérer ? Suis-je digne du paradis ? Suis-je digne de l'enfer ? Quelle alternative ! Quel embarras ! Rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incertitude, mais rien n'est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines qui s'y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout, mais si on m'avait demandé mon avis, j’aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément. Mais parlons d'autre chose. (...)

 

Vu le contexte, ce Mais parlons d'autre chose est savoureux.

 

Dans le brouhaha de la gare, le verbe génial de la marquise est le seul évènement qui vaille à ma guise.

 

 

(Madame de Sévigné, Lettres choisies, édition Roger Duchêne, Folio classique, 1988 // Philippe Jaccottet, Poésie : 1946-1967, Gallimard, 1971 / De la poésie : Entretien avec Reynald André Chalard, Arléa, 2007)